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Des "influenceuses" ouïghoures au service de la propagande de Pékin

Sur YouTube, des vidéos de jeunes "influenceuses" ouïghoures qui partagent leur culture en toute liberté contrastent avec la répression que subit cette ethnie musulmane, documentée par plusieurs rapports des défenseurs des droits de l’Homme et de l’ONU. Un centre de recherche australien a décortiqué plus de 1 700 vidéos dans une étude parue mi-octobre et qui montre comment ces contenus sont en fait des relais de la propagande chinoise et de la vision du président Xi Jinping.

Capture d’écran d’une vidéo YouTube publiée le 21 avril 2021 sur le compte d’Anni Guli, dans laquelle celle-ci promeut le coton ouïghour, allant à l’encontre des accusations de travail forcé dans les champs de coton au Xinjiang.
Capture d’écran d’une vidéo YouTube publiée le 21 avril 2021 sur le compte d’Anni Guli, dans laquelle celle-ci promeut le coton ouïghour, allant à l’encontre des accusations de travail forcé dans les champs de coton au Xinjiang. © YouTube 安妮古丽
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"Vous voulez tout savoir sur le coton au Xinjiang ? Alors suivez-moi." Tout sourire, celle qui se présente sur les réseaux sociaux comme une jeune Ouïghoure surnommée "Anni Guli" propose à ses abonnés de "découvrir" avec elle un champ de coton dans le Xinjiang, région autonome chinoise et berceau de l’ethnie turcophone ouïghoure à majorité musulmane.

La vidéo réalisée en mandarin a été sous-titrée en anglais et publiée sur YouTube, sur un compte certifié à son nom.

Dans cette vidéo publiée sur YouTube en avril 2021, elle va interroger son "aînée" qui travaille dans les champs, avant de se jeter, dans un éclat de rire, sur un tas de coton fraîchement cueilli. Le tout en s’efforçant de vanter la qualité et la rentabilité du coton du Xinjiang, toujours sur le même ton enjoué.

 

La fresque bucolique délivrée dans cette vidéo semble à des années-lumière des accusations de travail forcé et des persécutions subies par cette ethnie musulmane, au nom de la lutte contre la radicalité religieuse. Plus d’un million d'Ouïghours seraient enfermés dans des camps, selon l’ONU, qui évoque, dans un rapport publié le 31 août 2022, des "preuves crédibles" de violences sexuelles et de "possibles crimes contre l’humanité" envers les minorités religieuses du Xinjiang.

Sur YouTube, on retrouve des centaines de vidéos de jeunes "influenceuses". Comme Anni Guli, beaucoup utilisent le pseudo "Guli", qui signifie "fleur" en ouïghour et désigne les jeunes filles. Toutes livrent de belles cartes postales du Xinjiang, se mettant en scène en costumes traditionnels de soie brodés, devant des paysages grandioses ou dans des marchés et rues "typiques" du Xinjiang.

"Pour les Ouïghours, c'est impensable d’utiliser les réseaux sociaux étrangers"

Dilnur Reyhan, chercheuse ouïghoure française, alerte depuis des années sur la situation au Xinjiang. Auprès de la rédaction des Observateurs de France 24, elle dénonce ces contenus :

 La réalité n’a rien à voir avec ces images. À commencer parce que pour les Ouïghours, c'est impensable d’utiliser les réseaux sociaux étrangers. Cela fait partie des 75 signes de radicalisation qui peuvent mener à être envoyé dans un camp ou être condamné à de lourdes peines de prison. [Il est bien fait mention de l’interdiction d’utiliser des réseaux sociaux étrangers pour diffuser des "idées religieuses extrémistes". Une notion vague qui peut conduire à des arrestations arbitraires selon les ONG de défense des droits de l'Homme, NDLR.]

