Abstention des jeunes : « Je n’ai pas envie de voter par résignation »

Abstention des jeunes : « Je n’ai pas envie de voter par résignation »
Portrait de Jeanne © TDR

À quelques semaines de l’élection présidentielle, Usbek & Rica part à la rencontre de ces jeunes qui, tout en suivant de près l’actualité politique, ne comptent pas se rendre aux urnes en avril prochain. Pour mieux comprendre leur désarroi, leur colère… et parfois leurs (autres) manières de s’investir politiquement. Jeanne, 21 ans, étudiante en droit et en histoire de l’art à Paris, fait l’objet du premier volet de cette nouvelle série.

« En 2017, ma seule frustration existentielle était de ne pas encore pouvoir voter. » Lorsque Jeanne se replonge cinq ans en arrière, c’est une autre personne dont elle semble faire le portrait. « J’avais 16 ans, donc pas encore l’âge pour être inscrite, mais j’étais quand même à fond.  » Suivi des débats en direct, lecture attentive des programmes, discussion avec ses amis et sa famille au point de « tous les saouler »… Rien ne lui échappait. Alors élève de Terminale scientifique dans un petit lycée de banlieue parisienne, celle qui est aujourd’hui étudiante en double licence « Droit – Histoire de l’art et Archéologie » à Paris était même allée jusqu’à faire culpabiliser ses parents de ne pas voter pour son candidat favori – un certain Jean-Luc Mélenchon – à sa place. « Ah oui oui, j’étais très radicale ! », réagit-elle face à notre étonnement. Lequel provient du changement de position opéré aujourd’hui par la jeune femme, désormais âgée de 21 ans : en avril 2022, Jeanne ne compte pas aller voter à l’élection présidentielle. Non pas par désintérêt envers la politique en général, mais par rejet d’un scrutin à travers lequel elle dit « ne [se] reconnaître en rien ».

Quand le vote n’est plus automatique

Tous les indicateurs sondagiers le montrent, et les médias généralistes ont d’ores et déjà commencé à en faire l’un de leurs principaux sujets de couverture : Jeanne est loin de constituer un cas isolé. Dernier exemple en date, d’après un sondage Odoxa – Backbone Consulting réalisé début janvier pour le compte du Figaro, près de trois Français sur dix prévoient de s’abstenir dans le cadre du prochain scrutin présidentiel. Seulement 69,5 % des inscrits se disent aujourd’hui « certains » d’aller voter, soit 15 points de moins que lors de l’élection de 2017. Fait notable, c’est l’inadaptation de l’offre politique qui semble à l’origine de ce phénomène, puisque la majorité de ces abstentionnistes affirment qu’ils n’iront pas voter « par choix » (77 %), plutôt que « par désintérêt » (28 %).

Dans une analyse un peu plus fine, publiée sous la forme de contribution à l’ouvrage collectif Extinction de vote ? (éditions PUF), le sociologue Vincent Tiberj montre combien ce phénomène est particulièrement répandu chez les jeunes générations. Le professeur des universités à Sciences Po Bordeaux évoque notamment une nouvelle catégorie de « citoyens distants », particulièrement nombreux dans les générations « post-baby boom ». Ceux dont « le niveau d’éducation permet de comprendre et de choisir s’il le faut, mais [dont la] socialisation politique les incite, la plupart du temps, à la méfiance et à l’éloignement  », précise-t-il : « Ils ne sont pas aliénés, pas détachés des affaires publiques, mais ce sont des citoyens “à qui on ne la fait pas” (…) Pour eux, le vote n’est plus automatique. »

« Déjà que moi j’ai l’impression de ne pas trop maîtriser les sujets importants, mais alors eux… On dirait des amateurs »

À l’image de Jeanne, donc, qui, tout en continuant à suivre de près l’actualité politique, assume sa conversion au « boycott ». Et ce pour plusieurs raisons. Le trop grand pouvoir octroyé par la Constitution de 1958 au poste de président de la République, d’abord – « truc que j’ai découvert grâce à mes études de droit », indique-t-elle. « Quand on compare aux autres pays européens, on se rend compte que le système français est quand même très bizarre, très particulier, regrette Jeanne. On place beaucoup de responsabilités à un seul poste, donc tout repose sur un seul homme et tous ceux qui se lancent dans la campagne finissent par le faire au moins un peu par égo  ». Bref, « pas étonnant  » selon elle que même son favori de 2017 ait fini par lancer face caméra « La République, c’est moi ! », moment médiatique décisif qui a, dit-elle, acté sa rupture avec l’élu insoumis.

