Pavlos Pavlidis, dans son bureau à Alexandropoulis, le 5 octobre 2021. Crédit : InfoMigrants
Pavlos Pavlidis, dans son bureau à Alexandropoulis, le 5 octobre 2021. Crédit : InfoMigrants

Médecin légiste depuis les années 2000, Pavlos Pavlidis autopsie tous les corps de migrants trouvés dans la région de l'Evros, frontalière avec la Turquie. A l'hôpital d'Alexandropoulis où il travaille, il tente de collecter un maximum d'informations sur chacun d'eux - et garde dans des classeurs tous leurs effets personnels - pour leur redonner un nom et une dignité.

Charlotte Boitiaux, envoyée spéciale en Grèce

Pavlos Pavlidis fume cigarette sur cigarette. Dans son bureau de l’hôpital d’Alexandropoulis, les cendriers sont pleins et l’odeur de tabac envahit toute la pièce. Le médecin légiste d’une cinquantaine d’années, lunettes sur le nez, n’a visiblement pas l’intention d’ouvrir les fenêtres. "On fume beaucoup ici", se contente-t-il de dire. Pavlos Pavlidis parle peu mais répond de manière méthodique.

"Je travaille ici depuis l'an 2000. C’est cette année-là que j’ai commencé à recevoir les premiers corps de migrants non-identifiés", explique-t-il, le nez rivé sur son ordinateur. Alexandropoulis est le chef-lieu de la région de l’Evros, à quelques kilomètres seulement de la frontière turque. C’est là-bas, en tentant d’entrer en Union européenne via la rivière du même nom, que les migrants prennent le plus de risques.

"Depuis le début de l’année, 38 corps sont arrivés à l’hôpital dans mon service, 34 étaient des hommes et 4 étaient des femmes", continue le légiste. "Beaucoup de ces personnes traversent l’Evros en hiver. L’eau monte, les courants sont forts, il y a énormément de branchages. Ils se noient", résume-t-il sobrement. "L’année dernière, ce sont 36 corps qui ont été amenés ici. Les chiffres de 2021 peuvent donc encore augmenter. L’hiver n’a même pas commencé."


Alexandropoulis est le chef-lieu de la région de l'Evros, frontalière avec la Turquie. Crédit : Google map
Alexandropoulis est le chef-lieu de la région de l'Evros, frontalière avec la Turquie. Crédit : Google map


Des corps retrouvés 20 jours après leur mort

Au fond de la pièce, sur un grand écran, des corps de migrants défilent. Ils sont en état de décomposition avancé. Les regards se détournent rapidement. Pavlos Pavlidis s’excuse. Les corps abîmés sont son quotidien.

"Je prends tout en photo. C’est mon métier. En ce qui concerne les migrants, les cadavres sont particulièrement détériorés parce qu’ils sont parfois retrouvés 20 jours après leur mort", explique-t-il. Densément boisée, la région de l’Evros, sous contrôle de l'armée, est désertée par les habitants. Sans civils dans les parages, "on ne retrouve pas tout de suite les victimes". Et puis, il y a les noyés. "L’eau abîme tout. Elle déforme les visages très vite".

Tous les corps non-identifiés retrouvés à la frontière ou dans la région sont amenés dans le service de Pavlos Pavlidis. "Le protocole est toujours le même : la police m’appelle quand elle trouve un corps et envoie le cadavre à l’hôpital. Nous ne travaillons pas seuls, nous collaborons avec les autorités. Nous échangeons des données pour l'enquête : premières constatations, présence de documents sur le cadavre, heure de la découverte…"

Les causes de décès de la plupart des corps qui finissent sous son scalpel sont souvent les mêmes : la noyade, donc, mais aussi l’hypothermie et les accidents de la route. "Ceux qui arrivent à faire la traversée de l’Evros en ressortent trempés. Ils se perdent ensuite dans les montagnes alentours. Ils se cachent des forces de l’ordre. Ils meurent de froid".

Cicatrices, tatouages…

Sur sa table d’autopsie, Pavlos sait que le visage qu’il regarde n’a plus rien à voir avec la personne de son vivant. "Alors je photographie des éléments spécifiques, des cicatrices, des tatouages..." Le légiste répertorie tout ; les montres, les colliers, les portables, les bagues... "Je n’ai rien, je ne sais pas qui ils sont, d’où ils viennent. Ces indices ne leur rendent pas un nom mais les rendent unique."

Mettant peu d’affect dans son travail – "Je fais ce que j’ai à faire, c'est mon métier" – Pavlos Pavlidis cache sous sa froideur une impressionnante humanité. Loin de simplement autopsier des corps, le médecin s’acharne à vouloir leur rendre une identité.


Le corps d'un migrant portant une croix. Celle-ci sera rangée dans un classeur avec un numéro spécial. Crédit : InfoMigrants
Le corps d'un migrant portant une croix. Celle-ci sera rangée dans un classeur avec un numéro spécial. Crédit : InfoMigrants


Il garde les cadavres plus longtemps que nécessaire : entre 6 mois et un an. "Cela donne du temps aux familles pour se manifester", explique-t-il. "Ils doivent chercher le disparu, trouver des indices et arriver jusqu’à Alexandropoulis. Je leur donne ce temps-là". En ce moment, 25 corps patientent dans un conteneur réfrigéré de l’hôpital.

Chaque semaine, il reçoit des mails de familles désespérées. Il prend le temps de répondre à chacun d’eux. "Docteur, je cherche mon frère qui s’est sûrement noyé dans l’Evros, le 22 aout 2021. Vous m’avez dit le 7 septembre qu’un seul corps avait été retrouvé. Y en a-t-il d’autres depuis ?", peut-on lire sur le mail de l’un d'eux, envoyé le 3 octobre. "Je vous remercie infiniment et vous supplie de m’aider à retrouver mon frère pour que nous puissions l’enterrer dignement".


Exemple d'une bague retrouvée sur un corps et rangée dans une enveloppe avec un numéro. Crédit : InfoMigrants
Exemple d'une bague retrouvée sur un corps et rangée dans une enveloppe avec un numéro. Crédit : InfoMigrants


"Je n'ai pas de données sur les corps retrouvés côté turc"

Dans le meilleur des scénario, Pavlos Pavlidis obtient un nom. "Je peux rendre le corps à une famille". Mais ce cas de figure reste rare.

Qu'importe, à chaque corps, la même procédure s’enclenche : il stocke de l’ADN, classe chaque objet dans des enveloppes rangées dans des dossiers, selon un protocole précis. Il note chaque élément retrouvé dans un registre, recense tous les morts et actualise ses chiffres.

Le médecin regrette le manque de coopération avec les autorités turques. "Je n’ai pas de chiffres précis puisque je n’ai pas le décompte des cadavres trouvés de l'autre côte de la frontière. Je n’ai que ceux trouvés du côté grec. Combien sont morts sur l’autre rive ? Je ne le saurai pas", déplore-t-il. Ces 20 dernières années, le médecin légiste dit avoir autopsié 500 personnes.

Les corps non-identifiés et non réclamés sont envoyés dans un cimetière de migrants anonymes, dans un petit village à 50 km de là. Perdu dans les collines, il compte environ 200 tombes, toutes marquées d’une pierre blanche. 

 

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