Josyane Savigneau : « Philip Roth était un homme généreux. Et très fidèle en amitié » (Pléiade, volume 2)

Philip Roth est de retour dans la collection la Pléiade. L’occasion pour Diacritik d’un grand entretien avec la journaliste et auteure Josyane Savigneau qui a inlassablement accompagné, au fil de critiques, textes et rencontres, l’œuvre de l’immense auteur américain, jusqu’à incarner – des propres mots de celui-ci – sa “conscience française”. Plongée vers l’identité fictionnelle kaléidoscopique de l’inventeur de Zuckerman, capitale pour l’histoire de la littérature.

La publication de ce deuxième tome recoupe les années 1979-1991. Roth a déjà vécu le tourbillon de notoriété et de scandale apparu dix ans plus tôt avec la publication de Portnoy et son complexe. L’histoire littéraire retient qu’il donne forme durant cette période à l’alter ego écrit Zuckerman mais elle est aussi celle du voyage en Europe de l’Est (L’Orgie de Prague) et des expérimentations sur l’autobiographie et l’identité (La Contrevie, Les Faits, Patrimoine). Philippe Jaworski, qui a dirigé la publication des deux premières pléiades de Roth, parle dans son introduction d’un « somptueux roman théâtral du moi ». Que représente pour vous cette douzaine d’années dans le destin littéraire de Roth ?

Ce deuxième tome de la Pléiade m’intéresse plus que le premier, où Roth avait laissé les éditeurs choisir quels titres ils voulaient faire figurer. On peut se demander pourquoi ils avaient exclu Quand elle était gentille (1967). Quant au choix de changer le titre Portnoy et son complexe en La Plainte de Portnoy, la note explicative de ce choix, dans le volume 1 de la Pléiade, prête à rire.

Pour le volume 2, Roth avait demandé qu’on cesse de choisir. C’est évidemment une période exceptionnelle, puisque c’est le moment où Zuckerman prend toute son ampleur – il est au premier plan dans la trilogie Zuckerman enchaîné. Plus tard, dans Pastorale américaine ou dans La Tache, il sera un héros secondaire, avant de redevenir le personnage principal d’Exit le fantôme, puis de ne plus apparaître. Dans ce volume 2 de la Pléiade figure aussi un des chefs d’œuvre de Roth, La Contrevie, qu’on peut lire et relire sans en épuiser le sens – avant deux chefs d’œuvre qui sont, je crois, mes préférés, Opération Shylock et Le Théâtre de Sabbath. Et il se clôt avec Patrimoine, le bouleversant récit de l’accompagnement de son père, qui va mourir.

Mais je voudrais préciser que je ne suis pas une spécialiste de l’œuvre de Roth. Je suis d’abord une lectrice, puis une journaliste qui a « accompagné » cette œuvre de 1992 à son terme. Et nous sommes devenus amis. Je n’oserais pas le dire s’il ne l’avait dit lui-même. Quand il m’a donné, en 2014, le volume 2006-2010 de la Library of America, il m’a fait une dédicace très émouvante pour moi. Et même s’il est un peu prétentieux de la reproduire, je le fais, car elle dit exactement ce qu’étaient nos relations : « For Jo my pal, my loyal follower, my friend, my french conscience. » Et à tous ceux qui disent encore et encore du mal de lui – misogyne, égocentrique, jamais attentif aux autres – j’offre cette petite anecdote. En 2017, au moment de la sortie de la première Pléiade, apprenant la mauvaise manière que me faisait Le Monde en m’empêchant, avant de quitter le journal, de faire un ultime entretien avec lui, il m’a dit « envoie-moi tout de suite des questions, je te réponds et tu publieras où tu voudras ». Libération a publié cet entretien.

Je reviens sur le fait que je ne suis pas spécialiste de son œuvre pour dire à quel point je trouve la lecture de cette Pléiade passionnante. En particulier les notices faites pour chaque livre, pleines d’informations et renvoyant notamment à des entretiens non encore traduits. Et bien sûr aussi pour la remarquable introduction de Philippe Jaworski, qui évoque très justement, comme vous le rappelez ce « somptueux roman théâtral du moi », ce jeu avec un de ses doubles favoris, Zuckerman, cette exploration de plus en plus subtile de la question du double, qui culminera, dans Opération Shylock, avec l’invention d’un double qui s’appelle Philip Roth. Il y a aussi, dans ce volume, deux livres qui sont un jeu avec l’autobiographie, Les Faits et Tromperie, et un livre autobiographique qui n’est plus du tout un jeu, Patrimoine, mais un récit très précis. Et qui pose aussi, à la fin, la question de ce qui doit, ou non, être raconté : « Ce livre qu’avec le mépris des convenances propre à ma profession, je m’étais obstiné à écrire, alors qu’il était malade et à l’agonie. »