D’autres manières de se mobiliser

Entre-temps, une fois sa majorité atteinte, Jeanne a pourtant déposé deux bulletins dans l’urne sur les trois tours cumulés que comptaient les dernières européennes (2019) et municipales (scindées en deux par le Covid-19 en 2020). Le coche du second tour permettant d’élire son maire, « de droite dans une ville de proche banlieue plutôt bourgeoise, classique », est le seul qu’elle a raté à cause d’une procuration pas réalisée dans les temps, en juin dernier. « À part ça, dans les deux cas, j’ai beaucoup suivi les débats, beaucoup lu les programmes… J’étais convaincue, quoi, raconte-t-elle. Mais cette fois, le niveau du débat est tellement affligeant que c’est difficile de s’y intéresser et de trouver un sens à un éventuel “vote utile”. » Elle hésite quelques secondes, avant de reprendre : « En fait, j’ai l’impression d’être à un dîner de gens qui n’y connaissent rien. Déjà que moi j’ai l’impression de ne pas trop maîtriser les sujets importants, mais alors eux… On dirait des amateurs.  »

Lorsqu’on l’interroge sur la nature des « sujets » qui la préoccupent le plus, justement, Jeanne liste les suivants : urgence climatique, inégalités sociales, et « la question européenne ». La défense des services publics, aussi, sa mère étant directrice d’école et sa grande sœur sur le point d’achever ses études de médecine. Mais, suivant la logique de « culture protestataire » et les modes d’expression pluriels décrits par le sociologue Vincent Tiberj, ce n’est pas nécessairement à travers le vote qu’elle tient à défendre ces enjeux. Sans être engagée dans une association en particulier (« car je change trop facilement d’avis »), Jeanne décrit ainsi les « quelques pétitions » et manifestations auxquelles elle a participé ces dernières années, de la défense des droits des Ouïghours aux marches Nous Toutes et Black Lives Matter en passant par des mobilisations plus locales, par exemple pour la régularisation d’un élève arménien menacé d’expulsion dans son ancien lycée, il y a de cela quelques mois. « Et puis j’étais hyper investie dans le mouvement des grèves pour le climat au pic de la mobilisation à l’hiver et au printemps 2019, se souvient Jeanne. On s’était déplacé plusieurs fois avec mes amis à Paris exprès pour l’occasion. »

Un scrutin inadapté ?

Seule lueur d’espoir susceptible de redonner envie à cette passionnée d’action culturelle d’investir à nouveau l’isoloir en avril prochain : le spectre – il faut bien le dire incertain – d’une union de la gauche. C’est d’ailleurs pourquoi elle a décidé de participer à la très contestée Primaire populaire, présentée par son porte-parole Samuel Grzybowski comme un rassemblement autour du « bloc des justices » et dont le scrutin (censé départager Pierre Larrouturou, Christiane Taubira, Yannick Jadot ou encore Jean-Luc Mélenchon, qui pour certains n’ont pas donné leur accord) se tiendra en ligne du 27 au 30 janvier prochains.

« Je n’ai pas envie de voter comme mes parents par résignation – contre les autres et pour le moins pire, plutôt que pour celui ou celle qui me convient le mieux »

« Même si je ne me fais pas trop d’illusion, j’ai encore un tout petit espoir que ça aboutisse…, explique timidement Jeanne. Mais j’ai surtout envie d’expérimenter le scrutin majoritaire, au fond  ». Démarche relativement inédite, les équipes de la Primaire populaire ont en effet décidé d’organiser leur scrutin en suivant la méthode du jugement majoritaire, inventée en 2002 par deux chercheurs français, les mathématiciens Michel Balinski et Rida Laraki. Comme nous vous l’expliquions dans un article récent, celle-ci repose sur un principe sensiblement différent du scrutin uninominal traditionnel : ici, l’électeur vote en évaluant chacune des candidatures présentées à travers la mention de son choix (en l’occurrence « Très bien », « Bien », « Assez Bien », « Passable », « Insuffisant »). Celle retenue est celle jugée la plus méritante par la majorité de l’électorat, c’est-à-dire celle qui obtient la meilleure mention « majoritaire ».

Une méthode que Jeanne juge « plus démocratique », « plus représentative », et qu’elle préconise d’appliquer à la présidentielle elle-même. « Ce principe du consensus m’aiderait à mieux accepter le résultat, même si je ne suis pas d’accord avec le candidat élu.  » Et de conclure : « Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas envie de voter comme mes parents par résignation – contre les autres et pour le moins pire, plutôt que pour celui ou celle qui me convient le mieux… Ça, je ne sais même pas comment on peut encore l’accepter.  »