Daria Impiombato est chercheuse à l’Institut australien de stratégie politique (ASPI), un centre de recherche à l’origine de nombreux rapports sur la situation des Ouïghours en Chine. Elle et ses collègues ont analysé plus de 1 700 vidéos réalisées par 18 "influenceuses" différentes. Elles sont en majorité ouïghoures, mais aussi kazakhes, tibétaines, mongoles ou encore hongkongaises : toutes issues de régions que le pouvoir central veut mieux "assimiler" à la culture de l’ethnie han, majoritaire.

Leur travail a permis de mettre en évidence plusieurs liens entre ces influenceuses et des organes du Parti communiste chinois :

Le fait que ces influenceuses semblent avoir un laissez-passer spécial pour diffuser sur YouTube sans aucune répercussion dans la vie réelle était très suspect.

Il s'est avéré que la majorité de ces  jeunes femmes sont très proches des milieux politiques. Certaines d'entre elles sont des membres actifs du PCC. D'autres ont été récompensées par le PCC et d'autres organes du parti. 

Nous avons très vite réalisé que les comptes de ces influenceuses étaient en fait gérés par des sociétés privées, appelées "réseaux multicanaux" en Chine. Certaines de ces entreprises travaillent beaucoup sur des vidéos de propagande.

Plusieurs des influenceuses étudiées par les chercheurs travaillent avec Chengdu Grey Man Culture Communication, une agence spécialisée dans le "contenu culturel", notamment au Sichuan, au Tibet et au Xinjiang. L’agence a déjà réalisé des projets en lien avec des organes du Parti communiste chinois (PCC). Elle a par exemple "transformé une membre du parti au Xinjiang en véritable star d’Internet", note Daria Impiombato : elle possède près de 870 000 abonnés sur Douyin (TikTok en Chine).

Fergus Ryan, co-auteur de l'étude, montre un avis de marché qui indique que "Chengdu Grey Man" a remporté une offre de 996 000 Yuan (137 790 Euros) du Bureau de la culture, des sports, de la radio, de la télévision et du tourisme du comté de Shayar pour transformer Renagul Rahman (热娜古丽-热合曼), un fonctionnaire du bureau, en influenceuse, ainsi qu'une vidéo de celle-ci.

En Chine, les influenceuses gérées par cette agence font des millions de vues. Et elles s’exportent par ailleurs à l’étranger.

 

Des vidéos qui font le bonheur des ambassades chinoises

Daria Impiombato et ses collègues se sont notamment penchés sur le cas des deux Ouïghoures présentées comme des sœurs, "Guli aînée" et "Guli cadette", produites également par "Chengdu Grey Man".

Leur compte "Histoire du Xinjiang avec Guli"était décliné sur Instagram, TikTok, Twitter et YouTube, des réseaux sociaux interdits en Chine. L’une d’elle, "Guli cadette", a même réalisé plusieurs vidéos dans un anglais parfait. Leur profil est désormais suspendu sur Twitter, et a disparu d’Instagram, TikTok et YouTube. Les chercheurs en ignorent la raison.

Capture d'écran de leur compte Twitter, désormais suspendu.
Capture d'écran de leur compte Twitter, désormais suspendu. © Fergus Ryan / Twitter

Mais sur les réseaux sociaux internationaux, les vidéos des deux "sœurs" sont aujourd’hui toujours reprises par les relais traditionnels de la propagande chinoise, comme les ambassades.

Une de leurs vidéos, ici partagée sur Twitter, le 16 mars 2021, par un porte-parole du ministère des Affaires Étrangères chinois. L’extrait est coupé avant la mention du parrainage par des organes du PCC.
L’ambassade de Chine en France a partagé le 9 octobre 2021 une vidéo réalisée par les sœurs Guli.
L’ambassade de Chine en France a partagé le 9 octobre 2021 une vidéo réalisée par les sœurs Guli. © Les Observateurs

Idem pour les autres "influenceuses" ouïghoures, dont certaines ont collaboré avec des YouTubeurs occidentaux. On peut voir par exemple une influenceuse surnommée "Mumu du Xinjiang" offrir des cadeaux "typiques" du Xinjiang et danser avec une influenceuse italienne.

