En exil, l’Orchestre symphonique de Kyiv débarque à Paris

L’ensemble ukrainien se produira pour la première fois en France le 5 octobre à la Philharmonie de Paris. L’occasion de découvrir le répertoire classique ukrainien, mais aussi de formidables musiciens aujourd’hui exilés en Allemagne.

L’Orchestre symphonique de Kyiv, le 15 mai au Théâtre d’Ulm,en Allemagne.

L’Orchestre symphonique de Kyiv, le 15 mai au Théâtre d’Ulm,en Allemagne. Photo Elza Zherebchuk

Par Sébastien Porte

Publié le 03 octobre 2022 à 06h30

Triste ironie de l’Histoire. Il aura fallu que Poutine se lance dans sa funeste aventure contre l’Ukraine pour que le public parisien puisse applaudir l’un des meilleurs orchestres de ce pays, et découvre ses compositeurs nationaux. Ce mercredi 5 octobre, alors qu’il n’était encore jamais venu en France, l’Orchestre symphonique de Kyiv (qui tient à la graphie ukrainienne pour désigner la capitale) sera à la Philharmonie de Paris pour un concert exceptionnel, et symbolique à plus d’un titre. Il y donnera un choix d’œuvres en forme de trait d’union musical, soulignant les liens entre le répertoire classique ukrainien et celui du reste de l’Europe, en particulier de la France.

Avec, d’un côté, Fauré, Poulenc et Mozart – dans sa Symphonie n° 31, surnommée « Paris », symbolisant l’idée d’hospitalité de la capitale française. Et de l’autre, des noms méconnus en Occident mais emblématiques d’une certaine tradition musicale née sur les terres de l’actuelle Ukraine : Maxime Berezovsky (1745-1777), dont la Symphonie en do majeur, considérée comme la première symphonie ukrainienne, avait été perdue puis retrouvée dans des archives du Vatican ; Dmitri Bortnianski (1751-1825), dans un style proche de la première école de Vienne, qui publia plusieurs opéras à succès (notamment Le Faucon, dont l’ouverture sera jouée ici) ; Mykola Lyssenko (1842-1912), compositeur et ethnomusicologue, qui collecta des centaines de chants folkloriques dans les campagnes, auteur d’une touchante Prière pour l’Ukraine qui servit de ferment patriotique lors de la guerre d’indépendance de 1917-1921.

Dérogation pour les hommes

Alors que les missiles pleuvent depuis sept mois sur leur pays, ce concert par les musiciens d’un peuple martyr sonne comme une riposte pacifique et symphonique à l’agression dont ils sont victimes. Une manière aussi de faire connaître leur culture au reste du monde, de rappeler que celle-ci existe bel et bien, qu’elle est toujours vivante malgré les tentatives du Kremlin de l’annihiler. Pour le président Zelensky, l’organisation d’un tel événement à l’étranger relève pleinement « d’une logique de soft power et de diplomatie culturelle », confirme Anna Stavychenko, directrice déléguée de l’ensemble. C’est d’ailleurs pour cela que les membres masculins de la formation en âge de combattre ont tous reçu des autorités une dérogation spéciale les autorisant à sortir des frontières. Sans quoi ils seraient considérés comme déserteurs.

Fondé en 1979, financé par la municipalité, l’Orchestre symphonique de Kyiv est en fait aujourd’hui un orchestre en exil. Dès le début de la guerre, ses membres ont fui, d’abord dans l’ouest du pays, puis en Pologne, et enfin en Allemagne, où ils ont assuré au printemps une tournée dans plusieurs villes et bénéficient d’un statut de réfugiés. Certains sont partis avec leur famille, d’autres l’ont laissée en Ukraine, comme Olha Stukalova, flûtiste solo (lire témoignage ci-dessous), dont les parents et la sœur sont restés pour soutenir l’armée sur le terrain logistique. Mais tous envisagent de revenir chez eux quand les armes se seront tues. « Certes, aujourd’hui, Kyiv paraît plus sûre, mais notre siège [situé en centre-ville, ndlr] peut devenir une cible à tout moment. Il n’y a malheureusement plus aucun endroit sûr en Ukraine », témoigne Anna Stavychenko, ajoutant que, désormais, « aucun orchestre en Ukraine n’est en mesure de payer ses salariés ».

