Les chiens aboient, la famille trépasse: tout le monde ne peut pas être orphelin

Tout le monde ne peut pas être orphelin © Ph. Lebruman

Joyeux Noël ! le public gagne sa place sur les gradins, de part et d’autre de la table tandis que le sapin clignote. La meute des chiens s’apprête à ronger l’os du chapon, à en remplir de farces grasses la carcasse, à désosser les poncifs, à faire sauter les boucles de ceinture, à nous en mettre plein la rampe sur fond de musiques sirupeuses et de guirlandes bancales. La famille est à la fête pour ce nouvel opus des Chiens de Navarre mijoté avec sa sauce acide et ses garnitures douteuses.

Car c’est à la famille, à ses rites et à ses tripes que s’attaque le cynique collectif, dont le nom en forme de cadavre exquis revient à l’affiche depuis une douzaine d’années (La Raclette a déjà 12 ans !). La famille composée pour l’occasion est présidée par le père, Olivier Saladin, grognon et grivois à point, et la mère, Lorella Cravotta, chaloupante et décalée à cœur. Le couple passe sans broncher des (Des)chiens de Deschamps à ceux de Meurisse, assurant la continuité d’un humour gaulois, transgressif et parodique. Ces soixante-huitards en pleine(s) forme(s) lancent dès le premier tableau la lourde bombe dévastatrice : ils ont vendu la maison de famille pour aller baiser au soleil, et leurs grands enfants, des bobos mal élévés, n’ont qu’à se dépêcher de débarrasser leurs affaires poussiéreuses, on les a bien assez vus (les enfants ou les souvenirs ?) ! Il serait peut-être temps de vivre pour l’avenir et de se défaire des vieilleries accumulées. Le conflit de génération prend tout le monde à rebrousse-poil, et même carrément à poil. Ça crie, ça s’engueule, ça se dit en face des trucs qu’on n’ose même pas penser, quoique…

Tout le monde ne peut pas être orphelin © Ph. Lebruman

Pour notre plus grand plaisir coupable, les tableaux s’enchaînent, de paroxysme en hurlements, et n’épargnent rien. Non, les vacances de Noël ne sont pas une partie de plaisir ; non, les intérieurs bourgeois ne sont pas forcément cosys. Les frontières du bon goût sont vite débordées. La surenchère est un principe de création affiché dans une conversation burlesque qui déchaîne les rires du public : fugue et variations sur la fonction phatique du langage ou comment boursoufler une conversation creuse en la répétant sur le mode d’un burlesque déjanté jusqu’à l’absurde.

Dans cette esthétique de l’outrance et de l’outrage, la nourriture vole, les mots s’emballent. Les parents sont affreux, leurs enfants abominables, les pièces rapportées sont geignardes, les conversations tournent en rond, les coups pleuvent. Et ça balance, pas seulement des vannes mais aussi du poulet contre un mur, une couche sale dans le public, une tête coupée sur le tapis… et mon cul sur la commode.                  .

Ce sont les corps qui font le plus de bruit finalement : la jeune Charlotte lâche des gaz à n’en plus finir dans un numéro scatologique d’anthologie qui finit en crèche iconoclaste aux chiottes, la future maman sortant à peine la tête du trône, maculée des déjections familiales. Les chiens fouillent le bas ventre, des déchirures de l’accouchement aux jeux puérils du garçon avec « son coco », étonnamment plastique, dans un numéro de cirque virtuose avec accessoire inédit. La revue est complète : des névrosés ancestraux (on rit de l’irruption d’une Médée caricaturée puis d’un Œdipe aveugle qui se prend les pieds dans la poubelle) aux ados contemporains, des repas sans gluten aux orgies sanglantes, tout y passe,  y repasse et y trépasse.

C’est sûr, ce n’est pas fin mais c’est rythmé, c’est osé, c’est un peu sale, et surtout, c’est vrai, non ? on les reconnaît ces conversations rodées autour de la table de l’apéro, on l’a déjà reçue la jupe immettable et on a tous pour mère « la reine des tartes »… Ce rire viscéral est cathartique, il défoule sans arrière-pensées puisque que tous les arrière-pensés sont sur le plateau ! et ça fait du bien de s’amuser avec nos petites compromissions et de régler, en huis clos et par comédiens interposés, quelques vieilles ardoises.

Tout le monde ne peut pas être orphelin © Ph. Lebruman

Et puis tous ces cris, toutes ces projections et ces transgressions tendent vers une scène quasi finale (la scène finale me laisse plus dubitative) dont la beauté et la tendresse précisément dégagées de tout apparat disent avec sobriété le lien renoué autour d’un vieil homme au bain. L’affection résiste, qui se crée en dehors de l’obligation et de la convention. Finalement, que reste-t-il de la famille déchiquetée ? Rien de ses rituels et de ses passages obligés mais quelque chose d’une affection indéfectible.

Quand la famille bourgeoise, avec ses casseroles et rengaines, a été réduite en miettes, une réconciliation peut avoir lieu dans la blancheur  de la neige et de la faïence. Au-delà des hypocrisies, quand les coutures ont craqué, ne reste que la chair, un peu de peau à frotter pour affronter la suite, ensemble malgré tout. Les vilains chiens ont bien attaqué nos fondements, leurs morsures chatouillent un peu… mais on en redemande !

Tout le monde ne peut pas être orphelin, Les Chiens de Navarre. Mise en scène Jean-Christophe Meurisse. Collaboration artistique Amélie Philippe. Durée : 1h30. Avec Lorella Cravotta, Charlotte Laemmel, Vincent Lécuyer, Hector Manuel, Anthony Paliotti, Olivier Saladin et Lucrèce Sassella.

Théâtre des Salins, Martigues, du jeudi 17 au samedi 19 mars 2022. Infos ici.
Scène nationale de Chambéry du 23 au 6 mars. Infos ici.
La Comédie de Clermont-Ferrand du mercredi 30 mars au samedi 9 avril 2022. Infos ici
Scène nationale, théâtre de Mâcon le 12 avril 2022. Infos ici.