Les vidéos sont également reprises sur plusieurs pages non officielles centrées sur la Chine. À chaque fois, ceux qui les publient se présentent comme "neutres" et affirment vouloir "montrer une autre réalité" de ce qui se passe au Xinjiang.

Vidéo des deux sœurs Guli sur une page facebook francophone.

 

"Le contenu de ces influenceuses correspond à la vision de Xi Jinping"

Pour Daria Impiombato, il y a une volonté appuyée de faire passer ce contenu pour "des comptes ordinaires" où se distille la vision du Parti communiste chinois et de Xi Jinping.

Le contenu de ces influenceuses correspond tout à fait à cette vision d’unité ethnique et de fidélité au parti, encouragée par Xi Jinping. Elles se présentent comme très patriotiques, prêtes à se battre, en quelque sorte, pour leur patrie.

En apparence, il s'agit simplement d’une chaîne YouTube proposant des contenus "lifestyle" [style de vie]. Beaucoup d'entre elles parlent de chiots, d'élevage d'animaux dans la campagne de ces régions, etc.

Anni Guli s’occupe d’un louveteau.

Ces influenceuses ne mentionnent pas d’autres aspects spécifiques de la vie de ces groupes ethniques. Elles ne font par exemple jamais référence à leur foi. Même lorsqu'elles discutent des fêtes traditionnelles islamiques.

[Ces vidéos "lifestyle"] sont susceptibles d'intéresser plus de gens et de faire passer le message parce qu'elles ont l'air très authentiques. Elles donnent l'impression que ces personnes ne font qu'exprimer leur propre opinion.

 

Une influenceuse tibétaine déploie le drapeau national chinois. Vidéo initialement publiée sur Douyin.

 

Une "influenceuse" tibétaine explique les efforts des Tibétains pour communiquer en Mandarin.

 

Depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, le Tibet, la Mongolie intérieure ou encore le Xinjiang subissent des politiques d’assimilation culturelle, en faveur de l’ethnie majoritaire han. Ces influenceuses y font également écho, en évoquant régulièrement la culture han et la valorisation du mandarin dans leur région.

>> LIRE SUR LES OBSERVATEURS : Chine : une brutale politique d’assimilation culturelle fait craindre aux Mongols d’être "les prochains Ouïghours"

D'autres vidéos, que nous classons comme de la "propagande implicite", encouragent l’idée que ces régions sont sorties de la pauvreté et se sont développées grâce au travail du PCC. 

 

Dans cette vidéo, l’influenceuse “Bonjour Dina” montre le développement économique de la ville historique de Kashgar.

 

Il y a enfin une propagande plus explicite. Quand elles disent combien elles aiment le pays ou combien elles sont fiers d'être chinoises. Parfois, Elles brandissent des drapeaux chinois ou parlent de leur expérience en tant que membres du parti, etc.  Certaines de ces influenceuses, en particulier les "deux Guli", démentent frontalement les enquêtes étrangères sur le travail forcé illégal au Xinjiang ou des accusations de génocide provenant des États-Unis et d'autres gouvernements.

 

“Guli cadette” s’indigne en anglais: “Quand nous montrons au monde ce qu’est vraiment le Xinjiang sur Twitter et YouTube, nous nous faisons calomnier”, en réponse à deux youtubeurs qui l’accusent d’être une propagandiste du Parti communiste chinois.

Si le profil des deux "sœurs" Guli a désormais disparu des réseaux sociaux étrangers, beaucoup d’autres comptes d’influenceuses sont encore actifs sur YouTube. Pour Daria Impiombato, il n’est cependant pas forcément question de bloquer ces comptes, qui offrent malgré tout "un aperçu du mode de vie de certaines personnes dans la région", mais plutôt de mettre en évidence leur lien avec le PCC et de cesser leur monétisation.

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