Le conflit en Ukraine vu par RT France : une guerre ? quelle guerre ?

Russia Today, la chaîne de télévision financée à 100 % par le Kremlin et que la Commission européenne souhaite interdire, couvre avec un sens tout particulier du pluralisme de l’information la crise en cours. Récit de quatre jours d’antenne.

Lancée en 2005 afin de renforcer la politique d’influence du Kremlin, Russia Today existe depuis 2015 en France.

Lancée en 2005 afin de renforcer la politique d’influence du Kremlin, Russia Today existe depuis 2015 en France. Photo Mladen Antonov / AFP

Par Olivier Tesquet

Publié le 28 février 2022 à 12h28

Mis à jour le 04 mars 2022 à 09h18

Cest l’autre ligne de front de la guerre en Ukraine. Depuis que Vladimir Poutine a lancé une « opération militaire » contre son voisin, RT, la chaîne de télévision financée à 100 % par le Kremlin, est passée en édition spéciale. Lancée en 2005, consécutivement à la « révolution orange » en… Ukraine afin de renforcer sa politique d’influence, Russia Today existe depuis 2015 en France, date à laquelle le réseau a obtenu une autorisation de diffuser dans l’Hexagone. Contexte belliciste ou non, son objectif ne varie pas, et le chef de l’État russe l’exprimait en des mots très clairs lors du dixième anniversaire de sa créature médiatique : « Il est capital que notre voix soit entendue […] non seulement par les hommes politiques, mais aussi et surtout par les simples citoyens dans le monde entier. » Surveillée comme le lait sur le feu par l’Arcom, l’autorité qui a remplacé le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), RT France est-elle, comme Emmanuel Macron l’a affirmé après son élection, un « organe de propagande » ? Alors que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a promis de la faire interdire dans tout l’espace communautaire (Facebook, TikTok et YouTube ont d’ores et déjà bloqué dans toute l’Europe les comptes de RT et de l’autre média d’État russe Sputnik), nous avons attentivement suivi la chaîne pendant les premiers jours du conflit. Afin d’analyser à la fois les oscillations du discours et la partie de bonneteau qui se joue sur le champ de bataille de l’information. Récit de quatre jours de guerre en Ukraine vus par RT France.

Jeudi 24 février : “La désinformation des deux côtés est normale”

RT France

8 heures. Au milieu de la nuit, Vladimir Poutine annonce une « opération militaire spéciale » dans le Donbass. Des explosions se font entendre jusqu’à Odessa et Kiev mais, sur RT, Régis Chamagne, « expert en géostratégie » – et tête de liste UPR dans le Sud-Ouest lors des élections européennes de 2014, ce qui n’est pas précisé – assure que « l’objectif du Kremlin est de repousser la ligne de front pour protéger les populations et mettre un terme aux agissements des Ukronazis », un terme qui ne fait l’objet d’aucune explication en plateau. Depuis Moscou, la correspondante Vera Gaufman cite le ministère de la Défense : il s’agit de « frappes de haute précision qui visent des infrastructures militaires et non des civils ». Alors que le général Dominique Trinquand, ex-conseiller défense d’Emmanuel Macron, rappelle que « la guerre en Europe est un cauchemar », la présentatrice Samantha Ramsamy tente déjà de trouver un point médian. « Il faut faire le tri dans les informations des deux parties », préconise-t-elle, en ajoutant que « la désinformation des deux côtés est normale ». Bloc contre bloc, façon guerre froide ?

10 heures. Laurent Lafon, président de la commission culture du Sénat, demande à l’Arcom de « suspendre sans délai la diffusion de Russia Today ». Florian Philippot vole au secours de la chaîne, un éditorialiste de L’Incorrect, la feuille de chou de Marion Maréchal, annonce qu’il suspend sa participation, et sur son fil Telegram RT France condamne une « pression politique » en promettant « une vision complète » du conflit naissant. Au téléphone, l’Arcom nous rappelle qu’une instruction – longue – est en cours chez un rapporteur indépendant après une mise en demeure contre RT en 2018. En dépit d’un visionnage « extrêmement fréquent ces dernières semaines » au sein de la direction des programmes, le gendarme de l’audiovisuel pointe en off la difficulté de son contrôle. Comme avec CNews, il faut trouver la ligne de crête entre liberté d’expression, dérapages contrôlés et propos délictuels.

