Manuscrits de génies

Marcel Proust © Manuscrits d’écrivains dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France XVe-XXe siècles, éditions Textuel & BnF

C’est le livre à brandir par effraction sur un plateau télé quand des invités surexcités – vous les connaissez et en avez de plus en plus ras-le-bol – s’évertuent à vous imposer une définition étriquée de notre identité nationale. Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vous coupe tout de suite, le véritable trésor national est là ! Ces 110 fac-similés d’une soixantaine d’auteurs choisis par 17 conservateurs dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France et piochés entre le 15e et le 20e siècle offrent une plongée exploratrice salvatrice dans la création du corps littéraire français. Sade, Debord, Genet, Foucault, Barthes, Char, Breton, Gide, Pascal, Céline, Colette, Gracq… la somme que publient les éditions Textuel positionnent votre regard au-dessus de l’épaule d’incontestables génies.

Madame de Sévigné © Manuscrits d’écrivains dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France, éditions Textuel & BnF

Voilà l’écriture serrée de Laclos quand il écrit ses Liaisons dangereuses en 1779. Il s’ennuie sur l’île d’Aix, confiné dans la surveillance de la construction d’un fort militaire et c’est là qu’il donne forme et parole à la marquise de Merteuil et au vicomte de Valmont. Voici Saint-Simon posant ses géantes Mémoires et les interrompant seulement de janvier à juillet 1743 lorsque meurt son épouse. La longue ligne où alternent des larmes et des croix d’encre noire montre une halte chargée de sens et de silence qui dit l’intérêt d’un tel livre, au-delà du fétichisme que l’on voit souvent chez les particuliers collectionneurs de manuscrits. Il est heureux, presque réconfortant que soient conservées publiquement ces fabuleuses reliques. Joie du rythme français inouï de l’italien Casanova qui couche sur le papier à partir de 1789 les 3700 pages (dont 142 femmes) de l’Histoire de ma vie dont le manuscrit a été acquis par la BnF en 2007 suite justement à un classement au titre de Trésor national (well done). Il se prépare pour une spectaculaire évasion de la prison des Plombs à Venise ; il s’apprête à bondir hors du rang des prisonniers de la Société (elle est toujours là). « Devant tout craindre, je tâchais de me mettre dans un état de tranquillité fait pour résister à tout ce qui pouvait m’arriver de désagréable. » Lignes allongées vers la gauche de Stendhal qui réécrit – sans toutefois mener à bien le projet – le début de La Chartreuse de Parme suite aux critiques d’un certain Honoré de Balzac lui conseillant dans la presse d’attaquer plus fort son récit. Le premier chapitre est là, à la veille de la bataille de Waterloo.

George Sand © Manuscrits d’écrivains dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France, éditions Textuel & BnF

Cinq heures du matin venaient de sonner… Aérienne et élégante, entre confession et fiction : l’écriture des feuilletons de George Sand publiés dans 138 numéros de La Presse entre octobre 1830 et août 1855 et qui deviendront Histoire de ma vie (encore une !) « Pour ma part, je crois accomplir un devoir assez pénible même, car je ne connais rien de plus malaisé que de se définir et de se résumer en personne. L’étude du cœur humain est de telle nature, que plus on s’y absorbe, moins on y voit clair, et pour certains esprits actifs, se connaître est une étude fastidieuse et toujours incomplète. »

Christine de Pizan © Manuscrits d’écrivains dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France, éditions Textuel & BnF

Superbement classique et assurée, celle de Jules Verne et de ses Vingt-Mille Lieues sous les océans (qui ne sont pas encore des mers). Un dessin de la pieuvre de Hugo, de personnages griffonnés par Proust collant un peu plus loin des papiers qu’il ajoute à son texte de La Recherche composée entre 1909 et l’année de sa mort, 1922. Et pour certaines pages reproduites ici, le destin ne va pas jusqu’à la publication. C’est le cas des éclairs de génie annoncés par de sublimes majuscules des fragments de Mon cœur mis à nu de Baudelaire. Notés à la va vite dans des hôtels, des cafés, ils resteront à l’état d’ébauches. Le conservateur Guillaume Delaunay rappelle judicieusement un mot du poète dans les Petits Poèmes en prose : « À quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? ». Tout de même, moment d’assurance intime, l’opération d’écriture baudelairienne s’affirme dans un brillant « cependant » que l’on voit poindre vers la fin du tracé. « Je n’ai pas de convictions, comme l’entendent les gens de mon siècle parce que je n’ai pas d’ambitions. Il n’y a pas en moi de base pour une conviction. Il y a une certaine lâcheté ou plutôt une certaine mollesse chez les honnêtes gens. Les brigands seuls sont convaincus – de quoi ? – qu’il leur faut réussir. Aussi, ils réussissent. Pourquoi réussirais-je puisque je n’ai même pas envie d’essayer ? On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l’imposture. Cependant, j’ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps. » Quelle concordance en effet pour ces textes avec l’époque dans laquelle ils sont écrits ? Peu importe. La littérature, la poésie, ces pensées qui avancent, sont résolument insolubles dans les eaux troubles du lieu ou des années qui les entourent.

Victor Hugo © Manuscrits d’écrivains dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France, éditions Textuel & BnF

La preuve : cette impression d’ouvrir un coffret caché dans une malle – trésor dans le trésor – en observant la reproduction des copies autographes des Illuminations de Rimbaud. Il faut imaginer le jeune homme posant ces joyaux de lettres sur un feuillet, le miracle d’un tel geste destiné à faire connaître sa prose prodigieuse et à peut-être l’éditer. Comme un heureux hasard – l’ouvrage présentant les manuscrits dans leur ordre de rédaction – Rimbaud est central dans l’épaisseur des pages et se situe concrètement au milieu du livre. Ces petits paragraphes mis au propre et comme donnés au monde avec leurs titres scandés par des points finaux Veillée. Mystique. Aube. tiennent du miracle absolu et semblent déjà prêts pour une entrée magistrale dans un tout autre Temps.

Manuscrits d’écrivains dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France XVe-XXe siècles, sous la direction de Thomas Cazentre, éditions Textuel, en coédition avec la BnF, octobre 2021, 240 p., 55 €