Tribune 

« Moi qui ai grandi dans une dictature, je n’ai pas ce luxe de m’abstenir de voter »

Thuân

Romancière

Dans une tribune à « l’Obs », Thuân, romancière vietnamienne, naturalisée française en 2000, se souvient de la première fois qu’elle a voté, en 2002. Et de sa première manifestation, contre le Front national. Au Vietnam, il n’y a pas d’élections et les manifestations y sont interdites. Dimanche 24 avril, elle votera Emmanuel Macron, car elle n’a « pas le luxe » de faire autrement.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

La première fois que j’ai voté de ma vie, c’était en 2002 pour l’élection présidentielle. J’avais 35 ans, j’avais été naturalisée française peu avant, et je n’avais jamais voté de ma vie. Au Vietnam, les élections, ça n’existait pas. Ça n’existe toujours pas d’ailleurs, vu que le Parti communiste choisit lui-même qui va gouverner le pays. J’aimerais le rappeler à mes compatriotes français qui s’abstiendront : c’est un droit très précieux que de pouvoir voter !

Je me souviens aussi qu’il y avait eu en 2002 d’immenses manifestations contre le Front national [devenu Rassemblement nationale en 2018]. J’y étais allée. Là aussi, c’était ma première manifestation. C’est en France, où je me suis réfugiée en 1991, que j’ai découvert le concept de manifestation. Au Vietnam, les manifestations n’existent pas non plus. Aujourd’hui encore, le mot même n’existe pas vraiment, enfin, sauf quand les journaux évoquent les manifestations en France, qu’ils présentent comme une spécificité française pittoresque, ridicule, et très dommageable pour la stabilité politique et économique. Il y a pourtant eu, récemment, des Vietnamiens qui ont protesté contre un scandale environnemental : le gouvernement et la propagande n’ont pas parlé de manifestations, mais de « trouble à la circulation ».

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Faire attention aux mots

Aujourd’hui, j’entends beaucoup de personnes dire qu’elles n’iront pas voter dimanche ou qu’elles voteront blanc, et qui répètent : Macron, c’est comme Le Pen, Macron, c’est la dictature. Moi qui ai grandi dans une dictature, je peux vous dire qu’une dictature, ce n’est pas du tout ça. Moi qui ai grandi dans une dictature, je n’ai pas ce luxe-là, de m’abstenir de voter comme eux. Oh, qu’on soit clairs : j’abhorre la politique ultralibérale d’Emmanuel Macron, le fait qu’il casse le service public, et notamment l’université. Ça me rend triste et en colère pour l’avenir de la France. Mais, ici, en France, j’ai au moins la liberté de dire publiquement que je suis opposée à la politique du gouvernement. Je peux l’écrire. Je peux manifester pour protester. Au Vietnam, c’est impossible. Vous risquez la prison si vous critiquez le gouvernement. Mon avant-dernier roman, « un Avril bien tranquille à Saïgon », qui évoque le 30 avril 1975 − ce jour que les Vietnamiens de la diaspora appellent « la chute de Saïgon », et qu’au Vietnam on appelle « la libération de Saïgon » −, a été interdit par la censure. Il y a encore plein de romans interdits par la censure au Vietnam, comme « 1984 » de George Orwell.

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Il faut faire attention aux mots. Une dictature, ça n’a rien à voir avec le régime actuel en France. Dans ma famille, nous sommes un peu des spécialistes des dictatures, alors je crois que je peux vous expliquer ce que c’est. Mon père, mathématicien, est du Nord-Vietnam. A 14 ans, il a menti sur son âge et s’est engagé dans le Viet-Minh, pour combattre les Français. Il a combattu à Dien Bien Phu. Ensuite, il a repris ses études, c’était toujours la guerre, et il a fait sa thèse à Bucarest, sous le régime de Ceausescu. Quand on était au Nord-Vietnam, après 1954, on ne pouvait pas partir en France ou aux Etats-Unis. L’Ouest, c’était le Mal. On faisait nos études dans les pays frères, c’est-à-dire communistes. Mais là-bas, à Bucarest, mon père est devenu ami avec un Américain : il a été dénoncé et renvoyé de Roumanie. Cela a été la honte pour toute la famille. Mon père, qui n’a jamais voulu adhérer au Parti communiste, était très mal vu par les autorités. Et il ne supportait plus l’atmosphère oppressante du Nord, où les voisins et la famille ne cessaient de se dénoncer les uns aux autres.

