Laurine Rousselet : Dans les pas de Carolyn Carlson (Emergence)

Peinture de Carolyn Carlson

Le mythique solo Blue Lady de la chorégraphe et danseuse américaine Carolyn Carlson fut créé en 1983. Le recueil poétique de Laurine Rousselet, Émergence, dessine le trajet qui va des émotions à la forme, des images nées du solo à des concrétions d’écriture.

Arc-en-ciel tendu entre le corps en mouvement de la danse et le dynamisme du verbe, il fait l’objet d’un spectacle, d’une création éponyme qui réunit Laurine Rousselet à la lecture, la danseuse Sara Orselli, et la musique de Jean-Jacques Palix. L’art relève du champ de la possession. Carolyn Carlson s’est emparée de Laurine Rousselet qui, à partir du plan affectif-esthétique de la rencontre avec Blue Lady, creuse un texte qui danse sur les silences de la chorégraphie et interroge le ballet de l’instant présent et de l’éternité jusqu’à leur point de fusion. Œuvre majeure de la danse contemporaine, œuvre ivre de libertés que Carolyn Carlson présenta au théâtre de La Fenice en 1983, Blue Lady inspire, quarante ans après sa création, l’émergence d’un rythme poétique, d’un souffle entre hachure et élan vertical.

Poésie et danse questionnent l’espace, ses courbures. La première explore l’espace de la page, les dialogues entre la main et la topologie du plan, la seconde l’espace de la scène, les échos entre le corps et ce sur quoi, ce dans quoi il se déploie. Les mots de Laurine Rousselet font saillance : l’anatomie des vocables recherche un lieu soustrait au bavardage, aux langues fossilisées, à l’étiage de la pensée. De même que le corps des danseurs, des danseuses, est en quête d’un autre régime du corps-âme et du vivre, la poésie aspire à plonger la langue dans des états-limites, dans des postures inédites. L’énergie de la poésie et de la danse jaillit d’une attirance pour la pointe de l’instant, là où s’invente un pas, un infinitif. Doté d’une fonction magique dans l’économie poétique de Laurine Rousselet, omniprésent dans ses recueils, l’infinitif relève du talisman, d’un écrire-agir. Tout à la fois, il sous-tend et exprime ce qu’elle nomme le « crire », l’écrire-crier.

bâtir         aimer       délirer         danser

agglomérer

Émergence rassemble

années      explosions        expériences    

Il s’agit de soustraire des éclats, des turbulences de « crire » qui fendent la connaissance par la stupeur, qui désoriente le dire par l’impalpable. Il s’agit de laisser émerger les branchements entre les plans de l’être, entre les paysages mentaux et cosmiques. Laurine Rousselet ne traduit pas Blue Lady en salves poétiques, elle a aspiré des images, des souvenirs, des forces qu’elle réexpire en souffles compacts en les inclinant vers une poétique du voyage de l’existence. Le recueil est rythmé par des virgules qui symbolisent graphiquement un mouvement décliné en trois traits sous lesquels figurent les noms d’une, de deux ou de cinq couleurs (vert, bleu, rouge, jaune, noir). La grammaire des teintes établit une correspondance avec les couleurs des robes portées par l’interprète de Blue Lady. La création de la chorégraphe danse en effet les quatre âges de la vie, disposés en quatre tableaux, de l’enfance à la vieillesse, en passant par la maternité. La poétesse prolonge ces métamorphoses, ces devenirs, elle étoile le quartet, les cycles de la vie, les aventures d’une conscience en phase avec les phénomènes de la nature, avec la rivière, avec l’arbre, avec l’animal, avec la lune.

Sara Orselli © Max Ruiz

Pas plus que la danse n’est une autre parole, l’écriture n’est une forme extrême de la danse. Chacune a ses matériaux, ses puissances créatrices propres, toutes deux longent des précipices et virevoltent sur des formes irréductibles auxquelles elles donnent naissance. Émergence recueille la matérialisation des songes, des rêves qui ont traversé Laurine Rousselet depuis qu’elle a été percutée par Blue Lady. Blue Lady remonte le temps, saute à pieds joints dans le livre, revient réincarnée par la danseuse Sara Orselli. Poursuivant sa formation de danseuse à l’académie de la Biennale de Venise dirigée alors par Carolyn Carlson, Sara Orselli danse régulièrement dans les créations de la chorégraphe (et en particulier dans le solo Mandala créé pour elle). Au fil des poèmes, se déploie un royaume accueillant l’heure bleue, l’instant bleu annoncé par l’oiseau bleu : celui qui s’arrache aux soufflets de la durée linéaire, celui qui fait effraction et crée une différence en raison de sa charge intensive et de la part d’éternité qu’il recèle.

