Toulouse-Lautrec : 4 œuvres pour plonger au cœur des nuits parisiennes

Toulouse-Lautrec : 4 œuvres pour plonger au cœur des nuits parisiennes
Toulouse-Lautrec, Yvette Guilbert chantant Linger, Longer, Loo (détail) © Musée d’Etat des beaux-arts Pouchkine, Moscou

Figure incontournable du Paris de la fin du XIXe siècle, Toulouse-Lautrec a su plus que nul autre saisir l'effervescence de sa vie nocturne. En ce jour de festivités, découvrez quatre œuvres parmi les plus emblématiques de ce thème cher à l'artiste.

Paris, ses théâtres, ses cabarets, ses maisons closes, est le monde au cœur duquel s’épanouit l’art de Toulouse-Lautrec, auquel le Grand Palais consacre actuellement la première exposition monographique en France depuis 25 ans. Entouré d’un groupe d’amis, l’artiste découvre les séductions de la nocturne, des Champs Élysées aux Grands Boulevards et à Montmartre. Le monde interlope de la Butte devient son univers d’élection. Il est l’ami d’Aristide Bruant, chansonnier à la voix rauque qui rudoie les clients de son cabaret Le Mirliton. Il fréquente les cafés-concerts, les bals, le cabaret du Chat noir fondé par le chansonnier Rodolphe Salis, avec son fameux théâtre d’ombres. Il fréquente le cirque Fernando, plus tard le Nouveau-Cirque où se produisent Footit et Chocolat. On va « à l’Élysée », le bal de l’Élysée-Montmartre, pour voir La Goulue dans le quadrille naturaliste, danse canaille qui fait lever haut ses jupons, révélant la blondeur de son anatomie à peine voilée d’une mousseline aérienne… Feux de la rampe, volutes de tabac, absinthe, visages et corps de femmes, danses endiablées, nuits blanches, l’univers de l’artiste se construit au gré de ses rencontres.

1. Au Moulin Rouge avec La Goulue, la reine du french cancan

En 1895, la reine du french cancan commence à décliner. De son vrai nom Louise Weber, La Goulue quitte le Moulin Rouge, où elle connut son here de gloire, pour proposer un spectacle de danse à la Foire du Trône. Elle sollicite alors Toulouse-Lautrec et lui commande deux panneaux décoratifs destinés à orner sa baraque foraine. En résultent ces deux œuvres monumentales, dont le graphisme évoque celui de ses plus belles lithographies. Intitulée La Danse au Moulin Rouge (dite aussi La Goulue et Valentin le Désossé), la composition de gauche est librement inspirée de celle de la toute première affiche de Toulouse-Lautrec produite pour le Muoulin Rouge en 1891 (avec le couple principal au centre, les spectateurs en arrière-plan, mais dans un style moins japonisant). L’œuvre est dominée par des camaïeux de gris et de beiges, que viennent rehausser le vert et le rose des vêtements de La Goulue, le blanc de ses froufrous faisant écho à celui des lampions. À son côté, la silhouette dégingandée de Valentin le Désossé, presque transparente, a quelque chose de spectral. Entre La Goulue et l’homme corpulent positionné complètement à gauche, main derrière le dos, apparaît la danseuse Jane Avril, coiffée d’un chapeau à plumes.

Toulouse-Lautrec, La danse au Moulin Rouge ou La Goulue et Valentin le Désossé, panneau pour la baraque de La Goulue à la Foire du Trône de Paris, 1895, huile sur toile, 298 x 316 cm, Paris, musée d’Orsay © Rmn-Grand Palais (musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski

Le second panneau décoratif, La Danse mauresque (dit aussi Les Almées) est une évocation du spectacle de danses orientales proposé par La Goulue à la Foire du Trône (en levant la jambe si haut, elle semble pourtant plus proche du quadrille que de la danse du ventre…). L’ex-star du Moulin Rouge est entourée de musiciens, dont un vigoureux pianiste à gauche et une joueuse de tambourin assise à droite. Certains spectateurs du premier plan ont pu être identifiés, dont Oscar Wilde (de dos, esquissé en quelques traits et coiffé d’un haut-de-forme), et le critique d’art Félix Fénéon (de trois quarts, en bas à droite de la composition, vêtu d’une chemise à carreaux). Destinées à être éphémères, ces deux œuvres ont été sauvées de la destruction par le collectionneur Georges Viau, qui en fit l’acquisition en 1900.

