La sociologue Dominique Schnapper, ici en 2013.

La sociologue Dominique Schnapper, ici en 2013.

Bruno Coutier / AFP

C'est l'un des fils rouges de son oeuvre. Directrice d'études à l'EHESS, ancienne membre du Conseil constitutionnel, actuellement présidente du Comité des sages de la laïcité au ministère de l'Education nationale, la sociologue Dominique Schnapper n'a cessé de travailler sur la condition juive, rappelant que la montée de l'antisémitisme, tel un canari dans la mine, a toujours été un signe avertissant du déclin démocratique. Dans Temps inquiets (Odile Jacob), passionnant ouvrage compilant quarante ans d'écrits sur ce sujet, la fille de Raymond Aron ne cache son inquiétude face à la montée des antisémitismes d'extrême-droite et d'extrême-gauche, mais aussi face à la surreprésentation de préjugés contre les juifs au sein de la population musulmane qui a longtemps fait l'objet d'un déni du côté de la gauche. Dans un grand entretien accordé à L'Express, Dominique Schnapper évoque ces différents visages de l'antisémitisme, s'exprime sur l'étonnant succès de la réthorique d'Eric Zemmour qui recycle de vieux discours de l'extrême-droite, et prévient que "la démocratie est un miracle dans l'histoire, et les miracles humains sont fragiles".

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L'Express : Votre père, Raymond Aron, avait évoqué le "temps du soupçon" en réaction aux propos du général de Gaulle qui, en 1967, avait qualifié les juifs de "peuple d'élite, sûr de lui et dominateur". Aujourd'hui, pour les juifs en France est, selon vous, venu le "temps de l'inquiétude". Pourquoi ?

Dominique Schnapper : En cinquante ans, la situation n'est évidemment pas la même. La mémoire de la Shoah est devenue historique, et n'a plus la même consistance pour les jeunes générations. A l'époque, on pouvait penser que l'antisémitisme d'extrême-droite, devenu marginal, avait définitivement été déconsidéré par la Deuxième Guerre mondiale. Jean-Louis Tixier Vignancour avait fait 5,2% à l'élection présidentielle de 1965. D'autres évolutions expliquent cette inquiétude. L'extrême-gauche, par solidarité avec le sort des Palestiniens, tout en affirmant être antisioniste et non antisémite, reprend à propos d'Israël certaines des thématiques traditionnelles de l'antisémitisme. La société française, dans laquelle on retrouve les plus larges populations musulmanes et juives d'Europe, est traversée par une atmosphère antijuive que l'on retrouve aussi dans une grande partie du monde musulman.

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Mais le phénomène le plus significatif est sans doute le délitement de l'idée démocratique et l'affaiblissement du civisme. Les Juifs sont dans une situation établie et favorable quand la démocratie est forte. En revanche, quand celle-ci décline, réapparaissent sous des formes variées des préjugés qui remontent à des siècles de culture chrétienne.

Du fait de la Révolution, la France a été le premier pays à accorder la pleine égalité des Juifs en 1791. Ce qui a inspiré un célèbre proverbe yiddish, "Vivre comme Dieu en France"...

C'est la France qui la première a donné l'émancipation civile et juridique aux Juifs, en leur octroyant la pleine citoyenneté. Quand les armées napoléoniennes avançaient en Europe, les droits des Juifs progressaient et ils ont régressé avec la défaite. Malgré tout, au cours du XIXe siècle, la citoyenneté des Juifs a peu à peu gagné les pays d'Europe de l'Est. Mais aux yeux des Juifs, la France était unique puisqu'elle avait proclamé l'Emancipation et l'avait imposée au reste de l'Europe. Selon la légende familiale, le père d'Emmanuel Levinas, lituanien, l'aurait encouragé à aller en France, parce que c'était le pays où la moitié de la population s'était levée pour défendre un officier juif innocent.

Eric Zemmour ne parle que de la France et non de la République

En 1940, la promulgation du Statut des Juifs sous Vichy a marqué une rupture violente avec cet idéal. Contre toutes les évidences historiques, Eric Zemmour, pourtant juif, a assuré que le Maréchal Pétain aurait protégé les Juifs français, tout en instillant des doutes sur l'innocence d'Alfred Dreyfus ("on ne saura jamais", "ce n'est pas évident"). Que cela vous inspire-t-il ?