Après la « libération » du Sud-Vietnam, nous sommes donc partis nous installer à Saïgon. A l’école, je me souviens des chants de propagande, de nos chemises rouges. On nous lavait le cerveau. Nous le savions car mon père nous parlait très librement à la maison. Mais il avait en même temps très peur. Un de ses amis avait été dénoncé par ses propres enfants. Il nous répétait sans cesse : « J’espère que vous ne me dénoncerez pas, vous, mes propres enfants. » A l’école, ma sœur Thi et moi sentions que nous étions différentes. Nous nous sentions en sursis. En 1980, mon père a d’ailleurs été dénoncé pour une peccadille, il a été jeté en prison pendant un an. Cela lui a permis de rencontrer plein de dissidents, des boat people qui avaient été arrêtés pendant leur fuite, des sommités du Sud-Vietnam. Il a appris plein de choses à leur contact. Et quand il est sorti, il nous a tout raconté. Il avait perdu son emploi, car il était « suspect ».

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Confort d’enfant gâté

A l’école, j’ai appris le russe. Mais à la maison, clandestinement, nous apprenions le français. C’était pour mon père la langue de la liberté, la langue de l’Ouest. Après 1975, il y a eu énormément d’autodafés de livres occidentaux. Ceux qui avaient pu en garder finissaient souvent par s’en débarrasser de crainte d’être dénoncés, et de ce fait, au marché noir, on trouvait des livres français vraiment pas chers. C’est ainsi que j’ai lu Sartre, Sagan, Balzac, André Gide, « Madame Bovary »… Ces livres interdits représentaient la liberté. Comme j’avais des bonnes notes à l’école, j’ai obtenu une bourse, et j’ai été envoyée faire mes études en Russie, à 18 ans, en 1986. C’était alors la « perestroïka » [politique d’ouverture impulsée par Gorbatchev à son arrivée au pouvoir]. Par rapport à l’ambiance de glaciation au Vietnam, j’avais l’impression de découvrir, presque, la liberté. C’est étrange de se dire qu’aujourd’hui en Russie, ils sont en train de retourner en arrière, avec un rideau de fer encore plus terrible que lorsque j’y étais, et encore plus de propagande.

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Et puis en 1991, j’ai pu enfin passer à l’Ouest. J’ai fui en France, plutôt que de revenir au Vietnam. C’était aussi le cas de mon mari, peintre, que j’ai rencontré à Paris. Il avait obtenu une bourse à l’Ecole des Beaux-Arts. Son père était un poète dissident, un intellectuel qui s’était engagé dans le Viet-Minh et qui, idéaliste, avait fondé un groupe d’artistes pour la liberté d’expression et la liberté artistique… Il a sans cesse été harcelé par le régime communiste vietnamien.

Je me souviens de nos dix premières années en France. Nous n’avions pas demandé le statut de réfugié politique car mon beau-père était encore au Vietnam : ce statut nous aurait interdit tout retour au Vietnam. Nous étions donc des « immigrés », des « migrants » et pas des « réfugiés ». C’était dur. Que de cauchemars avons-nous fait à cause de nos papiers ! Tous les ans, il fallait renouveler le titre de séjour. C’était humiliant. Cela laisse des marques. Certains expliquent qu’ils vont s’abstenir dimanche, ils font plein de théories. Mais moi, je n’ai pas ce confort d’enfant gâté. Pour Marine Le Pen et son programme de préférence nationale, je serai toujours une Française de papier, une Française de seconde zone. Je sais très bien ce que ça veut dire, car pendant dix ans, j’ai fait la queue pour renouveler mon titre de séjour, avec l’angoisse d’être expulsée. Si elle gagne, je voudrais partir ailleurs, pour mes enfants. En Allemagne ? Je ne parle pas allemand… Je préfère ne pas imaginer.