D’un point de vue personnel, vous lisez déjà Roth dans les années 80 mais vous ne l’avez pas encore rencontré. Je crois qu’on vous le déconseille, qu’on vous décourage, qu’on vous en empêche peut-être aussi. Le premier entretien aura lieu en 1992 alors que vous dirigez Le Monde des Livres. Je voudrais vraiment renvoyer à votre ouvrage Avec Philip Roth, paru chez Gallimard en 2014 ; il déploie une profonde pensée sur l’auteur tout en retraçant l’historique de vos entretiens et rencontres avec lui durant vingt ans.
Mais pouvez-vous évoquer cette toute première interview ? Il vous dit : « Too academic, another question ! » C’est tout de même le plus grand cauchemar d’une journaliste engagée dans la défense de la littérature et qui a traversé l’Atlantique pour le voir !

Ce premier entretien était en effet pénible. J’en étais sortie en me disant que je continuerais de lire Roth, bien sûr, mais que je ne verrais plus jamais cet homme, qui avait attendu que je tousse – d’angoisse – à en avoir les larmes aux yeux pour me proposer un verre d’eau, que j’avais refusé. J’avais téléphoné à Philippe Sollers, qui m’avait mise en contact avec lui, pour lui dire, avec vigueur, que ce Roth était un type détestable. Mais, curieusement, quand j’ai écouté la bande – à l’époque, petit magnétophone à bandes – on aurait pu croire qu’on s’amusait. Par exemple :

Lui :  ça vous ennuie que je joue avec ce trombone ?
– Et vous, ça vous ennuie que je regarde vos mains ?
– À la fin de l’entretien, ce trombone, je vous le jetterai à la figure.
– Parfait, je suis fétichiste.

Ce fameux trombone – que j’avais gardé – est ensuite devenu une plaisanterie entre nous. Mais en sortant de chez lui, je ne l’entendais pas ainsi. Et le fameux « too academic, another question ! » que vous citez m’avait sacrément déstabilisée. Peut-être voulait-il voir si je résistais ? Je ne l’ai jamais su car il niait, en riant aux éclats, m’avoir maltraitée pendant ce premier entretien.

1992 n’était pas une très bonne année dans sa vie. Entre lui et Claire Bloom, la relation se dégradait. Il avait publié Patrimoine l’année précédente. Il travaillait à Opération Shylock, qui sera publié l’année suivante. Et puis, il avait accepté de me recevoir parce que Sollers le lui avait demandé, mais pour lui, je faisais encore partie de cette engeance… les journalistes.

Comme de nombreux grands auteurs, Roth n’est pas entièrement situable dans son temps. Bien sûr, Newark et le New Jersey ne verront pas de sitôt un écrivain décrire avec autant de talent leur histoire juive mais la bataille rangée contre la morale et la bien-pensance qui traverse son œuvre est de plus en plus pertinente aujourd’hui. Avec le recul, le personnage accusateur et moralisateur de Delphine Roux en 2000 dans La Tache, est parfaitement transposable (téléportable !) dans le monde médiatique de 2022 qui est devenu une suite de procès aussi rapides que stupides. De même plus tard, avec Némésis (2010) qui décrit une épidémie de poliomyélite en 1944, Roth aborde par la fiction un thème dramatique de notre époque récente. Même s’il n’apporte pas de bonnes nouvelles, peut-on dire que Roth est un prophète de la civilisation moderne ?

Comme vous le dites, La Tache (2000) et la moraliste dénonciatrice Delphine Roux, tout comme l’épidémie dans Nemesis (2010), peuvent être lus à la lumière de notre époque. Mais je pense qu’il aurait récusé le mot « prophète ». Déjà, quand je lui avais dit, un jour, qu’un journal britannique voyait en lui « l’observateur ascétique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle », il avait bien ri : « ascétique ? Comme un moine ? Tu te paies ma tête ? C’est bien un truc de Britannique de me traiter de moine ». Alors, de prophète…

Dans La Tache, il cherche, comme souvent, à sentir une époque, à voir ses travers, ce qui s’annonce – et en suggérant que ça va s’aggraver, ce qui a été le cas. Nemesis est en effet plus mystérieux car aucune épidémie ne se profilait. Mais c’est un livre sur la peur, sur la responsabilité, sur la culpabilité de transmission d’un virus, dont on vient de faire l’expérience avec le covid.

