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L’Arabie saoudite, un rêve qui tourne au cauchemar pour les domestiques ougandaises

Face aux nombreux abus dont sont victimes les employées dans le royaume, Kampala a suspendu l’accord bilatéral avec Riyad sur les travailleurs migrants.

Par  (Kampala, envoyée spéciale)

Publié le 17 janvier 2023 à 19h00, modifié le 16 avril 2024 à 17h39

Temps de Lecture 4 min.

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Des immigrées africaines à Djeddah, en 2011.

L’annonce, le 23 décembre, de la suspension de l’accord bilatéral sur les travailleurs migrants entre l’Ouganda et l’Arabie saoudite leur avait fait craindre de voir leurs contrats annulés. Mais jusqu’à présent, des dizaines de jeunes Ougandaises en uniforme de domestiques continuent de défiler, tous les jours, à l’aéroport international d’Entebbe, malgré les mises en garde formulées par de nombreuses organisations de défense des droits humains.

Un an plus tôt, Martha* était l’une d’entre elles. Dans le centre grouillant de Nateete, quartier situé au sud-ouest de Kampala, la vendeuse de 21 ans travaille depuis son retour dans une petite échoppe de téléphones. « J’entendais des histoires de femmes qui gagnaient beaucoup au Moyen-Orient. Elles pouvaient acheter des terres ou une boutique à leur retour, et une amie m’a convaincue de tenter ma chance », se souvient-elle. Après avoir obtenu un contrat d’employée domestique via une agence de recrutement, elle s’envole pour l’Arabie saoudite en janvier 2022, pour un salaire de 900 000 shillings ougandais par mois (environ 225 euros). Bien supérieur aux revenus de la majorité des Ougandais, dont 42,2 % vivaient avec moins de 2,15 dollars par jour en 2019, selon la Banque mondiale.

Mais une fois arrivée au domicile de ses employeurs saoudiens, l’eldorado tant attendu tourne au cauchemar. « Très souvent quand je nettoyais, le père de famille m’attrapait de force, me touchait la poitrine et je devais presque me battre car il essayait de me pousser dans ma chambre pour me violer », affirme-t-elle. Au bout de trois mois, Martha formule un signalement à son agence et demande à déménager dans un autre foyer ou à être rapatriée en Ouganda. « Ils m’ont tout simplement dit que sans preuves de mes accusations, je ne pouvais pas partir ! Et comme ils avaient donné mon passeport à mes employeurs à mon arrivée, j’étais bloquée sans mes papiers dans cette maison. »

Pendant plusieurs mois, sa famille essaie par tous les moyens de trouver un terrain d’entente avec l’agence de recrutement pour rompre le contrat de deux ans et ramener la jeune femme à Kampala. « La situation s’est débloquée quand j’ai renoncé à mon salaire et que nous avons payé 2,7 millions de shillings ougandais [674 euros] à la famille saoudienne pour acheter mon billet d’avion », dénonce Martha, qui est revenue dans son pays natal en octobre, six mois après son premier signalement.

« Il n’y a pas de filet de protection »

Son cas est douloureusement banal dans les bureaux de l’association Rights for Maids, créée en 2020 pour aider les employées domestiques en situation de détresse au Moyen-Orient. « Il n’y a pas de filet de protection une fois sur place, regrette Janepher Nabbumba, directrice de l’organisation. Alors les abus sont nombreux : maltraitance, agressions sexuelles, surmenage, refus de laisser les domestiques accéder à des soins médicaux, non-paiement des salaires… »

La suspension de l’accord bilatéral signé en 2017, dont le but était d’augmenter la main-d’œuvre ougandaise en Arabie saoudite, sera effective au bout de soixante jours si aucun compromis n’est trouvé entre les deux parties. Parmi les points de négociations figurent l’augmentation de la rémunération des travailleurs, l’amélioration de la couverture sociale, mais surtout la création d’un comité technique conjoint entre les deux pays.

« Il devait être mis en place avec l’accord initial, mais ça n’a jamais été le cas. Il permettrait de s’assurer du respect des conditions du partenariat et de traiter directement les situations difficiles », assure Aggrey David Kibenge, secrétaire permanent du ministère du genre, du travail et du développement social. Selon le fonctionnaire, le gouvernement a en parallèle décidé de renforcer l’ambassade à Riyad, avec des attachés destinés à gérer les questions relatives aux travailleurs domestiques.

Une première étape pour Rights for Maids, mais l’association plaide pour des mesures qui permettent d’aller plus loin. Parmi celles-ci, le passage à des contrats d’un an renouvelable – au lieu de deux –, pour éviter que des situations dangereuses ne se prolongent, ou encore le respect du droit d’être soigné, d’avoir des temps de repos décents et de communiquer avec sa famille. « Il faut aussi absolument que les travailleurs restent en possession de leur passeport », souligne Janepher Nabbumba.

Plus de 120 000 départs en 2022

Les cas de violences contre les domestiques sont régulièrement dénoncés. En août dernier, une manifestation a été organisée devant l’ambassade d’Arabie saoudite en soutien à la famille d’une jeune domestique décédée deux mois plus tôt après avoir alerté contre la brutalité de ses employeurs. Pourtant, les départs vers le royaume, première destination des travailleurs ougandais au Moyen-Orient, se sont multipliés par dix en cinq ans, passant d’environ 12 000 en 2018 à plus de 120 000 en 2022, selon les autorités ougandaises.

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« C’est une industrie très importante pour le pays. Par les sommes envoyées par les travailleurs à leur famille, mais aussi par les revenus récoltés par l’Etat sur la fabrication des passeports ou le paiement des licences des agences de recrutement », assure Aggrey David Kibenge. Les autorités estiment qu’en 2021, l’Etat a perçu plus de 42 milliards de shillings ougandais (près de 10,5 millions d’euros) sur l’envoi de travailleurs au Moyen-Orient. « En passant par des agences avec une licence, les risques [de mauvais traitements] sont minimisés, car nous pouvons suivre le parcours des migrants », justifie le secrétaire permanent du ministère du travail. Un discours qui fait grincer des dents Martha. « Une fois sur place, nous sommes laissées toutes seules face à nos problèmes », soupire-t-elle.

A quelques kilomètres, dans le quartier populaire de Bunamwaya, Anita* revient elle aussi d’Arabie saoudite après avoir rompu son contrat. « Je travaillais même la nuit et tôt le matin, je n’avais même pas le temps de dormir que Madame me réveillait pour me donner du linge ou d’autres corvées, raconte-t-elle. Elle m’insultait. Un de ses enfants me frappait. » La jeune femme de 22 ans change plusieurs fois de maison, avant un accident dans des escaliers qui la conduit à l’hôpital, puis un retour en Ouganda. Aucun salaire ne lui a été versé au cours des six mois qu’elle a passés là-bas.

Pourtant, Anita se prépare déjà à repartir. « Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? », s’interroge la jeune mère, soucieuse de pouvoir subvenir aux besoins de sa fille de 2 ans : « Il n’y a pas d’emploi ici, alors je ne peux que retenter ma chance et prier pour, cette fois, travailler pour une meilleure famille. »

*Les prénoms ont été modifiés.

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