La lutte anti-IVG, obsession de la sphère complotiste française

La lutte anti-IVG, obsession de la sphère complotiste française
Les manifestations anti-avortement trouvent aujourd'hui du soutien sur Internet Senderistas / Shutterstock.com

ARCHIVE // Alors que l’avortement est remis en question aux États-Unis, les discours anti-IVG sont légion sur les réseaux alternatifs complotistes francophones. Défense des « valeurs » de la famille, crainte d’une dépopulation, réappropriations douteuses : sur Internet, le droit à l’avortement est la cible d’attaques protéiformes.

«  La natalité occidentale a baissé depuis le droit à l’avortement (merci Simone Veil), et les populations européennes ont (malgré elles) compensé cette baisse par l’immigration, qui pose d’autres problèmes, surtout quand elle est massive, qu’elle n’est plus « de travail » et qu’elle est organisée par une oligarchie sans foi ni loi.  » Le 3 mai, peu après les révélations de Politico concernant la remise en cause du droit à l’avortement par la Cour suprême américaine, Égalité & Réconciliation, l’un des principaux organes médiatiques de la fachosphère complotiste française, raillait la colère « des médias mondialistes et des féministes ».

Dans des propos mêlant sexisme (puisqu’il faudrait «  responsabiliser la gente féminine sur le respect de la vie  »), dénonciation d’un hypothétique grand remplacement (puisque «  les buts des écologistes féministes rejoignent étrangement les délires de dépopulation des pires mondialistes satanistes ») et même climato-scepticisme (puisque «  le progressisme incite [les femmes] à ne plus être mères, soi-disant pour la planète, le climat et autres fadaises  »), le site fondé par le polémiste d’extrême droite Alain Soral érige ainsi l’interruption volontaire de grossesse (IVG) comme le mal de notre temps.

La lutte anti-IVG, dénominateur commun des sphères tradis

L’occasion de rappeler que la lutte contre l’avortement constitue un point de convergence pour une partie des complotistes, qui trouvent dans les réseaux sociaux et les services de messageries comme Telegram une nouvelle manière de diffuser une idéologie traditionnaliste, axée sur les valeurs de la famille. 

Parmi ces courants, on rencontre une frange catholique conservatrice, représentée notamment par l’avocat Fabrice Di Vizio, ancien amateur des plateaux de Cyril Hanouna et accessoirement fervent opposant à la politique vaccinale. En août 2021, il déclarait ainsi dans les colonnes de l’Express qu’il n’y avait aucun débat «  sur le fait que l’IVG était un véritable problème  » ne pouvant « en aucun cas être considéré comme un droit  ».

Un profil similaire à celui d’Alexandra Henrion-Caude. Cette généticienne, catholique engagée et proche de La manif pour tous, est passée par l’Inserm avant de bifurquer vers le complotisme sanitaire. En 2021, elle co-signe le «  manifeste des 343 pro-vie ». Cette déclaration, publiée sur le site France Soir, entreprend de dénoncer les « lois de promotion de l’avortement  », un « pseudo-droit  », qui « entrave le bonheur des femmes en ajoutant du malheur à leur détresse  ».

Mais ces prises de position sont assez classiques et ne se cantonnent pas à la complosphère. Or, pour certains esprits, le droit à l’avortement s’inscrit dans un plan plus global orchestré par une élite internationale pourvue d’intentions malveillantes à l’égard du « peuple ». 

Quand le droit à l’IVG est récupéré par les anti-vax

C’est ainsi que la propagande anti-IVG sert de faire-valoir aux discours anti-vaccins les plus extrêmes ayant fleuri sur Internet à l’occasion de la crise sanitaire. L’avortement y est notamment présenté comme relevant d’une machination de l’industrie pharmaceutique. Selon plusieurs sites, « la crise du Covid-19 a révélé au commun des mortels que Big Pharma (en référence à la théorie du complot dite « Big Pharma » qui imagine que les instances médicales et les laboratoires pharmaceutiques s’unissent de façon consciente à des fins financières, ndlr) se sert de cellules de fœtus volontairement avortés pour le développement de ses vaccins ou injections géniques anti-coronavirus.  »

Si cette assertion est bien entendu fausse, cela n’a pas empêché certaines personnalités, très connues du monde de la désinformation, de relayer des contenus similaires. Le vidéaste Silvano Trotta, remarqué pour ses sorties sur les ovnis, les chemtrails ou les attentats sur le 11 septembre, et reconverti depuis peu en antivax (puis en défenseur de Poutine), appelait, le 30 mars dernier, ses 160 000 abonnés sur Telegram, à « se débarasser de l’OMS, ce monstre aux mains de Big Pharma qui a un besoin énorme de fœtus... » Même discours chez Égalité & Réconciliation, où l'on affirme, entre deux saillies antisémites, que « se faire vacciner contre le covid avec des injections produites ou développées sur des cellules de fœtus avortés est vide de sens, hypocrite et criminel ».