La veille, Margarita Simonian, la rédactrice en chef du réseau RT, a été visée par des sanctions européennes, parmi 362 autres oligarques : « [Elle] est une figure centrale de la propagande gouvernementale, peut-on lire dans un tableur Excel géant. Par sa fonction, elle a promu une attitude positive à l’égard de l’annexion de la Crimée et des actions des séparatistes dans le Donbass. Elle a donc soutenu des actions et des politiques compromettant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine. »

11h45. Emmanuel Leroy, président de l’institut 1717 « pour une nouvelle alliance franco-russe » et ex-idéologue du Front national (ce n’est pas précisé) en est certain : « Ce sera fini dans vingt-quatre à quarante-huit heures, les territoires seront libérés de l’emprise du régime militaire de Kiev. Il ne s’agit pas d’aller conquérir [la capitale], contrairement à ce que tente de faire croire la propagande occidentale. C’est une guerre défensive pour protéger son territoire. » Quelques minutes plus tard, avançant la présence de « mercenaires américains » et de « djihadistes envoyés par la Turquie », il est questionné sur ses sources. « Je me fie [aux] informations de terrain plus qu’aux communiqués de l’AFP », répond-il sans trembler du menton. John Laughland, historien eurosceptique et conservateur, abonde : l’opération s’arrêtera aux républiques autoproclamées. Le général François Chauvancy, consultant en géopolitique, est bien seul pour pondérer ces diagnostics définitifs : « C’est une agression préparée de longue date. Ce que Poutine n’a pas pu obtenir par la diplomatie, il le prend par la force. »

Emmanuel Leroy, président de l’Institut 1717, sur RT France.

Emmanuel Leroy, président de l’Institut 1717, sur RT France. RT France

13h30. Emmanuel Macron s’exprime à l’Élysée. À peine son allocution terminée, à l’antenne, on distille un défaitisme subtil en lisant un communiqué du FSB évoquant la défection de deux douzaines de gardes-frontières ukrainiens. La correspondante à Moscou continue de psittaciser les éléments de langage du Kremlin. « Le mot occupation est inapplicable », répète-t-elle. Un bandeau est là pour le marteler : « L’armée ne frappe pas les villes, les civils ne sont pas menacés. » La preuve ? Aucune image n’est diffusée.

15h30. Antoine Cléraux, l’envoyé spécial de la chaîne à Donetsk, porte toujours son gilet pare-balles, mais il a retiré son casque. Après les bombardements du petit matin, « la vie reprend ses droits ». Sur RT, le conflit est toujours circonscrit à l’est, autour d’une « ligne de contact » floue. Est-ce bien étonnant, quand on parle d’une guerre « de perception » ? En duplex depuis Moscou, Xavier Moreau, un saint-cyrien proche de l’ex-eurodéputé frontiste Aymeric Chauprade (ce n’est pas précisé), s’agace de l’attitude du président ukrainien, Volodymyr Zelensky : « Il parle trop, il a déjà perdu la guerre. » Du reste, pour ce soutien de Jean-Frédéric Poisson, « l’Ukraine est une prison des peuples ».

18 heures. Sur la place Pouchkine, à Moscou, la journaliste maison peine à « distinguer les passants des manifestants » opposés à la guerre. En plateau, Nicolas Conquer, porte-parole des « Republicans Overseas », loue – pour la troisième fois de la journée – l’interlude pacifiste de la présidence Trump.

