Cpasdeslol a diffusé la vidéo de l'agression d'Eric Zemmour, à Paris, en avril 2020.

Cpasdeslol a diffusé la vidéo de l'agression d'Eric Zemmour, à Paris, en avril 2020.

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Et si l'élection présidentielle de 2022 basculait sur une vidéo de Cpasdeslol ? Au téléphone, l'hypothèse fait rigoler Qassim, le communicant de la bande mystérieuse qui tient ce compte sur les réseaux sociaux, spécialisé dans la diffusion d'images ultraviolentes. Notre interlocuteur cherche à mettre les choses au clair d'emblée : "On n'est pas du tout d'extrême droite, on est apolitiques, indépendants. On ne se reconnaît pas dans les politiciens, qui se servent de nos idéaux pour avoir du contenu. Notre ligne édito, c'est la street, les gens laissés sur le côté. On cherche à parler aux jeunes." Le jeune homme, auquel on donnerait, à l'écoute de sa voix, une trentaine bien tassée (il refuse de donner son âge exact), n'ignore pas l'influence de son "média", suivi par 140 000 personnes sur la messagerie Telegram et plusieurs milliers sur Snapchat, Twitter ou TikTok, dans le débat public. Il ne se passe plus un mois sans qu'une de ses vidéos soit relayée par Touche pas à mon poste, l'émission de Cyril Hanouna, ou des responsables politiques comme Eric Zemmour, Eric Ciotti ou Marine Le Pen. "S'il y a de la récupération politique, on est désolés, on essaye juste de montrer la vérité", commente Qassim.

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Du moins, une certaine vérité, celle d'une France à feu et à sang, où on agresse les enseignants dans une classe, où on tire avec des mortiers sur la police, où on s'insulte copieusement dans les transports. En une poignée d'années, Cpasdeslol est devenu le principal pourvoyeur d'images d'agressions de la sphère politico-médiatique. Son importance est devenue telle que si une affaire comme celle de "Papy Voise" (du nom du septuagénaire agressé juste avant l'élection présidentielle de 2002 et dont le traitement par TF1 aurait dopé le vote Le Pen) se reproduisait aujourd'hui, il y aurait de fortes chances que cela passe par Cpasdeslol. "Les reprises de Damien Rieu (ex-porte-parole de Génération identitaire, soutien de Marine Le Pen, qui a relayé les contenus de ce compte 20 fois ces trois derniers mois, NDLR), on les voit, ne t'inquiète pas. C'est une plaie mais c'est le jeu, il fait ce qu'il a à faire", nous prévient Qassim, qui se défend de tout sensationnalisme et rappelle que Cpasdeslol reprend aussi, parfois, des images de violences policières : "On ne veut pas mettre en avant la violence, mais la réalité du terrain."

"On utilise Telegram pour les vidéos plus violentes"

Le compte doit son nom à une expression du sud de la France qu'on pourrait traduire en langage courant par "ça ne rigole pas". Le rappeur Jul a nommé ainsi un de ses albums, sorti en 2019, mais ça n'a rien à voir, à écouter Qassim : "On s'est demandé si ce n'est pas lui qui s'est inspiré de nous ! On existe depuis 2018, on s'est d'abord lancés sur Snapchat, mais comme la plate-forme s'est mise à nous censurer, on l'utilise pour du contenu léger. On utilise Telegram pour les vidéos plus violentes." A la manoeuvre, une bande d'amis du sud-est de la France qui ont "entre 25 et 35 ans", dont aucun n'a jamais travaillé ni dans les médias, ni dans le numérique. "On n'a pas fait Saint-Cyr, on vient de la rue", affirme Qassim, qui ne veut pas donner le nombre exact de ses compères. S'il consent à reconnaître que le compte permet à chacun de dégager des revenus suffisants pour vivre, il ne souhaite pas détailler davantage.

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A première vue, cela semble étonnant, puisque l'accès au contenu se veut entièrement gratuit. En réalité, au détour de scènes de coups de poing ou d'explosions, Cpasdeslol glisse quelques publicités, pour des jeux d'argent ou... un rédacteur de faux papiers sur demande. "L'équipe je vous partage le canal Telegram d'un ami à moi Il envoie dans toute la France", peut-on lire ce mardi 11 janvier. Le compte en question propose d'éditer de fausses fiches de paye, de faux relevés bancaires, de faux justificatifs de réussite au code de la route, et même, lorsqu'on visite sa page... de faux passes sanitaires, pour des sommes allant de 250 à 400 euros. "Ça peut arriver malheureusement que tu te retrouves avec des gens qui te disent non non et qui font oui oui", commente Qassim, qui assure avoir toujours refusé de ce type de réclames. Plus généralement, il explique que "les placements peuvent être rémunérés" et ajoute : "Des artistes font parfois aussi appel à nous. On préfère être discrets car on est surveillés, l'Elysée est au courant". Sur le compte Telegram, des messages remettant en cause l'efficacité de la vaccination contre le covid sont régulièrement postés, comme le 13 janvier : "D'après le professeur raoult les pays les plus toucher par l'épidémie c'est les pays avec le taux de vaccination le plus élevé (sic)." On y trouve également, le 14 janvier, une publicité pour... un avocat pénaliste, qui a récemment défrayé la chronique en s'affichant spécialiste des affaires de "go fast", de "stups" et de vol.