En 1992, il ne m’avait pas seulement rembarrée sur le « too academic », mais aussi sur le politiquement correct, me disant que c’était un phénomène très marginal, dans quelques universités, et que c’était bien une manie d’Européen de voir du puritanisme partout en Amérique. Mais huit ans plus tard, il publiait La Tache.

Je voudrais parler de Tromperie, publié en 1990 et qui fait partie des textes du nouveau tome de la Pléiade. Dans ce roman, Roth me semble à la fois le plus expérimental – c’est un ensemble en quelque sorte spiralé de dialogues avec des femmes – et le plus fidèle à lui-même en poussant aussi loin que possible la question de la différence sexuelle. Là aussi, ne donne-t-il pas des clés pour mettre en scène la guerre des sexes et l’incompréhension entre hommes et femmes, qui n’a fait qu’empirer depuis ? Vous indiquez fort à propos dans Avec Philip Roth qu’aucun héros ou avatar de ses romans n’a de complexe de supériorité par rapport aux femmes.

Tromperie, comme avant Ma vie d’homme, a été utilisé pour, censément, démontrer sa misogynie. Comme il l’a dit au moment de la sortie de la première Pléiade, ce n’est pas parce qu’on met en scène un homme qui déteste sa femme – et pas toutes les femmes – qu’on déteste les femmes et qu’on est misogyne. Mais, comme il le faisait remarquer, « qui, aujourd’hui, comprend la fiction ? », ça demanderait une grande enquête… Vous parlez, à propos de Tromperie, de « la guerre des sexes et l’incompréhension entre hommes et femmes, qui n’a fait qu’empirer depuis ». J’ai le sentiment que l’incompréhension entre hommes et femmes n’a pas empiré, qu’elle a toujours été radicale, et que, ce qu’on reproche à Philip Roth, ou en France à Philippe Sollers, c’est de l’avoir dit. Parfois, des personnes parviennent à échapper, peut-être pas à l’incompréhension, mais à la guerre. C’est le cas de certains personnages chez Sollers – par exemple, la claveciniste dans Femmes, Dora dans Passion fixe. Chez Roth c’est le cas notamment de Faunia dans La Tache, de Drenka  – mais elle n’est plus là – dans Le Théâtre de Sabbath

Ma question suivante est double. Par son caractère historique, par l’ambition du rythme de publication et par la mise en scène du pouvoir de révélation de la littérature, pensez-vous que l’on puisse mettre sur une même ligne classique Proust et Roth ? Roth qui prétendait d’ailleurs n’avoir jamais lu Proust. Du côté de l’Europe, Flaubert et Kafka – auquel Roth consacra un cours à l’Université de Pennsylvanie en 1971 – sont comme lui des auteurs qui sacralisent absolument la littérature. Ce n’est assurément pas un hasard s’il les cite. Dans La leçon d’anatomie (1983), on lit : « Il se faisait la plus haute conception possible des gigantesques capacités de la littérature à englober et à purifier la vie. Il allait écrire encore, publier encore, et la vie deviendrait colossale. » Une publication en Pléiade est certes un signe mais Roth – aux États-Unis prix Pulitzer en 1998 et entré de son vivant dans la prestigieuse Library of America – est-il vraiment considéré comme un classique en Europe ?

Franchement je ne sais pas si on peut mettre sur « une même ligne classique Proust et Roth ». Il faudrait demander ce qu’en pense un spécialiste, comme Philippe Jaworski. Roth avait essayé de lire Proust et n’avait pas pu. « Mon Proust à moi c’est Céline », disait-il. La première fois qu’il a rencontré Norman Manea, qui venait d’émigrer à New York, il lui a dit qu’il n’aimait pas Proust et Manea a pensé qu’il ne pourrait jamais être ami avec un tel homme. Il s’est même demandé s’il pouvait être vraiment un grand écrivain sans aimer Proust. Néanmoins ils sont devenus amis.

Mais, en 2015, quand Roth a lu l’essai de son ami Benjamin Taylor Proust : The Search, il a dit avoir le sentiment d’être passé à côté de quelque chose de très important. Mais il était trop tard. Bien qu’il ait en effet consacré un cours à Flaubert – mais aussi à Mauriac – c’est sans aucun doute Kafka « son » auteur. Comme lui, il disait vouloir « imposer sa fiction à l’expérience ».