l’oiseau bleu n’est pas un songe

il serre de près et de loin

les fleurs de lilas troublantes d’amour

et cet Argus bleu-nacré gourmand de lumière

pour la réfléchir

Les textes délivrent des éruptions qui sont autant de dons, suivent le cheminement initiatique de Blue Lady, de l’aurore de sa naissance au crépuscule de sa vie. Ils ne miment pas ce que le corps dansant performe mais, entre gravitation et légèreté, ils composent avec le poids de la pensée, avec l’irrévérence de l’amour. Émergence fulgure comme le cinquième âge de la vie du solo de Carolyn Carlson. Il répond à l’appel de l’enfance, à l’appel lancé par Blue Lady et se grise de la vitesse des corps et du verbe en mouvement. Il bouscule le logos par les forges des pulsions et des sensations non taillées.

dans le corps  révélé il y a

animal        branches      arbre

lune        cosmos       affirmation

forces et transfiguration

l’œil ouvert

à l’orée d’un infini percé

Toute création est une invitation au dépaysement, à la démesure de ce qui crée son propre plan d’existence. Depuis son corps en rythme, Laurine Rousselet écrit, sculpte les haut-reliefs d’un verbe qui ne recule ni devant son silence, ni devant son effroi, qui ne se tait pas face à l’action de la mort. Carolyn Carlson a tendu une main de feu à la poétesse qui, à son tour, nous tend une expérience poétique se tenant à la hauteur des mouvements psychiques. S’arrachant à la terre pour la retrouver autrement, le corps dansant et l’écriture conquièrent des postures entre grâce aérienne et ancrage dans le chthonien. Centrale dans l’œuvre de Laurine Rousselet, la question de l’instant s’organise entre pensée du « kairos », « amor fati », et accueil de l’instant-événement qui fait trouée. Sa rencontre avec les créations de Carolyn Carlson se loge sous le signe de l’instant qui étire son épiphanie, ses puissances et ses effets dans l’espace du « toujours », en direction d’une coalescence entre ce qui fut et ce qui est, entre les plis du passé et la texture du présent. Nous sommes à la fois en 2022 et en 1983. C’est l’imaginaire, la puissance-en-langue de la poétesse qui investissent ces pages. Mais c’est tout autant Carolyn Carlson qui y court, qui y interprète la Dame Bleue, dont le souffle, les élévations les ritardandos, les mouvements lents, saccadés, spiralés, diagonaux, circulaires griffent la piste poétique. Les deux gestes — chorégraphie muette de l’écriture et solo fondateur de Blue Lady (repris par le danseur Tero Saarinen en 2008) — fusionnent, s’interpénètrent, se fécondent dans un équilibre entre naissance perpétuelle et renaissance, entre absence et présence, entre osmose et clinamen.

Avec la danse et la musique, la poésie de Laurine Rousselet partage l’art du temps, de sa conjugaison à l’infinitif de l’éternité et à l’indicatif du fugace. Toutes trois ont en commun une perception aiguë de l’éternel retour différentiel de Nietzsche (de nombreuses créations de Carolyn Carlson, qui est également calligraphe, poétesse, s’inspirent de Nietzsche). Dans Correspondance avec Bernard Noël – Artaud à La Havane, paru en 2021, Laurine Rousselet écrit à Bernard Noël, le 12 avril 2018 : « A travers tes lignes, le sens circule continument, la vérité réinterrogée. C’est toujours comme si j’assistais à une augmentation de la conscience ». C’est précisément une augmentation de la conscience et une amplification des champs de l’inconscient que la lecture d’Émergence génère.

Dans le vide qui sépare les corps se dresse une voix poétique. Les pas qui résonnent entre les archipels de phrases renvoient à une expérience : expérience des résonances d’un être à l’autre, entre les amants, entre les formes du vivant, entre les arpenteurs de volcans poétiques et de volcans chorégraphiques. La langue de Laurine Rousselet ne cède jamais devant l’invisible parce qu’elle est désir de langue et langue du désir.

Laurine Rousselet, Émergence, éditions de l’Inventaire, mars 2022, 80 p., 12 €

Signalons la parution en 2021 de l’ouvrage de Laurine Rousselet, Correspondance avec Bernard Noël – Artaud à La Havane, L’Harmattan, 152 p., 16 € 50

Spectacle Émergence. Création par Laurine Rousselet. Texte : Laurine Rousselet. Danse : Sara Orselli. Musique : Jean-Jacques Palix. Éléments scéniques : Serge Kantorowicz, Denis Tricot. Traduction en italien : Francesca Maffioli.