2. La chanteuse Yvette Guilbert croquée sur le vif

Celle qui se disait « timide à la ville et audacieuse à la scène » a été « croquée » à de multiples reprises par Toulouse-Lautrec, lui inspirant ses seules œuvres véritablement à la frontière de la caricature. « Pour l’amour du ciel, ne me faites pas si atrocement laide ! Un peu moins !… », dira Yvette Guilbert (1865-1944) à l’artiste, après avoir vu son projet d’affiche annonçant le programme 1894-1895 du café-concert Les Ambassadeurs. Toulouse Lautrec observe et dessine la chanteuse depuis 1890, date à laquelle il la voit pour la première fois en scène, au Divan japonais. Curieusement, il ne la rencontrera que deux ans plus tard, par l’entremise du compositeur et écrivain Maurice Donnay. Alors au faîte de sa gloire, elle s’est déjà produite, entre autres, à l’Eldorado, à l’Éden-Concert, et au Moulin Rouge. Il la représente sous toutes ses coutures, de face, de profil, debout, en buste, la tête levée…, et lui consacrera même deux albums de lithographies, l’un, composé de seize planches, pour accompagner un texte du critique Gustave Geffroy (1894), l’autre, riche de neuf lithographies, illustrant les plus grands succès de la chanteuse (en 1898).

Toulouse-Lautrec, Yvette Guilbert chantant Linger, Longer, Loo, 1894, peinture à l’essence sur papier marouflé sur toile, 58 x 44 cm, Moscou, Musée d’État des beaux-arts Pouchkine © Musée d’Etat des beaux-arts Pouchkine, Moscou

Dans Yvette Guilbert chantant Linger, Longer, Loo, Toulouse-Lautrec atteint un sommet de réalisme expressif, en usant d’un minimum de moyens et d’effets. Le personnage est réduit à l’essentiel : sa tête, ses longs gants noirs qui le rendent immédiatement reconnaissable, quelques traits pour esquisser son corps et matérialiser l’idée de son vêtement, en suggérer les volumes. Le décor est inexistant, la figure se détachant d’un support laissé vierge. Seul le visage de la chanteuse semble pleinement abouti. Comme à chaque fois qu’il la dépeint, les traits sont accusés, le teint très pâle – qui contraste avec les mains croisées sous le menton – sous l’importante chevelure, les mimiques soulignées, exagérées comme le rouge de ses lèvres. Plus qu’un portrait, Toulouse-Lautrec peint une posture, l’instant fugace d’une attitude.

3. Scène de maison close

Toulouse-Lautrec, Au salon de la rue des Moulins, 1894, fusain et huile sur toile, 110 x 130,5 cm, Albi, musée Toulouse-Lautrec © Musée Toulouse-Lautrec, Albi, France

