Le linguiste John McWhorter, professeur à l'université Columbia.

Le linguiste John McWhorter, professeur à l'université Columbia.

Penguin Random House

Auteur prolifique et pourtant rare en France, John McWhorter est l'une des figures les plus provocatrices d'une génération d'intellectuels noirs américains qui, à l'instar de Thomas Chatterton Williams ou Coleman Hugues, s'opposent au wokisme. Professeur de linguistique et civilisation américaine à Columbia University, ce spécialiste des cultures créoles est l'une des rares signatures se revendiquant de gauche à critiquer "la troisième vague antiraciste" et la cancel culture dans les colonnes du New York Times. Accueilli tièdement par le quotidien dont il a néanmoins fait bouger les lignes, étrillé par le Washington Post et salué par le Wall Street Journal, son dernier livre, Woke Racism, How a New Religion Has Betrayed Black America (Portfolio), ou "Racisme woke : Comment une nouvelle religion a trahi l'Amérique noire", est devenu un best-seller dès sa parution. McWhorter y dénonce les nouveaux antiracistes - les très populaires Ibram X. Kendi et Robin DiAngelo en tête - qui dit-il, sont devenus un "clergé" à combattre.

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En recevant L'Express en exclusivité à New York, John McWhorter a tenu à délivrer un message : face aux adeptes du wokisme, qui ont peut-être, dit-il, déjà pris les rênes de l'éducation aux Etats-Unis, la France n'est pas naturellement protégée et doit réagir plus vigoureusement. Sinon, dit-il, ses enfants seront entrainés vers un nouveau monde "insensé", entièrement reconstruit sur l'idée raciale.

L'Express : Vous écrivez que ce livre est né durant l'été 2020, face à "la folie de gens voulant défenestrer ceux qui ne pensaient pas comme eux." (1). Avez-vous craint vous-même d'être emporté par cette vague qui a vu de nombreux universitaires, journalistes ou artistes contraints au départ ou simplement congédiés ?

John McWhorter : J'y ai pensé. J'ai d'ailleurs passé les deux dernières années à construire mes défenses, en me disant que si cela m'arrivait - si j'étais "cancellé" - je pourrais toujours subvenir aux besoins de ma famille et à l'éducation de mes filles. Évidemment, être noir m'a un peu protégé. Et la réception de mon livre a prouvé que même si l'on voulait s'en prendre à moi, cela ne ferait qu'aider ma cause, car depuis sa publication, des gens qui craignaient de s'exprimer ont recommencé à le faire.

Beaucoup n'ont vu, dans ce que vous décrivez comme une purge, qu'une prolongation passagère du mouvement #MeToo. Pourquoi y voyez-vous quelque chose de plus élaboré ?

Au printemps 2020, les gens souffraient d'isolement à cause la pandémie, tout était à l'arrêt. La mort horrible de George Floyd, qui a d'abord suscité un mouvement spontané dans les rues, a aussitôt été instrumentalisée par les leaders antiracistes. Avec le soutien des réseaux sociaux, leurs injonctions à détruire tous les avatars d'un racisme systémique ont vite provoqué une hystérie collective. Partout, on s'en est pris à des employés, et même à des gens dans la rue, pour un mot jugé offensant, ou même pour un silence jugé douteux. La peur d'être désigné publiquement comme "raciste" ou "suprémaciste blanc" a conduit énormément de gens à se rallier au cri général, à acquiescer comme devant un fait établi que l'Amérique était un pays structurellement raciste.

Cet activisme universitaire n'a pas fait naître de nouveaux leaders noirs

En écrivant qu'un anthropologiste "ne verrait "aucune différence" entre le pentecôtisme - mouvement chrétien évangélique - et la nouvelle forme d'antiracisme qu'est le wokisme", vous vous êtes attiré bien des foudres. Pour le Washington Post, par exemple, vous utilisez votre statut de "Noir" pour répandre des arguments conservateurs et "assimilationnistes". Vous seriez même plus prompts à dénoncer le "règne de la terreur" du wokisme que "les vrais insurgés qui ont attaqué le Capitole [le 6 janvier 2021] et tenté de renverser le gouvernement"...

Oui, je ne suis pas le "bon type" d'intellectuel noir, je suis même un Noir "suprémaciste blanc" sous la plume de ces gens qui ne parlent que d'apocalypse et de fin de la démocratie. Mais je vous pose la question : comment appelez-vous un système où des gens partagent une croyance inébranlable, indiscutable, et qui détiennent une vérité auxquels il faut convertir le monde entier ? Des gens qui ont identifié le péché originel - être "blanc "-, cultivant une vision apocalyptique où le repentir est bien sûr la seule voie ? Et qui se sont dotés d'un clergé - leurs maîtres à penser -, identifiant les "hérétiques" pour les éliminer ? Ma réponse est qu'il s'agit d'une religion.

Le New York Times vous a reproché ce terme de "clergé" et de ne pas analyser vous-même, en profondeur, les arguments de ses membres que vous dénoncez, comme Ta-Nehisi Coates, Robin DiAngelo, Ibram X. Kendi ou Nikole Hannah-Jones...

