Vous avez ma haine !

FECBWRKXwAgFL3IComme chaque année, la fin de semaine dernière a vu s’enchaîner en trois jours la commémoration de l’armistice de 1918, l’anniversaire de ma fille et le douloureux souvenir des attentats de 2015. Rude période de carambolages émotionnels. Comme un interstice miraculeux entre le modèle, perdu, d’héroïsme des Poilus et du grand homme d’État que fut Clemenceau, et l’horreur des attentats islamistes qui ont ensanglanté la nuit parisienne, les rires et la joie de ma fille m’étreignent : dans quel monde grandit-elle ?

Alors que le procès des attentats du 13 novembre occupe depuis quelques semaines les médias, on a vu fleurir les témoignages et reportages sur les parents des victimes [1]. Le fameux « Vous n’aurez pas ma haine », cri d’amour et de tristesse d’un père, a fait des petits. Avec plus ou moins de justesse et de pudeur, certains ont choisi l’écrit, d’autres l’image… Il en est même qui ont écrit des livres de discussion avec les parents des terroristes, comme signe de « réconciliation ».

Je ne critiquerai jamais ces parents de victimes qui cherchent la paix où ils peuvent.

Que des parents subliment leur douleur et trouvent la force de survivre dans le pardon, je n’ai rien à en dire – pas plus que quiconque, d’ailleurs, tant l’intime doit être à tout prix protégé de la lumière du public.

Et sur ce dernier point, en revanche, il y a beaucoup à dire. En effet, l’exhibition par les médias de ces « réconciliations » est obscène. Le débordement, sciemment mis en scène, de l’intime dans l’espace public est une faute inexcusable, d’autant plus quand sont mis sur le même plan parents de victimes et de bourreaux sous prétexte qu’ils ont tous les deux perdu un enfant.

L’appel à la sensiblerie renverse les éléments fondamentaux de la décence commune.
Le message est très simple, très clair : dans la mort, tout se vaut.

La doxa médiatique du « pas d’amalgame » [2] vire à la mauvaise farce en amalgamant tous les protagonistes du drame : victimes, bourreaux, innocents, assassins… Dans ces conditions, inutile de faire l’effort d’analyser la situation, de réfléchir aux responsabilités, de condamner les complicités, d’assumer l’action politique, de rechercher la justice… En somme : on fait confortablement l’économie de penser et d’agir [3]. La manipulation de l’émotion fait mieux vendre du papier et du temps d’antenne, j’en conviens.

Mais comment peut-on nier à ce point l’évidence en cherchant à tout prix à séparer islam et islamisme et en répétant en un stupide psittacisme qu’ils n’ont rien à voir ? Évidemment, la plupart des musulmans ne sont pas des islamistes – cela va de soi mais mérite d’être redit. En revanche, renverser la proposition en expliquant sérieusement que les islamistes ne sont pas de vrais musulmans et que les attentats ne sont que l’effet de cas psychiatriques isolés, à ce point-là de n’importe quoi, il faut arrêter les substances hallucinogènes ! Comme si l’Inquisition et la Saint-Barthélemy n’avaient rien à voir avec le catholicisme ! D’autant plus que les lectures les plus orthodoxes et orthopraxes, les plus rigoristes et archaïques de l’islam deviennent les plus influentes et tendent à s’imposer, par tous les moyens, comme les plus légitimes.

Ainsi nous retrouvons-nous dans cette situation invraisemblable où, par veulerie, l’on préfère taire le réel pour vivre dans un fantasme. Il est devenu interdit de dire les choses, de prononcer les mots, de peur que le réel ne revienne à la charge :

TERRORISME ISLAMISTE

Deux mots qui rendent immédiatement suspect celui qui les emploie – dangereux islamophobe !

Ce sont pourtant bien des terroristes islamistes qui ont assassiné, rien qu’en France, les enfants juifs, les dessinateurs de caricatures, les clients d’un supermarché casher, les gamins attablés à des terrasses, les spectateurs d’un concert, le professeur qui essayait de faire son métier, etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. Combien de « etc. » faudra-t-il pour qu’enfin on sorte du déni ?

L’islamisme est une idéologie et une utopie en action [4]. Les individus qui l’embrassent ne sont pas nos adversaires, ce sont nos ennemis, au sens de Carl Schmitt. Bien que je ne sois pas du tout schmittien, je reconnais que l’intuition du penseur allemand n’a rien de trivial : celui qui désigne son ennemi possède l’avantage de l’initiative, l’autre n’a en aucun cas le choix de refuser la déclaration de guerre, sauf à capituler avant même d’avoir combattu [5]. Et là, les discours lénifiants apparaissent pour ce qu’ils sont : la forme la plus méprisable de trahison.