Toulouse-Lautrec a réalisé plus d’une cinquantaine d’œuvres, peintures, dessins et lithographies, sur le thème des maisons closes, qu’il fréquente assidûment jusque vers 1895, période où s’amorce le déclin de ce type d’établissements. Il se rend fréquemment aux bordels des rues de Steinkerque et d’Amboise, et surtout à celui du 24 de la rue des Moulins. Il connaît la patronne, et les filles qui y travaillent. Il est client, mais pas seulement. Il noue des liens affectifs, amicaux avec certaines des pensionnaires.
Ce tableau de 1894 constitue sans doute son grand chef-d’œuvre sur le sujet, en tout cas le plus abouti. Il résulte d’une multitude de croquis et d’études préparatoires, dont une esquisse au pastel. À la différence de la série lithographique Elles, où il réalise des portraits individuels et intimistes des jeunes femmes, Toulouse-Lautrec se livre à une composition de groupe. Dans le faux luxe d’un salon au décor de miroirs, de lambris et de moulures, des filles attendent. L’artiste fixe un moment précis, presque figé. On ne voit aucun client. Décentrée, la composition associe deux groupes de personnages, avec deux femmes à l’arrière-plan, à gauche, et trois autres qui occupent l’essentiel de la partie droite de la toile. L’effet de profondeur est donné par la ligne diagonale qui traverse le tableau, des deux figures du fond à l’extrémité de la jambe gauche tendue de la jeune femme assise sur le divan du premier plan.
Cette dernière – une prostituée dénommée Mireille – est tournée vers la tenancière de la maison, figure hiératique, vêtue d’une longue robe fermée jusqu’au col, qui semble elle aussi perdue dans ses pensées. Toulouse-Lautrec dépeint une somme de solitudes. Les personnages ne se parlent pas, ne se regardent pas. Le seul véritable mouvement de cette composition silencieuse est insufflé par la figure féminine debout à l’extrême droite, à demi-coupée, qui soulève ses jupons. Même si elle semble avoir été saisie sur le vif, cette scène au cadrage photographique a été longuement travaillée en atelier.

4. La danse envoûtante de Loïe Fuller

Dans l’iconographie de Toulouse-Lautrec, les femmes occupent la plus belle place. Jane Avril, La Goulue, Yvette Guilbert bien sûr, mais aussi l’Américaine Loïe Fuller (1862-1928). D’abord comédienne et chanteuse, elle révolutionnera la danse en créant un spectacle inédit aux Folies Bergère, en novembre 1892. Selon la principale intéressée, l’idée de ce tourbillon hypnotique de voiles pris dans la lumière électrique des projecteurs serait née par hasard, en essayant un costume de théâtre : « Ma robe était si longue que je marchais constamment dessus, et machinalement je la retenais des deux mains et levais les bras en l’air, tandis que je continuais à voltiger tout autour de la scène comme un esprit ailé. Un cri jaillit soudain de la salle : un papillon ! un papillon ! Je me mis à tourner sur moi-même en courant d’un bout de la scène à l’autre et il y eut un second cri : une orchidée ! », racontera plus tard Loïe Fuller dans ses mémoires (Quinze ans de ma vie, 1908).

Toulouse-Lautrec, Miss Loïe Fuller, 1893, lithographie, quatrième pierre de la robe tirée en jaune et rouge, 36,8 x 26,8 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Toulouse-Lautrec, Miss Loïe Fuller, 1893, lithographie, quatrième pierre de la robe tirée en jaune et rouge, 36,8 x 26,8 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France © Bibliothèque nationale de France

Aux Folies Bergère, Toulouse-Lautrec est fasciné par l’originalité, la liberté, la modernité de ce que propose la danseuse américaine. Son corps et les voiles qu’elle agite au bout de longues tiges ne font qu’un. Tout n’est que mouvements, jeux de transparences, effets de lumière et de couleurs, démultipliés par un dispositif de miroirs. Le spectacle va lui inspirer trois peintures, réalisées en 1892-1893 : deux huiles sur papier et une huile sur carton, intitulée Miss Loïe Fuller aux Folies Bergère. Cette dernière préfigure une série de lithographies exceptionnelles. Toulouse-Lautrec cherche alors les moyens plastiques qui lui permettront de traduire la magie de cette envoûtante danse serpentine. Pour en rendre les effets colorés et lumineux, il décide de retravailler chaque tirage de son estampe à l’aquarelle. La couleur est apposée sur le papier à l’aide d’un coton, de la poudre d’or est ensuite ajoutée. Au final, chaque lithographie est différente de la précédente, et constitue une œuvre unique, au même titre qu’un tableau.

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