Vendredi 25 février : “Un pluralisme très déséquilibré”

10 heures. Filip Rodic, journaliste serbe, évoque sans pincettes « la politique génocidaire » de Kiev en niant au passage le massacre de Srebrenica. « Ces propos n’engagent que vous », répond la présentatrice Samantha Ramsamy, qui lui demande de les « modérer ». Alors que les journalistes de la chaîne s’efforcent de passer les plats – tous plus chauds les uns que les autres – sans se mettre à la faute, c’est le premier signe visible de nervosité. Le chercheur en géopolitique Gérard Vespierre dénonce « une mascarade dialectique » et souligne « la position difficile » de Samantha Ramsamy. Qui, ne souhaitant pas s’attarder sur cet exercice imprévu d’exégèse professionnelle, répond que « tous les points de vue sont légitimes » et qu’elle « [fait] son travail de manière impartiale ». [Mise à jour : suite à la publication de cet article, Samantha Ramsamy nous a envoyé ce message : « Je ne dis à aucun moment tous les points de vue sont légitimes. Mais les propos suivants : “Je ne crois pas être en difficulté, nous confrontons les points de vue et je reste impartiale. Ma question sur la situation des russophones est légitime et vos propos (ceux de M. Vespierre) le sont aussi”. Quand à l’autre invité je lui dis de modérer ses propos et qu’il est impossible de comparer les génocides auxquels il fait allusion. »]

11h45. « Ici, beaucoup de gens sont soulagés de l’intervention russe », assure l’envoyé spécial à Donetsk, qui rappelle que dans cette partie du pays, « les bombardements ukrainiens font partie du quotidien depuis huit ans ». De nouveau, on perçoit une musique de fond sur « le rapport de forces disproportionné ». Il est question de « reddition », de « gouvernement en exil », et Karine Bechet-Golovko, piochée comme d’autres dans l’équipe de Méthode, revue qui reprend dans son logo les deux aigles de l’empire russe, évoque « le problème de l’orientation idéologique du gouvernement [ukrainien] ».

13 heures. Pour la première fois (ce sera quasiment la seule), la voix off parle d’« invasion ». Au même moment, plusieurs médias indépendants russes reçoivent l’ordre de ne pas mentionner les « bombardements de villes » ou les « morts de civils », et de supprimer sous peine de blocage les contenus qui évoquent une « guerre ». Un terme qui, lui, n’est jamais prononcé par les journalistes à l’antenne. Retour aux affaires courantes : Ferenc Almássy, présenté comme rédacteur en chef au Visegrád Post, plaide pour une médiation de Viktor Orbán, dont il est… le représentant français. Ce n’est évidemment pas précisé.

16 heures. Plus on la regarde, et moins RT ressemble à une chaîne de désinformation en continu. Elle ferait plutôt sienne la formule – apocryphe – attribuée à Jean-Luc Godard : « L’objectivité à la télévision, c’est cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs. » Notons qu’ici le ratio n’est pas toujours respecté. Structurée autour d’un noyau dur de seconds couteaux inconnus ailleurs et inconditionnellement favorables au régime de Poutine, RT leur laisse le maniement des éléments de langage, à commencer par la responsabilité de l’Otan et des Occidentaux qui ont mis Poutine au pied du mur.

« Plus qu’un unanimisme, ce qui frappe, c’est un pluralisme très déséquilibré, où toutes les prises de parole se valent, qu’il s’agisse d’une déclaration outrancière du gouvernement russe sur la dénazification ou d’une conférence de presse d’Ursula von der Leyen », estime Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) et auteur d’un livre, Russia Today. Un média d’influence au service de l’État russe (éd. INA), adapté de sa thèse. « Ils se sont bridés en demandant une licence au CSA, et on voit qu’ils essaient de donner des gages », juge-t-il encore, en nous suggérant de jeter un œil à RT en anglais. Qui, émettant depuis Moscou, a les coudées plus franches. Ça ne manque pas : à peine branché, on tombe sur Peter Lavelle, animateur de CrossTalk, l’émission phare de la chaîne. Intitulé du débat du jour : « Désarmer l’Ukraine. » Et le présentateur prend effectivement moins de gants que ses collègues hexagonaux : « C’est une crise des missiles de Cuba à l’envers qui aurait pu être évitée. »