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Quand mon mari et moi sommes rentrés au Vietnam, en 1997, pour les funérailles de mon beau-père, nous étions paniqués pendant tout notre séjour. Nous avions peur d’être arrêtés par la police vietnamienne. Cette peur, qui ne me quitte pas, je l’ai retrouvée dans le roman de Kundera, « l’Ignorance ». L’héroïne, qui a émigré, fait toujours le même cauchemar : elle est dans un avion qui change de direction et atterrit dans un aéroport inconnu, où des policiers en uniforme tchèque l’attendent au pied de la passerelle…

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Nous avons choisi la France pour échapper à ces cauchemars : je ne comprends pas que certains disent vouloir « essayer » Marine Le Pen. On n’essaie pas un régime fasciste. La démocratie, c’est très fragile.

Les « vaches rouges » de Facebook

En 2000, finalement, mon mari et moi avons demandé notre naturalisation. Et nous avons abandonné notre nationalité vietnamienne. C’était une décision très difficile à prendre, car je me sens complètement vietnamienne, je suis une romancière vietnamienne qui écrit en vietnamien. Mais je savais que si je ne renonçais pas à mon passeport vietnamien, s’il m’arrivait un souci au Vietnam, je serais moins protégée qu’un « vrai » citoyen français. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. Après l’interdiction de mon roman « un Avril bien tranquille à Saïgon », mon éditeur m’a dit qu’il serait plus sage que, pendant quelques mois, je ne me rende pas au Vietnam. Je ne sais pas si mes derniers romans seront traduits et passeront la censure.

Les abstentionnistes qui crient à la dictature ne savent pas ce que c’est qu’une dictature. La preuve : ils écrivent partout, sur les réseaux sociaux, à quel point ils vomissent le régime de Macron. Savent-ils qu’au Vietnam, on ne peut même pas faire ça, on ne peut pas écrire son opinion sur les réseaux sociaux ? C’est vrai, maintenant, au Vietnam, nous avons accès à Facebook, et plus seulement en le contournant avec un VPN comme c’était le cas il y a quinze ans. Sauf que Facebook a passé des accords avec le gouvernement : bref, si vous tenez des propos séditieux, attention, vous serez dénoncé. Et harcelé. Au ministère de l’Intérieur, il y a une unité spéciale pour cela, la « Force 47 ». On les appelle aussi les bò đỏ, les « vaches rouges ». C’est une police culturelle qui repère les discours litigieux. Et qui lance des campagnes de harcèlement contre les auteurs de ces propos. Et vous pouvez en être victime, même si vous résidez à l’étranger.

Je pense par exemple à cette romancière vietnamienne exilée en Allemagne depuis vingt ans, Phạm Thị Hoài, que le gouvernement déteste. Récemment, pour le Têt, elle a fait un texte sur la tradition des bánh chùng, ces gâteaux qu’on confectionne pour le Nouvel An lunaire, où elle analyse, de façon critique et assez drôle, l’asservissement volontaire des femmes qui passent des semaines à les préparer alors qu’elles n’aiment même pas ça. Ça a été le prétexte pour lancer une campagne de harcèlement contre elle, pour « antipatriotisme ». Il y a eu d’abord les fameuses « vaches rouges » et, ensuite, plein d’individus lambda qui se sont excités tout seuls. Beaucoup ont signalé son compte Facebook pour « incitation à la haine » afin de le faire fermer. Heureusement que la législation de Facebook en Allemagne n’est pas la même…

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La liberté d’expression, c’est si précieux ! La première chose que fera Marine Le Pen, ce sera de mettre au pas les journalistes et les écrivains. Comme son ami Viktor Orbán en Hongrie. Ce n’est pas comme si on ne savait pas. Moi, j’ai choisi la France pour pouvoir exercer ma liberté d’expression. Alors, je vous en conjure, pour sauvegarder cette liberté-là, dimanche, même si c’est douloureux, votez Emmanuel Macron pour faire barrage à Marine Le Pen.

Thuân, bio express

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Née en 1967, Thuân est une des plus captivantes romancières vietnamiennes contemporaines. Son œuvre, drôle et poétique, revisite l’histoire de son pays tout en peignant la société d’aujourd’hui, d’une plume acide et loin des clichés. Elle a notamment publié « un Avril bien tranquille à Saïgon » et « l’Ascenseur de Saïgon » aux éditions Riveneuve. Son dernier roman « Lettres à Mina » est paru en 2020. Elle vit en France depuis 1991.

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