Est-il un classique aux États-Unis ? Bien qu’il soit entré de son vivant dans la Library of America, je n’en suis pas sûre. Quoi qu’il en soit ça n’empêche pas la multiplication des propos désagréables sur lui et sur son œuvre, comme on l’a vu au moment de l’affaire de son biographe, accusé de viol. En Europe ? Est-ce que la Pléiade fait d’un écrivain un classique ? Il me semble que ça se discute. C’est comme le Nobel, qui a oublié des écrivains qui sont pour moi des classiques, Joyce et Proust pour ne citer qu’eux, et qui a couronné des auteurs qui ne me semblent pas être des classiques.

Philip Roth fut en 2017 le deuxième auteur étranger après le péruvien Mario Vargas Llosa l’année précédente à entrer de son vivant dans la collection de la Pléiade. Cela atténue-t-il un peu l’étonnante injustice de ne jamais avoir reçu le Nobel de littérature ? Bob Dylan n’était probablement pas le bon Américain à sortir du chapeau de l’Académie suédoise en 2016…

Je vois que vous croyez au Nobel comme sacre d’une œuvre. Pas moi. Il suffit de regarder le palmarès pour s’en convaincre.  Non seulement Joyce et Proust que je viens de citer, et ne parlons ni de Céline ni de Genet, des « affreux » bien sûr, inéligibles. Mais Saramago plutôt que Lobo Antunes. Elfriede Jelinek plutôt que Thomas Bernhard. Et, avant Bob Dylan il y a eu Dario Fo – dont par ailleurs j’admire le travail, mais est-ce vraiment une œuvre littéraire ? Je disais toujours à Roth : « si ces puritains protestants te donnent le Nobel, je vais être obligée de réviser tout ce que je pense d’eux ». Pour démentir ce que je dis, on pourrait citer Doris Lessing. Mais comme elle le disait elle-même en riant : « ils me l’ont donné parce que, pour moi, la date de péremption était dépassée ».

Pour revenir vers l’Europe, et tant pis si c’est un angle peut-être centré sur des références proches, Roth me paraît souvent incarner le mentir-vrai de Louis Aragon.  Au-delà de ce recueil de nouvelles paru en 1980, c’est un jeu fondamental sur l’identité, une capacité à sauter d’un personnage à l’autre, dont les deux auteurs semblent jouir incessamment. Vous avez donc rencontré Roth à de nombreuses et régulières reprises jusqu’en octobre 2017 : c’est un mot presque tabou de nos jours mais estimez-vous avoir approché de la vérité de l’homme ?

Tous deux ont en effet joué en permanence sur l’identité, mais pas de la même manière. Et Aragon avait une hallucinante facilité à écrire – de la poésie (parfois il aurait dû en jeter), de la prose – que n’avait pas Roth.

Approcher la vérité de l’homme ? Je ne sais pas. Je sais que sa vérité est dans son œuvre, c’est une banalité de le dire. Je ne sais pas si j’ai vu sa vérité, mais j’ai vu la fausseté de tous les clichés qu’on disait et qu’on dit encore sur lui. C’était un homme généreux. Et très fidèle en amitié.

Ce deuxième tome de la Pléiade se clôt sur Patrimoine où Roth aborde magistralement la maladie et le chemin vers la disparition de son père. Il y écrit : « Je dois tout me rappeler avec précision, me disais-je, tout me rappeler avec précision pour, le jour où il ne sera plus, pouvoir recréer le père qui m’a créé. On ne doit rien oublier. » Cette dernière phrase, injonction intime aussi simple que radicale sur le pouvoir de la mémoire, est aussi l’ultime citation de votre propre ouvrage. La question du père, de son père, est-elle le point de capiton de l’œuvre de Roth ?

Le point capiton, peut-être. Tout est dit en effet à la fin de Patrimoine. La phrase que vous citez, et aussi celle-ci : « Le rêve m’informait que sinon dans mes livres ou dans ma vie, du moins dans mes rêves, je resterais à jamais son petit garçon, avec la conscience d’un petit garçon, de même que lui continuerait à y vivre non seulement comme mon père, mais comme le père, juge de tous les actes que j’accomplirais. » Et il termine sur une phrase que répétait toujours son père : « On ne doit rien oublier ».

Votre livre dévoile une certaine incompréhension de la décision prise par Roth de cesser d’écrire, ou du moins de publier, après Némésis. Cette interrogation, qui est aussi une évidente source de pensée, a-t-elle pris fin en vous ?

Je ne pouvais pas croire que Roth avait cessé d’écrire. Je partageais l’opinion de Cynthia Ozick : « Un écrivain qui cesse d’écrire alors qu’il respire encore, se déclare immédiatement posthume à l’avance. » Je me disais que Roth avait seulement cessé de publier. Mais d’année en année, j’ai été convaincue qu’il disait la vérité. Il n’écrivait plus. Du reste à sa mort, on n’a rien trouvé.

