Abdo, qui a eu la chance de survivre aux horreurs de Sednaya, décrit une pièce d’environ huit mètres sur six avec des toilettes rudimentaires dans un coin, au premier étage de la prison.
Le jeune homme avait été placé en détention pour terrorisme, une accusation fourre-tout utilisée par le régime pour emprisonner des dizaines de milliers d’hommes. Il a été relâché en 2020, mais son incarcération l’a traumatisé à vie.
"C’est la chose la plus dure que j’ai vécue", avoue Abdo. "Mon cœur est mort à Sednaya. Si quelqu’un m’annonçait la mort de mon frère aujourd’hui, je ne ressentirais rien".
Environ 30.000 personnes auraient été détenues dans la seule prison de Sednaya depuis le début du conflit syrien en 2011. Seules 6000 d’entre elles ont été relâchées.
La plupart des autres détenus sont officiellement considérés comme disparus, leurs certificats de décès parvenant rarement à leurs familles, à moins que leurs proches ne versent des pots-de-vin exorbitants, dans le cadre d’un racket généralisé.
L’AFP a interrogé un autre ancien détenu, Moatassem Abdel Sater, qui a vécu une expérience similaire en 2014, dans une autre cellule du premier étage de la prison, d’environ quatre mètres sur cinq, sans toilettes.
L’homme de 42 ans, qui est installé à Reyhanli en Turquie, raconte s’être retrouvé debout sur une épaisse couche du type de sel utilisé pour saler les routes en hiver.
"J’ai regardé à ma droite et j’ai vu quatre ou cinq corps. Ils me ressemblaient un peu", se souvient Moatassem Abdel Sater, décrivant comment leurs membres squelettiques et leur peau atteinte de la gale lui rappelaient son propre corps émacié : "On aurait dit qu’ils étaient momifiés."
Moatassem Abdel Sater avoue ne pas savoir pourquoi il a été emmené à la morgue de fortune, le jour de sa libération, le 27 mai 2014. "C’était peut-être juste pour nous effrayer", lâche-t-il.
Trou noir
D’après l’ADMSP, la première chambre de sel à Sednaya remonte à 2013, une des années les plus sanglantes du conflit syrien.
"Nous avons découvert qu’il y avait au moins deux chambres de sel utilisées pour préserver les cadavres de ceux qui sont morts sous la torture, de maladie ou de faim", a déclaré le cofondateur de l’association, Diab Serriya, lors d’une interview dans la ville turque de Gaziantep.
On ignore si les deux chambres ont existé en même temps et si elles sont encore opérationnelles.
Lorsqu’un prisonnier mourait, son corps était généralement laissé à l’intérieur de la cellule, pendant deux à cinq jours, avant d’être emmené dans une chambre de sel, confie M. Serriya.
Les cadavres étaient ensuite gardés dans le saloir jusqu’à ce qu’il y en ait assez pour remplir un camion. L’hôpital militaire délivrait ensuite des certificats de décès, indiquant souvent qu’une "crise cardiaque" avait causé la mort, avant les enterrements de masse.
Les chambres de sel sont destinées à "préserver les corps, contenir la puanteur… et protéger les gardiens et le personnel pénitentiaire des bactéries et des infections", explique M. Serriya.
Joy Balta, professeur d’anatomie basé aux Etats-Unis, qui a publié de nombreux articles sur les techniques de préservation du corps humain, explique comment le sel, simple et bon marché, peut être utilisé comme alternative aux chambres froides.
Le sel a la capacité de dessécher n’importe quel tissu vivant
"Le sel a la capacité de dessécher n’importe quel tissu vivant en réduisant sa teneur en eau […] et peut donc être utilisé pour ralentir considérablement le processus de décomposition", explique-t-il à l’AFP.
Un corps peut être préservé dans le sel plus longtemps que dans une chambre froide, "bien que cette technique modifie l’anatomie de surface", poursuit M. Balta.
Dans l’Egypte antique, une solution saline appelée natron était utilisée pour momifier les corps des défunts.
Les tonnes de sel utilisées à Sednaya proviendraient de Sabkhat al-Jabul, le plus grand banc de terre salée de Syrie, dans la province d’Alep.
Le rapport de l’ADMSP est l’étude la plus approfondie à ce jour sur la structure de la prison de Sednaya, fournissant des schémas détaillés de l’installation et de la répartition des tâches entre les différentes unités de l’armée et les gardiens.
"Le régime veut que Sednaya soit un trou noir. Personne n’est autorisé à en savoir quoi que ce soit", avance M. Serriya : "Notre rapport les empêche d’arriver à ce but."
Ironie écœurante
L’intensité des combats en Syrie a diminué ces trois dernières années, mais Bachar al-Assad et la prison de Sednaya, devenue un symbole du régime sanglant, sont toujours en place.
De nouvelles facettes de l’horreur de la guerre continuent d’être découvertes à mesure que les survivants à l’étranger partagent leur vécu et que les enquêtes sur les crimes du régime menées par des tribunaux étrangers alimentent une volonté de responsabilisation.
"Si une transition politique se produit un jour en Syrie, nous voulons que Sednaya soit transformée en musée, comme Auschwitz", dit M. Serriya.
Les prisonniers se souviennent qu’en dehors de la torture et de la maladie, la faim était leur plus grand tourment.
Moatassem Abdel Sater dit être passé de 98 kg, lorsqu’il a été incarcéré en 2011, à 42 kg à sa sortie de prison.
Les anciens détenus considèrent également comme une ironie écœurante le fait que le sel dont ils avaient tant besoin faisait partie de la machine à tuer qui les décimait.
Le blé, le riz et les pommes de terre dont ils étaient parfois nourris étaient toujours cuits sans sel ni chlorure de sodium, dont la privation peut avoir de graves conséquences pour le corps humain.
De faibles niveaux de sodium dans le sang peuvent provoquer des nausées, des étourdissements et des crampes et, à terme, le coma et la mort.