17 heures. Sur la messagerie Signal, un membre de l’équipe SNJ de RT France s’inquiète : « Beaucoup de nos détracteurs dirigent la critique de Poutine contre notre rédaction. Nous présenter comme la voix de Moscou, ça fait un pincement, d’autant plus qu’on charbonne pour être équilibrés. » Il évoque la déclaration de Frédéric Taddeï (animateur d’Interdit d’interdire sur la chaîne), qui a préféré se mettre en retrait quelques heures avant l’offensive militaire contre l’Ukraine. « Le fait qu’il parle de loyauté a laissé penser que nous ne l’étions pas. Il s’en est excusé. Chacun a ses motivations ici, mais c’est diffamatoire de nous assimiler à des collabos. »

Après des menaces de mort, la police de Boulogne-Billancourt a renforcé sa présence autour des locaux, et la chaîne a annoncé qu’elle allait déposer plainte. On demande à ce syndicaliste si la direction a transmis des consignes de vocabulaire. Il assure que non, mais précise que la hiérarchie a reçu « une clarification » : le mot « invasion » peut être utilisé, à condition de proposer le point de vue russe en contrepoint. Selon lui, l’inquiétude tourne plus autour de l’avenir que de la ligne éditoriale : « C’est une atmosphère de guerre froide. On a peur de fermer, on a peur pour le pluralisme de l’info. » Autant de discussions qui seront au menu d’une assemblée générale mercredi 2 mars, à laquelle prendra part Xenia Fedorova, l’omniprésente présidente de RT France.

Samedi 26 février : l’illusion d’un conflit sans échelle et sans victimes

8 heures. Quarante-huit heures après le début des « opérations militaires », la question des sanctions se fait de plus en plus pressante à l’antenne. Là encore, la « vision complète » promue par RT a des airs d’action-réaction. Pile, un reportage sur le système bancaire Swift qui pourrait « avoir un impact dévastateur sur l’économie » si Moscou en était exclu. Face à la caméra, le journaliste en plateau rappelle que « 43 % du gaz européen vient de Russie », et se risque à un scénario catastrophe dans lequel il n’y aurait « plus assez d’énergie pour se chauffer dans certains pays ».

17 heures. Tandis que la guerre progresse en Ukraine par le nord et par le sud, la chaîne se borne à son duplex depuis le Donbass. Logique, dès lors que ses journalistes ne sont pas les bienvenus chez le voisin agressé. Il en résulte une distorsion de plus en plus évidente au fil des jours : comme le locataire du Kremlin, RT se retrouve à faire les cent pas dans son propre récit. Au micro, Christelle Néant, une « journaliste » française en tenue paramilitaire, fait la retape de la république autoproclamée de Donetsk, dont elle est l’attachée de presse. L’envoyé spécial Antoine Cléraux renchérit : il pourrait y avoir « des tirs massifs contre des quartiers résidentiels pour faire accuser la Russie ». En plateau, on mentionne bien une frappe sur un immeuble d’habitation à Kiev, mais les seules images montrent des colonnes de blindés sur des chemins boueux (lesquels ?), donnant l’illusion d’un conflit sans échelle et sans victimes.

Dimanche 27 février : interdire RT ?

17h30. Lors d’une conférence de presse, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, affirme que RT et Sputnik, un autre média proche du pouvoir, ne seront plus autorisés à diffuser en Europe. « Nous allons tuer ce serpent dans son nid », promet Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne. Alors qu’on ne connaît pas encore les bases juridiques d’une telle décision, la chaîne fait savoir dans un communiqué qu’elle « saisira tous les recours possibles ». Xenia Fedorova, elle, dénonce « une violation de l’État de droit ». Ce qui, dans le contexte actuel, n’est pas dénué de culot.

22 heures. Pour savoir s’il est juridiquement possible d’interdire RT France, la chaîne fait intervenir un avocat au téléphone : Jérémie Assous. Le sien. Certes, en vertu de l’art. 42-10 de la loi Léotard de 1986, l’Arcom peut saisir le Conseil d’État afin de protéger les intérêts fondamentaux de la nation. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ? Rien n’est moins sûr, selon Maxime Audinet : « Attention au rapport coût-bénéfice. Maria Zakharova, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, a déjà menacé de riposte immédiate, qui pourrait se traduire par l’expulsion des correspondants français et la fermeture de RFI ou France 24. » À l’antenne, quatre-vingt-seize heures après le début de l’assaut, la Russie finit par concéder officiellement des pertes militaires.

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