Demandez-leur-en quoi le fait que ces idées soient nées dans des esprits "blancs" et parfois même des esprits "racistes" change la pertinence de ces idées ? Et si l'on relançait les dés, ne pensent-ils pas qu'elles auraient pu être forgées par des esprits "noirs" et dans un monde sans esclavage ? Ensuite, regardez-les ne pas vous répondre: ils savent bien qu'ils touchent à leurs limites mais ils ne le diront jamais. C'est là où je dis : ne les lâchez pas d'une semelle, continuez à les questionner, demandez-leur de se rasseoir à la table et de discuter. C'est tout ce qu'ils veulent éviter.

En quoi vous semblent-ils néfastes à la recherche de justice sociale par les Noirs américains ?

L'université américaine dont ils sont le produit a joué un grand rôle dans le mouvement de libération noir, et c'était une bonne chose car il fallait que ces choses soient pensées. Ce qui est plus problématique, c'est que cet activisme universitaire n'a fait que se soucier d'imposer ses débats d'idées et d'accroître son pouvoir plutôt que de produire des pistes viables et des solutions. Il n'a d'ailleurs pas fait naître de nouveaux leaders noirs : nous n'en n'avons tout simplement pas.

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Le problème est que ces gens ne sont pas intéressés par la manière dont fonctionne réellement la société actuellement. Il y a un gouffre immense entre les théories qui les occupent et les politiques qu'ils appliquent. Ils peuvent toujours se justifier en disant que ce travail revient à d'autres, mais en réalité, ce n'est pas leur problème. A la place, ils familiarisent la société avec cette idée selon laquelle les Noirs vivraient hors du temps, que le racisme systémique serait le même aujourd'hui qu'en 1940, ce qui est une pure aberration.

La discrimination positive devrait être envisagée comme une chimiothérapie

Ces idées ont joué un grand rôle sous Trump et dans l'élection de Joe Biden. Mais un an plus tard, le wokisme semble inquiéter un nombre grandissant d'Américains. Les Démocrates ne sont-ils pas condamnés à une forme d'aggiornamento ?

Certainement. Prenez la discrimination positive. Cela a eu un sens, dans le passé, à titre d'expérimentation. Mais ce type de politiques devraient être envisagées comme une chimiothérapie, qui peuvent fonctionner plus ou moins, échouer, voire causer plus de dommages. Décider que si vous avez la peau noire, vous serez admis à l'université en fonction de critères moins exigeants que pour n'importe qui d'autre, cela pouvait faire sens en 1968, quand la plupart des Noirs étaient pauvres. Mais cela doit absolument cesser. Ce n'est pas ainsi que la société fonctionne. Quoi, pour effacer ce qu'on appelle racisme systémique, on considère de manière systémique mes enfants d'un oeil différent, parce qu'ils représentent la diversité ? C'est uniquement sur des bases socio-économiques qu'il faut agir et non pas raciales ni seulement pour les Noirs.

On ressent une gravité inhabituelle quand vous exprimez la crainte que cela vous inspire pour l'avenir de vos filles. Rejoignez-vous la philosophe Elisabeth Badinter qui dénonçait récemment dans L'Express, le "danger d'études qui ne font plus passer la raison avant les croyances", ouvrant à "une régression dramatique du savoir" ?

Absolument. J'ai écrit ce livre d'abord en tant que père, ensuite Noir, en enfin universitaire. Pour combattre une chose, il faut la nommer. Moi-même, j'ai mis du temps. Tout universitaire en activité dans les années 80 a vu l'arrivée de ces gens, très instruits, voulant remodeler le monde universitaire. Ils avaient en commun de considérer la lutte contre tout écart de pouvoir comme l'essence de leur "mission", proclamant que c'était à la fois intelligent et moral. Je les trouvais plutôt nobles, mais franchement ennuyeux. Mais ils se sont organisés, se sont érigés en directeurs de conscience, se cooptant, imposant la transversalité pour former une génération de "petits Foucault". Si tout cela n'était qu'une histoire d'universitaires, je ne m'en ferai guère.

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Mais c'est désormais à l'éducation de nos enfants qu'ils s'en prennent, et cela ne se limite pas aux Etats-Unis. Je veux que mes enfants, ceux de vos lecteurs, s'élèvent à travers la pluralité de l'enseignement et l'excellence de leurs enseignants, sans falsifications historiques ni idéologies insidieuses. Je refuse que des enfants noirs se voient inculquer que leur vie ne vaut que par l'oppression dont elle serait le reflet, et que c'est la manière dont on les considère qui en fait, ou non, des personnes dignes d'intérêt. Tout parent devrait se dresser face à cet endoctrinement et à cette idéologie antihumaniste, car c'est un recul de cinquante ans dans l'éducation.

Pourtant, vous écrivez que les militants woke n'ont qu'une obsession - déconstruire - et pas de projet...