La dénonciation de l’avortement ne s’arrête pas à la promotion d’un discours anti-vaccin mais s'adapte et se greffe à de multiples théories. Ici, on dénonce un « holocauste silencieux » au profit du « satanisme institutionnel ». Une référence qui véhicule une idée assez populaire dans la complosphère, notamment chez les adeptes Qanon, selon laquelle il existerait une élite pratiquant des rituels sacrificiels en secret.

« Droit à l’avortement, ça m’écorche les oreilles. Revendiquer le droit à avorter, pour moi c’est une aberration. »

Ailleurs, on insinue que « des médecins juifs » tuent «  des bébés blancs dans des cliniques d’État », ici encore on suggère que la médiatisation de la question de l’avortement va achever de « détourner complètement l’attention du public […] de la pandémie  » et « du conflit russo-ukrainien.  » 

Antisémitisme, croyance dans des pratiques occultes ou encore opération de diversion à des fins géopolitiques – la croisade anti-avortement se situe donc à la croisée de toutes les théories les plus populaires au sein de la complosphère française. Même la sphère du « bien-être » n’est pas épargnée par ce genre d’argumentaire. Dans une vidéo publiée en 2016 et désormais supprimée de sa chaîne YouTube, le naturopathe et recordman des saisines auprès de la Miviludes, Thierry Casasnovas, qualifiait l’avortement de « symptôme [..] de la dépravation sexuelle actuelle ». 

Un « chaos » initié, selon lui, par le mouvement hippie dans les années 1970, ce dernier étant une « profonde arnaque […] profondément trustée par la CIA ».  « Droit à l’avortement, ça m’écorche les oreilles. Revendiquer le droit à avorter, pour moi c’est une aberration », concluait-il. 

IVG et crainte du dépeuplement : une obsession qui ne date pas d’hier

Surtout, c’est le fantasme d’un dépeuplement des populations dites « européennes » qui donne de l’urticaire à la fachosphère complotiste. Cette dernière n’hésite pas à faire du neuf avec du vieux en réactualisant une ancienne rhétorique issue de l’extrême droite.

Comme le note Valérie Igounet, historienne spécialiste du négationnisme et de l’extrême droite, «  historiquement, pour le FN, se battre contre l’avortement équivaut à lutter contre l’immigration. Les deux thèmes sont étroitement corrélés. Parce que le taux de natalité des femmes étrangères dépasse celui des femmes françaises, on assisterait à un « remplacement progressif des Français décimés par des hordes d’immigrés ».  » La chercheuse explique que l’ex- Rassemblement National (RN) perçoit, dès ses origines, la loi sur l’IVG comme «  une bataille dans la guerre d’extermination menée contre le peuple français  », et comme une «  politique de génocide visant à assassiner notre peuple pour le supplanter par des masses d’allogènes hébétés  ». 

Un discours qui perdure encore, comme en témoigne la tirade de l’ancien député-maire d’Orange, Jacques Bompard, à l’Assemblée Nationale en 2016. L’ancien membre fondateur du FN (qu’il a quitté en 2005) s’était en effet indigné du projet d’élargissement de la loi sur l’entrave à l’IVG, symptomatique, selon lui, du fait que l’Assemblée ait «  préféré le grand remplacement à la politique de natalité ».

Aujourd’hui, ces propos trouvent un nouvel écho sur les plateformes en ligne. Au détour des Internet, il est en effet possible de se retrouver nez à nez avec des messages regrettant que « les hommes blancs constituent à présent une minorité infime dans ce monde » puisque « l’infanticide, par le biais de l’avortement, qui a conduit au meurtre de quinze millions de bébés » est en passe d’entraîner « la destruction de notre existence raciale même ».

Il y a six ans, le gouvernement souhaitait élargir le délit d’entrave à l’IVG aux sites internet qui véhiculent des informations «  biaisées  » sur l’avortement dans le but de dissuader des femmes d’y avoir recours. Du chemin reste encore à parcourir, d’autant que l’actualité américaine nous enseigne que les droits ne sont jamais gravés dans le marbre.

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