J’ai été obligée de réfléchir un peu plus à cette question quand Antoine Compagnon m’a demandé de parler de Roth au séminaire de clôture de son cours sur « les fins de la littérature ».  Et maintenant il me semble que cette fin était inscrite dans l’œuvre, non pas tant dans Le Rabaissement – le fameux « il a perdu sa magie » – et Nemésis, les deux dernières publications, mais avant, dans son dernier grand livre, en 2007, Exit Ghost. On a traduit en français, Exit le fantôme, mais il faut bien entendre : « Exit le jeune écrivain prometteur qui a commencé sa carrière dans The Ghost writer en 1979 – même si on l’avait croisé cinq ans auparavant dans My life as a man ». Exit Zuckerman. Le double préféré de Roth.

Dans Exit Ghost, Zuckerman est « hors-jeu », a commenté Roth. À la fin du livre, on ne sait pas si Zuckerman meurt.  Simplement il disparaît. J’ai donc demandé à Roth s’il allait revenir. « Jamais, m’a-t-il dit. C’est fini. Je n’ai pas envie de revenir sur ce personnage ». Je crois que ça menait à « moi non plus je ne reviendrai pas ». Se séparer à jamais de ce double préféré était déjà faire une fin.

Quelles sont les obsessions de Zuckerman dans ce livre ?  Pas son cancer de la prostate, comme l’ont cru des critiques, qui ont expliqué que c’était un aveu autobiographique, une fois de plus, et que Roth lui-même avait eu un cancer de la prostate, ce qui est faux. Il a eu assez de maladies pour ne pas lui en ajouter une.

Deux choses obsèdent Zuckerman. La biographie. Et ce qu’il voit comme la fin de la littérature. Deux choses qui ont occupé Roth après qu’il a cessé d’écrire de la fiction. Prenons d’abord la biographie, « la tyrannie de la biographie », dit Zuckerman. Zuckerman a retrouvé Amy Bellette, qui était la compagne de Lonoff, le grand écrivain auquel Zuckerman rend visite dans The Ghost writer. Avec elle, qui a désormais 75 ans, il se bat, pour la mémoire de Lonoff, contre le jeune journaliste qui veut écrire une biographie. Pour Zuckerman, l’entreprise biographique est une agression de plus contre la littérature, qui est déjà en perdition. Ce n’est pas la première fois que Roth parle de la biographie, il y a notamment un passage dans Tromperie, en 1990, qui sonne comme un avertissement pour tous les biographes à venir.

Pour Roth, le fait d’avoir voulu, de son vivant, trouver un biographe, n’est pas finalement en contradiction avec les craintes de Zuckerman.  Les craintes de Zuckerman portent sur la biographie d’un homme, Lonoff, mort depuis longtemps. Pour Roth, faire une fin, c’était : 1. ne plus écrire de roman. 2. contrôler sa biographie. Et voici ce qu’il disait en 2013 : « Au cours des trois dernières années, je n’ai pas écrit de fiction. Je n’ai écrit que des choses pour mon biographe, des archives. C’est une écriture d’explication. Un peu comme un rapport de médecin légiste. Et c’est bien plus facile que la fiction. Je n’écris qu’un premier jet. Il n’y a pas toutes les réécritures sans fin auxquelles on se livre pour un roman, ni le doute qui va avec. » Cela rejoint ce qu’écrit Benjamin Taylor, dans son très émouvant essai Philip Roth mon ami (éd. Philippe Rey 2021) : « il est faux de dire que Roth a cessé d’écrire. Il a cessé de faire de l’art ».

Être son propre médecin légiste… Ne pas laisser à quelqu’un d’autre le soin d’autopsier, il en a rêvé. Y a-t-il vraiment cru ? On peut en douter, à lire les 900 pages de la biographie de Blake Bailey. Et on aimerait que Zuckerman revienne, pour dire que les biographes s’intéressent à la vie, mais pas assez à la littérature, pas au fait que cette vie a été consacrée à écrire.

Josyane Savigneau, Avec Philip Roth, Gallimard, Hors série Connaissance, 2014.

Philip Roth, Romans et récits (1979-1991), traductions par Mirèse Akar, Jean-Pierre Carasso, Josée Kamoun, Maurice Rambaud et Henri Robillot et révisé par Aurélie Guillain et Philippe Jaworski. Édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski, avec la collaboration de Brigitte Félix, Aurélie Guillain et Paule Lévy, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1584 p., février 2022, 69 € jusqu’au 30 juin.