C’est pourquoi je distingue si drastiquement les démarches individuelles des victimes qui peuvent, librement et souverainement, décider de vivre leur deuil intime comme elles le souhaitent, du spectacle public écœurant que fabriquent de toutes pièces médias et dirigeants politiques pour nier le réel. Faut-il donc leur rappeler ce qu’écrit Voltaire à l’article « Fanatisme » dans son Dictionnaire philosophique ?

Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?

Les fanatiques au sens de Voltaire sont aujourd’hui protégés par des complices qui confondent humanité et lâcheté. Ils profitent de la désertion de l’État dans des pans entiers du territoire de la République car, quand l’État abdique et se retire, ce sont les mafias criminelles et religieuses qui s’installent. Dans ces territoires abandonnés de la République, les entrepreneurs de haine prolifèrent, imprègnent les jeunes esprits malléables de leurs discours démagogiques et les enferment dans des identités fantasmées. Des milliers, des dizaines de milliers de gamins subissent aujourd’hui lavage de cerveau et bourrage de crâne, au point de devenir des bombes à retardement – ils sont, potentiellement, les prochains Mohammed Merah, Chérif et Saïd Kouachi, Amedy Coulibaly, Abdoullakh Anzorov…

Les discours de matamore divisant le peuple entre bons français et mauvais immigrés masquent, eux aussi, le réel derrière les illusions idéologiques : ces enfants que l’on endoctrine sous nos yeux grand fermés ont pour la plupart la nationalité française. Ils ne se pensent pas français, ils haïssent la France, sa culture, sa langue, ils n’en connaissent que l’image mensongère qu’on leur en fait, ils s’imaginent étrangers ici alors qu’ils ne savent rien de leurs pays « d’origine » qu’ils fantasment tout autant, ils se soumettent avec plaisir à un « code de l’honneur » de petits caïds composé de clichés hollywoodiens, d’imagerie viriliste et de commandements religieux misogynes… mais ils sont français.

La lucidité nous manque collectivement et, plus cruellement encore, fait défaut à nos dirigeants politiques. Nous avons perdu l’héroïsme des Poilus et il n’existe plus de Clemenceau. Face à ce terrible gâchis, nous préférons pleurnicher « réconciliation » et « pas d’amalgame », ou bien gueuler « les immigrés dehors » et « la France aux Français ». Toutes ces billevesées sont pathétiques : combattre une idéologie qui nous a assigné le rôle d’ennemi nécessite force et justice – les premiers refusent la force et les seconds méprisent la justice.

*

Ma fille vient d’avoir quatre ans. À tous les salopards qui rêvent de l’asservir sous le joug d’une idéologie criminelle, je dis résolument : « vous avez ma haine ! ».

Cincinnatus, 15 novembre 2021


[1] D’ailleurs, un enfant qui a perdu ses parents est un orphelin mais, me semble-t-il, il n’y a pas d’expression pour désigner un parent qui a perdu son enfant… Comme si aucun mot ne pouvait transcrire une telle douleur ? Je ne sais pas.

[2] Au sujet de l’articulation entre responsabilité individuelle et responsabilité collective, voir le billet : « Désolidarisez-vous ! ».

[3] Comme je le disais déjà, il y a exactement six ans : « Face à l’horreur : penser et agir ».

[4] Pour comprendre ce que cela signifie vraiment, il faut creuser un peu ces concepts et voir, ainsi, la puissance de ce qui veut notre mort. J’invite le lecteur à lire la série de billets que j’y ai consacrée : « L’idéologie et l’utopie, selon Paul Ricœur » :
Introduction
L’utopie comme évasion de l’imaginaire
L’idéologie comme construction d’une image commune
Épilogue
Voir, aussi, le livre de Philippe-Joseph Salazar, Paroles armées.

[5] C’est la fable bien connue du missionnaire dans la savane qui, se retrouvant devant un lion affamé, lève les yeux au ciel et prie : « Seigneur, inspirez à ce fauve des pensées chrétiennes. » Et le lion, levant les yeux au ciel, de prier de même : « Bénissez, Seigneur, la nourriture que nous allons prendre. »

Publié par

Cincinnatus

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans ces carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture…

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