Il ne faut pas tenir compte du fait qu'Eric Zemmour soit lui-même juif. Les Juifs sont comme les autres, ils ont le droit de dire des bêtises. En revanche, il faut lutter contre ses propos. Il reprend la rhétorique de l'Action française dans les années 1930 sur l'affaire Dreyfus. De même, sa défense de Vichy qui aurait été le protecteur des Juifs est classique des discours de l'extrême-droite antisémite. Ce qui est frappant, c'est que les sondages montrent que cela ne semble pas inquiéter une part non négligeable de la population française.

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Zemmour se présente comme historien, alors que l'innocence de Dreyfus a été prouvée de façon définitive depuis des décennies, et que Robert Paxton et Michaël Marrus ont démontré dans un ouvrage de 1981 Vichy et les Juifs, de manière irréfutable, que le gouvernement vichyssois est allé au-delà des demandes allemandes. On a même retrouvé par la suite un document écrit par Pétain en personne aggravant les conditions du premier statut des Juifs. En 1940, une extrême-droite revancharde (contre la laïcité et la marche vers l'égalité de la IIIe République), a profité de la défaite pour régler de vieux comptes et trouver tragiquement, dans la politique antijuive, le meilleur moyen d'affirmer le nationalisme français. Eric Zemmour ne parle que de la France et non de la République. Ce n'est pas sur le contenu de ses propos qu'il faut se pencher, mais sur l'écho inquiétant dont il bénéficie en ce moment.

Les Juifs français semblent divisés par rapport à sa candidature potentielle. Les différences entre ashkénazes et sépharades, avec une mémoire de la Shoah qui n'est pas la même, peuvent-elles jouer ?

Je ne le pense pas. De nombreux responsables des organisations juives sont originaires du Maghreb, et ils ont été très fermes pour juger du phénomène Zemmour. S'il y a une distinction à faire, c'est plutôt, comme dans l'ensemble de la société, la distinction entre les catégories des diplômés bien installés et des catégories modestes et insatisfaites. Les Juifs eux-mêmes évoquent souvent les différences entre ashkénazes et sépharades, mais selon les données sociologiques, elles sont bien moins conséquentes qu'ils ne le pensent. Les classes sociales, et le fait d'être religieux ou non, sont des facteurs plus importants pour comprendre les attitudes des uns et des autres.

"Les Juifs français ont intériorisé l'idée que même le pays qui avait proclamé les droits de l'homme risquait toujours d'être infidèle aux principes qu'il avait lui-même affirmés", écrivez-vous. Au-delà des différences qui sont bien sûr grandes entre juifs, auraient-ils en commun un sens de la précarité historique ?

Je le crois. Les populations juives ont des expériences personnelles et des conditions de vie différentes. Mais elles ont en commun l'intériorisation d'une mémoire historique qui leur a appris que tout est possible. Les Juifs ont le sentiment de la précarité de leur destin collectif, et ils savent par héritage que le mal ne comporte pas de limites.

Des musulmans peuvent connaître des conditions sociales difficiles, tout en étant par ailleurs racistes

Vous évoquez aussi l'antisémitisme musulman. Comme le montrent clairement les études, les préjugés contre les Juifs sont surreprésentés au sein des populations musulmanes vivant en Europe. Comment expliquer le long déni face à une réalité sociologique ?

Parce que les musulmans étaient considérés comme des victimes. Les critiquer sur tel ou tel point de leurs pratiques ou de leurs croyances, c'était se retrouver du côté des oppresseurs aux yeux d'une partie de la gauche. Evidemment, cela ne signifie pas que tous les musulmans seraient antisémites. Mais les enquêtes montrent que globalement les populations musulmanes manifestent une adhésion systématiquement plus élevée (de 10 à 20 points) aux préjugés qui lient les Juifs au pouvoir, à l'argent et à un complot de domination mondiale que les non-musulmans des mêmes catégories sociales. Quand une série d'études indiquent le même résultat, on peut en tenir compte. Les mêmes enquêtes montrent aussi que les musulmans plus jeunes, issus de générations françaises, nées et formées en France, ne manifestent pas moins de préjugés antisémites que leurs aînés.

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Des enquêtes plus qualitatives ont montré qu'ils entretiennent un fort ressentiment devant ce qu'ils considèrent, plus ou moins consciemment, comme une inversion de destin social. Les Juifs formaient dans le monde musulman une minorité méprisée. Aujourd'hui, une proportion assez forte des Français musulmans juge qu'eux-mêmes sont devenus des minoritaires, victimes du mépris et des discriminations, et que les Juifs, en revanche, occuperaient des positions de pouvoir dans les médias et l'économie. Cette situation leur paraît scandaleuse, ce qui alimente le complotisme.

