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Iran : des bahaïs forcés d’enterrer leurs proches sur des fosses communes de prisonniers politiques

Des activistes bahaïs, une religion interdite en Iran, se sont alarmés le 23 avril, photos à l’appui, d’une nouvelle mesure des autorités iraniennes les forçant à enterrer leurs proches par dessus des fosses communes où gisent des prisonniers politiques condamnés à mort dans les années 80. Selon des activistes, cette méthode serait une nouvelle manière d’effacer toute trace des exécutions de masse perpétrées par la République islamique.

Environ dix tombes fraîchement creusées à Khavaran et deux corps enterrés par-dessus des charniers de prisonniers politiques iraniens exécutés en 1988./ Photo publiée le 23 avril.
Environ dix tombes fraîchement creusées à Khavaran et deux corps enterrés par-dessus des charniers de prisonniers politiques iraniens exécutés en 1988./ Photo publiée le 23 avril. © .
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Les photos, publiées sur Telegram le 23 avril, montrent une dizaine de nouvelles tombes creusées et deux corps déposés à l’intérieur, dans le cimetière de Khavaran à l’est de Téhéran, sur un terrain d’herbe peu entretenu. Or, à cet emplacement exact, se trouvent également des fosses communes regroupant les corps de prisonniers politiques exécutés dans les années qui ont suivi la révolution islamique de 1979, la plupart au cours de l’été 1988.

Selon l’article 13  de la Constitution iranienne, les seules religions reconnues par la République islamique sont l’islam, le zoroastrisme, le christianisme et le judaïsme. Le bahaïsme, religion monothéiste, est considérée en Iran comme illégale. Ses pratiquants sont persécutés et privés de leurs droits les plus fondamentaux, comme celui d’accéder à l’éducation ou de pouvoir travailler. 

“Nous refusons de faire cela, c'est une insulte pour nous et les prisonniers politiques des années 80 également”

Simin Fahandej est l’une des porte-parole de la communauté bahaïe et la représentante de la communauté internationale bahaïe à l'ONU. Elle explique la situation difficile dans laquelle les bahaïs sont piégés à Téhéran depuis des semaines maintenant :

Après la Révolution islamique, nous avons toujours eu du mal à enterrer nos morts avec respect. Nos cimetières sont détruits systématiquement. Nos tombes ont été attaquées et saccagées, d’autres déplacées de nos cimetières vers des terres lointaines sans aucune indication. On nous a même interdit de fleurir les tombes parce que cela était considéré comme une promotion du bahaïsme.

Khavaran est l'une de ces terres qui, après la Révolution, nous a été donnée pour enterrer nos morts. À l'époque, cette terre était loin de tout.

Dans les années 1980, la République islamique a enterré les prisonniers politiques dans l'un des champs de Khavaran. Sur une partie de cette terre, nous n'avons jamais enterré personne, à la fois par respect pour ces militants politiques exécutés et leurs familles, et aussi à cause de nos règles religieuses qui interdisent d'enterrer de nouvelles personnes sur un espace où sont déjà enterrés des corps.

 

Un cimetière bahaï en bleu, et des fosses communes de Khavaran en rouge. Capture d’écran Google Earth.
Un cimetière bahaï en bleu, et des fosses communes de Khavaran en rouge. Capture d’écran Google Earth. ©

Cependant, depuis avril, les autorités locales ont proposé de nouvelles restrictions et des règles impossibles à suivre. Ils ont dit que nous devions enterrer les défunts soit entre les fosses existantes, soit dans les fosses communes.

Tout cela, alors que selon nos estimations, les autres espaces de Khavaran ont encore assez de place pour accueillir nos morts lors des cinquante prochaines années. Il n’y a pas assez d’espace entre les tombes existantes et nous ne voulons pas enterrer nos êtres chers dans les fosses communes de Khavaran. C'est une insulte pour nous et les prisonniers politiques des années 80 également.

On ne sait pas exactement qui étaient ces deux familles qui ont été forcées d’enterrer les corps [visibles sur les photos publiées le 23 avril, NDLR], mais on refuse systématiquement ces deux options. Maintenant il y a beaucoup de corps de notre communauté dans les morgues qui attendent, parfois des semaines, pour trouver un endroit respectueux.

Imaginez cette situation, principalement due à la pandémie de Covid-19. Nous sommes dans une situation très difficile que nous avons déjà signalé à la veille internationale des droits de l'Homme des Nations Unies et de l'Union européenne. Ces dernières années, beaucoup de nos cimetières ont été détruits, rasés à Shiraz en 2014 , à Sanandaj en 2013 et à Semnan en 2018Les autorités essaient d’en faire de même avec Khavaran, je pense.

Photo d'un cimetière Bahai détruit par la République islamique en 2014 à Shiraz,
Photo d'un cimetière Bahai détruit par la République islamique en 2014 à Shiraz, © News Bahai

Au cours des deux dernières semaines, au moins douze bahaïs ont été arrêtés en Iran, en raison de la pression croissante sur la communauté, selon notre Observateur.

France 24 a contacté le Conseil municipal en charge des cimetières de la région de Téhéran, mais ses membres n’ont pas répondu à nos questions sur la situation actuelle dans le cimetière de Khavaran.

"Ces tactiques détruisent les preuves clés qui pourraient être utilisées pour établir la vérité"

Et que s'est-il passé dans les années 1980 en Iran sur les lieux de ce charnier à l'est de Téhéran?