Cpasdeslol fait de la publicité pour des rédacteurs de faux documents.

Cpasdeslol fait de la publicité pour des rédacteurs de faux documents.

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Cpasdeslol

Ici, le compte Telegram dont il est fait la publicité.

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Cpasdeslol relaye des propos de Didier Raoult.

Cpasdeslol relaye des propos de Didier Raoult.

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Le nom de Cpadeslol est même récemment apparu dans un dossier terroriste : selon Le Monde, Abdoullakh Anzorov, l'assassin de Samuel Paty, a commenté sur Twitter une des vidéos partagées par ce compte, dans laquelle les paroles d'une prière musulmane avaient été remplacées par celles d'une chanson du rappeur Jul. "C'est quoi son Twitter ? Il habite où ?", puis "aidez-moi à le trouver, son adresse, ses coordonnées... etc.", a envoyé le futur meurtrier, le 25 septembre 2020.

"On connaît notre influence"

Au moment où nous discutons avec Qassim, le scandale monte autour d'une autre vidéo diffusée (notamment) par Cpasdeslol : on y voit un vieux monsieur violemment agrippé par un automobiliste, qui le traîne sur plusieurs mètres avec sa voiture. "Wallah, tu vas courir", ricane le conducteur. En deux jours, la scène, glaçante, vue 42 000 fois sur la chaîne Telegram du "média", a été reprise par Le Parisien, Sud Radio, Europe 1, Ouest France ou BFMTV. Elle a suscité des signalements sur Pharos, la plate-forme numérique de la police, jusqu'à provoquer la garde à vue de l'auteur présumé des faits, à Noisy-le-Sec. Pour finir, le fait divers a donné lieu à une dépêche AFP. De quoi inonder l'ensemble des titres de presse français. La routine, ou presque, pour Qassim et ses copains, qui ont pris l'habitude d'ajouter sur la plupart des vidéos qu'ils diffusent le logo blanc sur fond bleu de Cpasdeslol : "On a des reprises tout le temps, on reste à notre petite place mais on sait qu'on est suivis par énormément de journalistes et de politiques, on connaît notre influence." Depuis quelques mois, un même schéma se reproduit dans le parcours de l'information. Cela commence dans le cocon discret du compte Telegram de Cpasdeslol. Le modèle ne peut fonctionner que si des internautes envoient, pour se vanter ou dénoncer un fait grave, une vidéo amateur à Cpasdeslol. Le tout sur l'adresse de contact que le compte met à disposition de ses suiveurs. "On a commencé en 2018, donc maintenant les gens nous connaissent, ils savent qu'on est ultraréactifs et qu'on ne livre jamais le nom de nos sources", soutient Qassim.

"Conforter un point de vue"

Evidemment, plus la vidéo s'avère choquante, plus le potentiel de bruit médiatique est grand. Une fois diffusé sur Telegram, où toutes les images finissent par être supprimées au bout de quelques jours, le fait divers est prêt à changer de dimension. Il faut pour cela que la vidéo soit repérée par une personnalité influente, très suivie sur les réseaux sociaux. Damien Rieu, avec ses 111 000 abonnés sur Twitter, s'est rendu spécialiste du phénomène, mais il peut arriver que des élus publient ces vidéos. Ils y voient immanquablement un miroir représentatif de la France contemporaine. Pas étonnant pour Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information à l'université Paris VIII. L'universitaire, qui a travaillé sur la diffusion de contenus violents sur les réseaux sociaux, s'est rendu compte que "ceux qui vont chercher ce type d'images le font souvent pour conforter un point de vue". Dans cette optique, et comme un pendant aux enquêtes sociologiques souvent utilisées par la gauche, Cpasdeslol fait office de banque de données rêvée pour les politiques marqués à droite, voire à l'extrême droite : ses contenus fournissent des pièces à conviction de choix à ceux qui défendent l'idée d'un pays au bord de la guerre civile.

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En décembre 2021, Eric Ciotti (213 000 abonnés) s'est par exemple indigné sur Twitter d'une échauffourée dans les transports, et en a tiré des conclusions générales : "Le métro parisien est devenu le nouveau théâtre des voyous." Cette fois-là, le buzz n'avait pas vraiment pris. En octobre, Eric Zemmour (341 000 abonnés) avait eu plus de succès avec la vidéo de l'agression d'une enseignante par un élève de Combs-la-Ville (Seine-et-Marne). "'Wallah écarte-toi de ma rue. Eh le Coran, poussez-vous Madame !". Sous les rires des autres élèves, une femme est violentée puis jetée à terre. Voilà comment on traite les enseignantes, aujourd'hui dans certaines classes", commentait le polémiste sur Twitter. Cette affaire a été relayée par Le Figaro, LCI, Le Point, BFMTV, RMC, CNews et d'autres, allant jusqu'à susciter une réaction officielle... du ministre Jean-Michel Blanquer. "Il faut évidemment la plus extrême fermeté par rapport à un cas comme celui-là", déclara-t-il auprès de CNews.