Ce n'est pas parce qu'on est soi-même victime qu'on n'est pas susceptible d'avoir des représentations discriminantes et de nourrir des passions tristes. Des Juifs ont eux-mêmes été Croix-de-feu, et certains peuvent entretenir des préjugés vis-à-vis des Noirs ou rejoignent les antisémites dans leur condamnation d'autres populations juives. De la même façon, des musulmans peuvent connaître des conditions sociales difficiles, tout en étant par ailleurs racistes. Mais la gauche a eu beaucoup de peine à accepter l'idée qu'il peut y avoir une surreprésentation de l'antisémitisme au sein de la population musulmane. Elle a eu de la peine à reconnaître que, depuis le début du XXIe siècle, des personnes ont été assassinées par des islamistes parce qu'elles étaient juives.

Vous distinguez également un courant antisémite à gauche, qui assimile Israël à une nation impérialiste, à l'image d'un Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. "Rien n'est pardonné à cet Etat", selon vous. Cette année, une tribune d'intellectuels d'extrême-gauche, parue dans Libération, a appelé à mettre fin à "l'apartheid" en Israël. Qu'en pensez-vous ?

Il y a un vrai problème dans l'Etat d'Israël, qui se définit comme juif et démocratique, or l'idée démocratique implique l'égalité politique de tous les citoyens quelle que soit leur appartenance religieuse. C'est une tension inhérente au projet sioniste. Les non-juifs représentent 20% de la population israélienne. Ils disposent des droits civiques et politiques, certains ont été élus à la Knesset. "Apartheid" est donc un terme inapproprié pour le dire en termes modérés. Mais à partir du moment où Israël se présente comme un Etat juif, les citoyens non-juifs ont le sentiment de ne pas être comme les autres.

Ces intellectuels d'extrême-gauche ont des indignations très orientées. Les communautés juives des pays arabes ont été expulsées. Le seul Etat à majorité musulmane qui les protège encore, c'est le Maroc. En Algérie ou en Tunisie, il ne reste que des cimetières. Au Yémen, il n'y en a plus, alors que c'était l'une des plus vieilles communautés juives au monde. En Afghanistan, le dernier Juif a quitté le pays cette année. Mais qui s'en indigne ?

Vous évoquez les tensions grandissantes dans les démocraties entre, d'un côté, les droits de individus à l'autonomie, et, de l'autre, les traditions. En Allemagne, la Cour de Cologne avait ainsi précisé, en 2012, que la circoncision pour raison religieuse peut être un acte passible de poursuites pénales. Cela a été peu relevé, mais Sandrine Rousseau a évoqué son interdiction dans son programme, au nom de l'intégrité de l'enfant...

C'est une question qui n'a pas de solution générale. Le jugement du tribunal de Cologne traitait du cas d'un enfant musulman, mort des suites d'une circoncision réalisée à l'âge de 4 ans. Les sociétés humaines vivent avec des valeurs contradictoires. D'un côté, le respect d'une tradition millénaire, qui a été reprise par les musulmans. La circoncision est la marque première de l'identité juive. De l'autre, il y a le respect de la personne, et donc de son intégrité corporelle. Mais on doit en revanche imposer des conditions hygiéniques, en tenant compte de la douleur, car on sait maintenant que les bébés y sont très sensibles. Dans les pays anglo-saxons, où la circoncision était une pratique courante, surtout dans les classes supérieures au nom de l'hygiène, celle-ci est en net recul. Comme un symbole, la princesse Diana s'était opposée à ce que ses deux fils soient circoncis, contrairement à la tradition de son milieu social. Aux Etats-Unis, un enfant circoncis, devenu adulte, a porté plainte contre ses parents. C'est symboliquement le refus de l'héritage au nom des droits de l'individu.

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Quoi qu'on pense de la pratique de la circoncision, on constate en même temps que la pratique du tatouage se diffuse, qui impose des marques indélébiles sur les corps. Le garçon circoncis ne se voit privé d'aucune capacité, alors que la femme excisée est condamnée à ne pas connaître de vie sexuelle épanouie. Aujourd'hui, on s'efforce donc d'adapter un rite d'initiation que la sensibilité contemporaine tend à critiquer, mais que le sens qui lui a été donné depuis des siècles rend vénérable, en imposant des précautions médicales et en évitant une souffrance aiguë et inutile à un enfant âgé de huit jours.

Quel est votre propre rapport à l'identité juive ? Votre père se définissait comme un "Juif déjudaïsé", votre mère n'était pas juive...