Pour le président Zelensky, l’organisation d’un tel événement à l’étranger relève pleinement « d’une logique de soft power et de diplomatie culturelle ».

Pour le président Zelensky, l’organisation d’un tel événement à l’étranger relève pleinement « d’une logique de soft power et de diplomatie culturelle ». Photo Elza Zherebchuk

Depuis juillet, les musiciens de Kiev ont trouvé refuge pour une durée indéterminée dans la ville de Gera, en Thuringe. Où ils sont logés dans des appartements, peuvent répéter au quotidien dans un théâtre, travailler leurs traits, vivre une vie « normale » d’artistes comme dans n’importe quel orchestre en résidence. Et c’est aussi « comme n’importe quel orchestre » qu’ils seront reçues ce mercredi, à Paris, précise Aurore Aubouin, codirectrice du département Concerts et spectacles à la Philharmonie.

À cette nuance près que la recette de la soirée sera versée au profit d’un réseau de soutien aux artistes ukrainiens qui a été monté en parallèle au niveau national, sous la coordination de la même Anna Stavychenko. Soit une soixantaine de musiciennes – les musiciens hommes étant, rappelons-le, tenus de rester en Ukraine en vertu de la loi martiale – issues de différents ensembles du pays et de différents pupitres (principalement des cordes) qui se retrouvent intégrées dans quinze orchestres français : Orchestre de Paris, Orchestre national de France, Philharmonique de Radio France, Orchestre national d’Île-de-France, mais aussi les orchestres de Lyon, Metz, Toulouse…

Là encore, si elles possèdent le statut de réfugiées, elles n’en sont pas moins considérées comme des musiciennes du rang à part entière : elles sont recrutées sur audition, rémunérées, au même titre que n’importe quelles « supplémentaires », en plus d’être hébergées et de bénéficier d’un accompagnement administratif et psychologique. Une solidarité qui n’est donc pas seulement « humanitaire », insiste Aurore Aubouin. Elle est aussi là pour que la culture vive, et que le spectacle, malgré les bombes, continue.

À voir
Le 5 octobre, 19h30, Philharmonie de Paris 19ᵉ, salle des concerts de la Cité de la musique. Avec l’Orchestre symphonique de Kyiv (direction : Luigi Gaggero) et, en première partie, à l’entrée de la salle, les chanteuses et chanteurs du Kyiv Operetta Theatre, tél. : 01 44 84 44 84, 10 €, plus don libre.

Olha Stukalova, flûtiste solo : “J’éprouve un mal du pays très profond”
« J’ai quitté Kyiv en mars. Ce fut le moment le plus terrifiant de ma vie. Dès le deuxième jour de la guerre, alors qu’un missile avait explosé dans le voisinage, ma famille et moi avions décidé de partir. Nous sommes d’abord restés un mois dans l’ouest de l’Ukraine, où je ne pouvais pas jouer de mon instrument tant j’étais paralysée par la peur et le choc. Jusqu’à ce que je reçoive une lettre de l’Académie Barenboim-Saïd, à Berlin, proposant de m’accueillir. Le nombre de femmes avec de jeunes enfants que j’ai croisées sur ma route vers l’Allemagne était choquant et impressionnant. Si je devais choisir un son pour illustrer ma fuite vers l’Europe, ce serait celui des pleurs d’enfants.
Depuis, je ne suis jamais retournée à Kyiv, et j’éprouve un mal du pays très profond, au point que j’ai parfois envie de tout plaquer ici, en Allemagne, pour retrouver ma vie d’avant ; mais je sais que ce n’est plus possible. Même si la situation est plus calme en ce moment, il serait inenvisageable pour l’orchestre de reprendre une activité normale, notre salle de répétition étant une cible militaire directe. Et je suis très inquiète pour ma famille, car on ne sait jamais quels plans malsains les Russes sont en train de préparer.
La musique étant mon principal talent, je me sens déterminée à accomplir mon devoir de citoyenne ukrainienne sur le “front culturel” : être reliée musicalement à mon pays, jouer autant que possible notre répertoire en concert, montrer au monde notre culture, que nous devons sauver et protéger par tous les moyens. C’est là la motivation de tous les membres de l’orchestre. »

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