Quel peut-être le projet de gens qui enseignent à nos enfants que l'idée-même d'humanisme, que les Lumières, tout cela a été fabriqué par des Blancs, donc par ceux qui avaient le pouvoir, et parmi lesquels beaucoup vivaient des avantages de l'esclavage ? A partir d'un tel postulat, on aboutit inévitablement au constat que lorsqu'il s'agit des Noirs, tout est simple. Parce que si l'on accepte de discuter de tout - le pourquoi du comment de la Révolution française, ou notre rapport à l'histoire européenne - il y a une chose dont on ne discute plus en sciences sociales, et ce sont les Noirs. En ce qui les concerne, tout se résume au racisme systémique, et soit vous n'êtes pas convaincu et donc raciste, soit vous êtes antiraciste, mais encore devez-vous le prouver. C'est là qu'on atteint une chose très dangereuse, des méthodes staliniennes et maoïstes, avec la seule violence physique en moins.

N'attendez pas que vos banlieues soient le théâtre d'un drame comme celui de George Floyd

Ces postures, parfois très radicales, ne sont-elles pas qu'un épisode de plus au long chapitre de l'activisme social américain ?

Je n'y crois plus. Prenez les deux mouvements antiracistes précédents. Ce que l'on a d'abord qualifié de "progressiste" était de considérer la ségrégation raciale comme "barbare". Puis, ça a été de reconnaître l'égalité des races et de devenir "aveugle" à la couleur de la peau. Que dit aujourd'hui ce troisième mouvement ? Que ne pas voir la couleur de peau est, en soi, un acte "raciste" ; qu'être blanc, c'est représenter le "privilège blanc" qui entache tout ce que vous êtes, dites ou faites ; et qu'être noir, c'est être, par essence, porteur de l'oppression qu'un monde systémiquement raciste vous fait subir. On nous demande, donc - et dès l'école de manière galopante - de nous plier à l'impératif moral de récuser tout ce qui était jugé "progressiste" hier, et qui a mis des décennies à devenir "ordinaire" : peu importe les immenses progrès que nous avons fait, il faut même cultiver une certaine honte vis-à-vis de cela. Je dis que l'on est bien au-delà d'un effet passager. Nos enfants n'ont qu'une enfance et qu'une seule chance d'éducation.

La France vous semble-t-elle exposée ?

Une seule chose : n'attendez pas que vos banlieues soient le théâtre d'un drame comme celui de George Floyd et que les wokistes, bien relayés en France, ne s'en servent pour déclencher un phénomène similaire à celui que nous avons connu. Cette obsession raciale et décolonisable, cet antihumaniste farouche, vous place au premier plan.

La sacralisation de l'identité raciale pour le mouvement Black Lives Matter ou ce "clergé que vous dénoncez ne fait-il pas échos au radicalisme noir des années 60 et 70, et à la théologie noire de la libération teintée d'exceptionnalisme ?

Vous touchez là un point capital. Il existe certainement une forme de théâtralité dans la manière de certains Noirs de revendiquer une place, et que l'on peut retracer à des attitudes simplistes déjà au début des années 60. Mais je pense sincèrement que le leadership noir américain ne pense pas aux Noirs en tant qu'élus : cela ne fait pas partie de la tradition noire. Je crois que l'Amérique noire se pense à travers une histoire très troublée, encore dans le présent, et que cette idée que les Noirs doivent occuper une certaine place ne relève pas d'une idée égocentrique, mais plutôt d'une peur. Cela vient du fait qu'il peut être difficile, en tant que Noir, pourquoi vous existez dans le monde. Le rapport à l'Afrique, cela remonte à des siècles, ça n'a plus de sens. Nous ne sommes pas des Africains. Qu'avons-nous ? C'est très difficile de se penser collectivement dans une telle situation. Pour moi, il est très important que l'on comprenne cela car en effet, cet aspect du militantisme noir peut être très irritant. Mais cela provient d'une profonde insécurité.

Le fondateur de Twitter, Jack Dorsey, a donné dix millions de dollars en août 2020 à Ibrahm X. Kendi pour son Centre pour la recherche antiraciste au sein de l'Université de Boston, et la Fondation McArthur vient de le récompenser de son "Genius grant", 625 000 dollars, pour son "exceptionnelle créativité" et son "don pour communiquer son travail antiraciste" promettant de "bénéficier à la société" : comment lutter face à de tels soutiens ?

Notre force, la mienne peut-être parce que je suis universitaire mais aussi noir, celle de beaucoup de Noirs, et de tous ceux qui s'opposent à cette folie, c'est notre rapport au monde. Eux ne cherchent pas la discussion mais la conversion. Il faut les contourner. Comme je l'écris, parfois il suffit d'asséner un bon coup sur le nez d'un requin qui vous approche de trop près. Prenez votre liberté d'expression à bras-le-corps.

(1) L'Afro-américain George Floyd est mort à la suite de son interpellation par plusieurs policiers dont le policier Derek Chauvin, le 25 mai 2020 à Minneapolis. A la suite de la divulgation d'une vidéo montrant ses neuf minutes d'agonie, les Etats-Unis connurent les plus larges manifestations de leur histoire.

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