Raha Bahreini, chercheuse sur l'Iran d'Amnesty International et avocate spécialisée dans les droits humains, a rappelé le contexte à la rédaction des Observateurs de France 24 : 

À la suite d’une fatwa du guide suprême Khomeiny en 1988, les autorités iraniennes se sont lancées dans des exécutions extrajudiciaires coordonnées destinées à éliminer l’opposition politique.

Dans tout le pays, presque quotidiennement, des groupes de prisonniers ont été recueillis dans leurs cellules et déférés devant des “commissions de la mort” impliquant des fonctionnaires de la justice, du parquet, des renseignements et des prisons. Les “commissions de la mort” ne ressemblaient en rien à un tribunal et leurs procédures étaient sommaires et arbitraires à l'extrême.

Ils opéraient en dehors de toute législation existante et n'étaient pas concernés par l'établissement de la culpabilité ou de l'innocence des accusés à l'égard d'une infraction pénale internationalement reconnue. 

 

La République islamique tente de garder secret à quel point ces massacres ont été importants. Cependant, selon les informations publiées par les différents partis politiques et ONG des droits de l'Homme, notre estimation minimale est d'environ 5 000 prisonniers politiques exécutés uniquement entre la fin juillet et septembre 1988 en Iran. Nous pensons que le nombre réel doit être beaucoup plus élevé.

Dans un rapport publié en 2018 par Amnesty International nous avons conclu que ces meurtres étaient un crime contre l'humanité. La République islamique a systématiquement dissimulé les preuves de ces meurtres. En ne reconnaissant pas officiellement que ces personnes sont mortes, ils perpétuent le crime qu’ils ont commis en 1988.

Notre analyse montre que les autorités iraniennes détruisent délibérément des charniers présumés ou confirmés associés au massacre de 1988, comme Khavaran, pour cacher leurs crimes.

Depuis une décennie, les autorités iraniennes rasent au bulldozer, construisent des bâtiments et des routes, déversent des ordures ou construisent de nouvelles parcelles funéraires sur des charniers. Cela s'est déjà produit pour les fosses communes à Rasht, Ahvaz, Tabriz et Sanandaj.

Ces tactiques ont pour but de détruire des preuves clés qui pourraient être utilisées pour établir la vérité sur l'ampleur des crimes et obtenir justice et réparations pour les victimes et leurs familles. Ils détruisent volontairement ces scènes de crime pour les nier.

"C'est un symbole de la vilénie de la République islamique"

Reza Moini est journaliste pour Reporters sans frontières, basé à Paris. Quatre membres de sa famille, des opposants politiques, sont enterrés dans la fosse commune de Khavaran : son frère, deux beaux-frères et un cousin.

Dans les années 1980, des prisonniers politiques exécutés ont commencé à être enterrés à Khavaran. Au début, un par un. Donc malgré l'absence de nom sur les tombes, les familles pouvaient trouver l’endroit où leur proche était enterré. Dans de nombreux cas, les familles ont dû exhumer les cadavres au milieu de la nuit pour vérifier s’il s’agissait bien du corps de leur proche.

Peu à peu, les familles des victimes se sont retrouvées lors de la visite des tombes et ont formé un groupe sous le nom de "Mères de Khavaran". En novembre 1988, les autorités pénitentiaires ont annoncé à ma mère qu'ils avaient exécuté mon frère et l'ont enterré à Khavaran. Les familles des prisonniers exécutés se sont régulièrement rendues au cimetière. Lors de l'une de ces visites, le 29 juillet 1988, elles ont repéré des tranchées dans lesquelles on voyait des corps ainsi que des parties de vêtements car les cadavres n’avaient pas été bien enterrés.

https://twitter.com/LawdanBazargan/status/1389267258749243399 Légende : “Les rassemblements hebdomadaires des mères des victimes du massacre de 1988 ont créé un sentiment de camaraderie entre les familles” explique cette personne sur Twitter.

Personne ne sait exactement quels prisonniers exécutés se trouvent ici, ni à quel endroit exactement. La seule chose que nous savons, c’est qu’il doit y avoir environ 800 corps ou plus dans les fosses selon les estimations de prisonniers politiques exécutés dans les prisons de Téhéran, Evin et Gohardasht. Au bout d'un moment, les autorités iraniennes ont mis du ciment par-dessus.

Les “Mères de Khavaran” visitaient ces fosses communes tous les vendredis et il y avait un grand rassemblement des familles des victimes chaque premier vendredi de septembre, et ce, malgré les arrestations et les attaques violentes jusqu'en 2008. Depuis cette date, les services de renseignement ont interdit l'accès à une partie du cimetière de Khavaran, et les familles ne sont plus autorisées à s’y rendre.

Les blessures des familles ne se sont toujours pas refermées. Nous ne savons pas exactement ce qui est arrivé à nos défunts. Nous savons seulement qu’ils sont quelque part là-bas, et on nous a même interdits de déposer des fleurs sur les tombes. Nous sommes dépossédés du droit fondamental à pleurer pour nos proches et maintenant les autorités iraniennes essaient de détruire les derniers vestiges.

Khavaran est le plus grand charnier connu en Iran. Ce n’est pas seulement un cimetière, c’est un symbole de la vilénie de la République islamique : les autorités essaient, d’une part, d’éliminer les preuves de crimes qui subsistent et, d’autre part, que la communauté bahaïe s’oppose aux membres des familles des prisonniers politiques exécutés, alors que tous les deux sont victimes de la cruauté du régime. La communauté bahaïe s’est opposée à cela, et je salue leur résistance. 

 

Dans un communiqué du 29 avril, Amnesty International a appelé le gouvernement iranien à “arrêter la destruction de la fosse commune et autoriser les enterrements dans la dignité des bahaïs persécutés”.

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