En juin 2020, Marine Le Pen (2,6 millions d'abonnés) s'était elle aussi saisie, sur Twitter, d'une vidéo de Cpasdeslol, les menaces de jeunes des cités de Dijon à l'endroit de la communauté tchétchène. "Notre pays sombre dans le chaos ! (...) Des bandes se livrent une guerre ethnique, arme automatique à la main. Voilà, en toute clarté, la réalité de l'ensauvagement", en avait déduit la présidente du Rassemblement national. Selon Sophie Jehel, ce nouveau circuit de l'information contribue à modifier les termes du débat public : "Que des politiques soient devenus des médias, qu'ils publient un contenu qui sera ensuite repris par des médias dits classiques, c'est nouveau. Ça déporte le débat sur des sujets particuliers". Les codes traditionnels s'inversent, et la contextualisation de l'information s'efface au profit de la seule indignation, qui sert une propagande politique.

Parfois, Cpasdeslol peut aussi jouer un rôle de lanceur d'alerte, en fournissant à la justice des pièces à conviction clefs sur un délit. En mai 2020, Cpasdeslol a, par exemple, diffusé la vidéo originale de l'agression subie par Eric Zemmour à Paris. On y voyait le journaliste poursuivi dans la rue par un jeune homme, qui l'agonissait d'insultes : "Comment tu vas, gros fils de pute ? (...) Un petit doigt dans le cul ?".Puis l'auteur des faits se rengorgeait face caméra : "Je peux vous dire, il a goûté un mollard." Placé, lui aussi, en garde à vue le 6 mai 2020, l'agresseur a été condamné, en septembre 2020, à trois mois de prison avec sursis. Qassim y voit un des intérêts de son compte : "Quand on poste une vidéo d'une nouvelle technique de vol, par exemple, c'est pour alerter. On est aussi des citoyens."

A cette occasion, le logo de Cpasdeslol avait connu les honneurs d'une reprise dans Touche pas à mon poste, l'émission de Cyril Hanouna. Ces reprises se veulent une habitude, depuis. L'équipe de TPMP a utilisé les images de l'élève violent de Combs-la-Ville, mais également, le 6 janvier 2022, celles de l'agression d'un étudiant d'une école de commerce des Hauts-de-Seine par son professeur. En reprenant parfois l'original de la vidéo plutôt que la version diffusée par Cpasdeslol avec son logo, un phénomène qui peut agacer Qassim et ses amis : "Un média réglo doit nous citer, mais certains ne le font pas."

"On demande à notre source à quoi ça correspond"

Pour Sophie Jehel, il faut nuancer l'idée qu'une plate-forme comme Cpasdeslol contribuerait à façonner l'opinion publique : "Tout le monde ne réagit pas de la même façon à ce type d'images. L'adhésion n'est qu'un type de réaction parmi d'autres." L'universitaire estime tout de même que l'émergence d'un compte comme celui-là interroge sur la portée qu'on donne à des faits divers : "Cela pose la question de la valeur de preuve qu'on attribue à l'image. Et c'est en cela que le travail du journaliste est important, pour vérifier, contextualiser." A ce sujet, Qassim insiste sur le travail de "vérification" de ses troupes à chaque envoi de vidéo : "On demande à notre source à quoi ça correspond, et on vérifie ensuite si c'est le bon endroit, le bon jour."

Pour autant, si des recoupements très sommaires sont effectués, Cpasdeslol ne passe aucun coup de téléphone, ne se rend pas sur place. "On ne se prétend pas journalistes, le process d'un journal, ça prend énormément de temps", justifie Qassim. Or, un des objectifs de ce compte est d'aller le plus vite possible. En l'absence d'incohérence évidente, il faut donc faire confiance à la bonne foi de l'envoyeur. Parfois, le compte n'a même aucune précision sur le contexte d'une vidéo, ce qui ne l'empêche pas de la diffuser. "Dans ces cas-là, on ne fait pas de commentaire", explique Qassim, qui reconnaît que lui et ses amis ont "fait des erreurs et appris".

Ce jeudi 13 janvier à 21h52, le compte Telegram de Cpasdeslol a publié la vidéo d'une voiture de police au bord d'une route avec la légende "Marseille : règlement de compte à la cité de la Castellas... le deuxième homicide depuis le début de l'année". A 22h23, un deuxième message a été diffusé : une capture d'écran du site du quotidien La Provence évoquant un accident de voiture, accompagné de ce commentaire : "Rectification ce n'est pas un règlement de compte." La première vidéo est restée en ligne.

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