C'est une part de mon héritage. Mon père se disait "déjudaïsée", mais il a été marqué par la montée du nazisme, qui a défini son rapport à l'Histoire. Je suis née dans un autre monde, mais j'ai toujours été préoccupée par le problème juif en tant que sociologue. C'est l'un des fils rouges de mon travail, qui est avant tout lié à la question de la démocratie. Ce n'est évidemment pas un hasard si mon époux était juif ; c'est une forme d'identité. Faute de pouvoir la caractériser rationnellement, j'ai parlé, dans un colloque du musée d'art et d'histoire du judaïsme, d'une forme sourde, et enfouie, de judéité. Peut-être est-ce une façon juive de voir le monde sans concession...

La démocratie et la vie juive libre sont également fragiles

Comme la journaliste américaine Bari Weiss, auteure de "Que faire face à l'antisémitisme ?", vous partagez la conviction que le sort des Juifs est directement lié à celui de la démocratie...

L'antisémitisme, c'est-à-dire le recyclage d'un antijudaïsme séculaire, est toujours le signe d'une crise de la démocratie. C'est comme le canari dans la mine. La démocratie, quand elle est fidèle à elle-même, fait des Juifs des citoyens comme les autres, ce que résume bien la formule fameuse du comte de Clermont-Tonnerre devant l'Assemblée constituante le 23 décembre 1789 : "Il faut tout refuser aux Juifs comme nation : il faut tout leur accorder comme individus". Parmi ces droits, il y a la liberté religieuse. En France, à partir du XIXe siècle, le judaïsme s'est ainsi réinterprété en termes spirituels, culturels, philanthropiques, mais non politiques. Quand la démocratie est forte, elle impose l'égalité de tous les citoyens par-delà les différences et les préjugés. Mais quand le civisme s'affaisse, les passions tristes, qui sont le produit d'une histoire particulière, peuvent se manifester librement, comme on le constate aujourd'hui.

Êtes-vous inquiète pour l'avenir de la démocratie ?

Regardez la démocratie américaine, un président qui a fomenté un quasi-coup d'Etat, après avoir contesté les résultats de l'élection avant même qu'elle ait eu lieu. Et le parti républicain, dans son immense majorité, lui est acquis. En France, face aux attentats terroristes contre les Juifs, les gouvernements successifs ont été impeccables, en rappelant qu'attaquer les Juifs, c'est attaquer tous les Français. Mais ils sont de plus en plus faibles. Par ailleurs, la population musulmane en France est traversée par des réseaux islamistes qui ciblent la démocratie libérale et nous attaquent en priorité.

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Je partage l'inquiétude des Juifs comme celle de nombreux démocrates. L'Europe libérale, aujourd'hui, est une minorité assiégée. Entre les démocraties dites "illibérales" - un oxymore - , les islamistes fondamentalistes, la Chine et une forme de décomposition américaine, la situation globale est inquiétante. Je suis d'un pessimisme actif. Il faut déjà prendre conscience que la démocratie est un miracle dans l'Histoire et que les miracles humains sont fragiles. Notre devoir est de les défendre. Ma génération et la vôtre ont eu la chance de vivre dans des sociétés riches et libres. Nous avons tendance à ne pas réaliser le caractère exceptionnel de ce que nous vivons.

Vous vous étiez rendue au Venezuela au début des années 1980, ou vous racontez avoir rencontré une communauté juive prospère dans une société apaisée. Mais du fait de la décomposition du pays comme de la rhétorique antisémite entretenue par les bolivaristes Chavez et Maduro, la population juive y a fondu comme peau de chagrin. Selon vous, c'est une "mise en garde pour tous les démocrates"...

En 1982, j'ai accompagné mon père au Venezuela dans ce qui fut son dernier voyage. J'y ai rencontré une population juive peu nombreuse mais épanouie, dans une société où l'antisémitisme semblait inexistant, ou en tout cas marginal. Aujourd'hui, ils sont tous partis en Israël, aux Etats-Unis ou dans un autre pays d'Amérique latine. C'est une mise en garde. La sérénité et la prospérité ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Quand une société démocratique est prospère, les Juifs y participent sans problème. Mais quand elle se défait,ils doivent fuir le pays, souvent de manière définitive. L'exemple vénézuélien a nourri ma conviction que la démocratie et la vie juive libre sont également fragiles.

"Temps inquiets. Réflexions sociologiques sur la condition juive", de Dominique Schnapper (Odile Jacob, 284 p., 24,90 ¤).