Comment Aurélie Filippetti et l'exception culturelle ont envoyé Netflix au Luxembourg

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Netflix a tranché : c’est au Luxembourg que le service de films à la demande qui cartonne aux États-Unis installera sa version francophone.

Comme le révèlent les Échos, cette décision est moins motivée par des questions de fiscalité que par le caractère dissuasif des règles que la France entendait faire peser sur Netflix.

Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler comment fonctionne Netflix et de comparer la réglementation française en la matière à celle du Luxembourg.

Le principe de Netflix est simple : il s’agit d’offrir à l’utilisateur des films et des séries télé, en streaming ou sur DVD, en fonction de ses goûts. Lorsque vous vous abonnez, le service vous propose de “noter” un maximum de films et de séries de son catalogue. Au fur et à mesure que vous notez des œuvres, Netflix vous propose donc des films et des séries similaires à ceux que vous avez aimés, et écarte ceux qui s’en éloignent.

Après quelques semaines d’utilisation, vous atterrissez donc sur une page d’accueil complètement personnalisée. C’est la beauté du service : vous trouverez toujours quelque chose d’intéressant à regarder, puisque les recommandations sont taillées sur mesure. Blockbusters hollywoodiens, documentaires animaliers, films néo-réalistes japonais ou nouvelle vague française, Netflix s’adapte à tous les profils.

L’idée est tellement brillante qu’un certain nombre de startups françaises s’y sont essayées au fil du temps, mais sans jamais percer, le plus souvent en raison d’un catalogue trop restreint.

Mais Netflix, lui, dispose déjà du catalogue. Une fois les droits de diffusion européens et français négociés avec les distributeurs, reste à se conformer à la législation européenne, qui fonctionne en deux morceaux : une directive européenne du 10 mars 2010, dite “Services de médias audiovisuels”, fixe les règles générales ; s’ajoutent ensuite les règles spécifiques à chaque État membre. Dès lors qu’un service est conforme à la législation de l’État qui l’accueille et à la directive, les autres États ne peuvent plus l’interdire sur leur territoire, liberté de circulation oblige.

Un des objectifs majeurs de la directive est la promotion et le soutien aux œuvres européennes. En son article 13, elle prévoit donc que les “services de médias audiovisuels à la demande” se voient imposer une obligation de promotion de la production et de l’accès aux œuvres européennes. Chaque État membre peut choisir de traduire cette obligation en termes soit de contribution financière, soit de part du catalogue proposé aux utilisateurs.

Tel est le niveau minimal de réglementation fixé par l’Union européenne. Aucun État ne peut exiger moins des services installés sur son territoire, mais chacun est libre d’aller plus loin. Et la France ne s’est pas gênée : le décret du 12 novembre 2010, venu fixer les règles nationales spécifiquement applicables aux services à la demande, est proprement surréaliste.

Au-delà de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, non seulement les services à la demande doivent consacrer 26% dudit CA au financement de productions européennes et 22% à des productions françaises (le tout devant aller aux trois-quarts à des œuvres indépendantes), mais ils doivent également réserver 60% de leur catalogue à des œuvres européennes, et 40% (inclus dans ces 60%, donc) à des œuvres françaises.

Comme si ça ne suffisait pas, les services doivent obligatoirement présenter des œuvres européennes et françaises sur leur page d’accueil — et pas seulement en mentionnant leur titre, s’il vous plaît.

Et comme si ça ne suffisait toujours pas, en cas de chiffre d’affaires supérieur à 50 millions, les seuils de financement vus plus haut doivent porter à 75% sur des contributions avant la fin des prises de vue, c’est-à-dire sur ce qu’on appelle le préfinancement.

Voyez : là où l’Union européenne propose de choisir entre obligations de financement et de diffusion, la France répond : les deux, mon général !

À titre de comparaison, le Luxembourg — au hasard — s’est contenté d’une transposition quasi-littérale du texte européen, remplaçant ça et là les mots “organismes de radiodiffusion” par “fournisseurs de services”, de sorte que les services en question se voient essentiellement contraints de respecter la loi luxembourgeoise existante. Pas de nouveaux seuils, pas de nouvelles obligations de diffusion, pas d’obligations de mention sur la page d’accueil : la directive, rien que la directive.

Or, si les obligations françaises de financement sont extrêmement lourdes mais néanmoins réalisables, respecter les obligations de diffusion forcerait Netflix à renoncer presque entièrement au système de recommandation qui a fait son succès !

Bons élèves, les dirigeants de Netflix se sont tout de même donné la peine d’entamer des négociations avec Aurélie Filippetti et le CSA : les règles françaises étant issues d’un décret et pas de la loi, un infime espoir subsistait de voir le Ministère de la Culture assouplir le cadre réglementaire en échange de la promesse de financements supplémentaires pour les productions françaises originales et, bien sûr, d’importantes rentrées fiscales.

Peine perdue : la bonne volonté des Américains s’est heurtée à l’intransigeance française, comme l’illustrent les déclarations martiales d’Aurélie Filippetti, qui assurait, en début d’année, que Netflix devrait “se plier à nos régulations”.

Las ! la ministre aurait dû potasser son droit : en s’installant au Luxembourg, où le service est transposable quasiment tel quel, Netflix se voit garantir l’accès au marché européen tout entier, la réglementation kafkaïenne en moins.

Loin de s’avouer vaincue ou de reconnaître ses torts, Aurélie Filippetti affirme maintenant rechercher des moyens “d’obliger Netflix à s’installer en France”.

On lui souhaite bien du courage.

 
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