“31% des Français.es rapportent avoir été témoins ou victimes de discrimination raciale et ethnique en entreprise”. Tel est le constat alarmant observé par une enquête Glassdoor, publiée en septembre 2022. Un pourcentage en hausse de 3% par rapport à 2019, précise l’étude. 

Une discrimination sournoise, particulièrement compliquée à prouver et qui pèse lourd sur la santé et l’épanouissement professionnel des personnes qui en sont victimes, nous résume Guilaine Kinouani, psychologue, professeure adjointe à l'Université de Syracuse (Londres), consultante en égalité et auteure de La vie en noir : comment vivre dans une société blanche (Ed. Dunod). 

"Le racisme en entreprise, c’est encore très courant de nos jours. Seulement, ce type de discrimination va être l’un des plus difficiles à décrypter”, explicite-t-elle. 

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Un problème de société qui se retrouve fatalement en entreprise

Tout comme Guilaine Kinouani, qui, au cours des quinze dernières années a "récolté les récits de personnes noires du monde entier", Nicolas*, 25 ans témoigne de plusieurs expériences racistes au travail, "bien que [s]a carrière ne fait que débuter", tient-il à appuyer. 

"Quand on se concentre vraiment, on peut trouver une remarque ou un comportement dans tous mes petits jobs d’été jusqu’à mon poste actuel. Mais c’est tellement banalisé que parfois ça me passe au-dessus”, confie-t-il. 

Car cette “discrimination quasi-systématique” n’est pas toujours conscientisée, selon le jeune homme. “Les gens pensent que me surnommer ‘le Black’ c’est tout à fait acceptable, limite sympa, alors que c’est raciste : déjà je suis noir et pas ‘Black’ et surtout se référer à la couleur de peau d’une personne pour l’interpeller, c’est problématique”, rappelle-t-il. 

Pour Guilaine Kinouani, ces remarques de collaborateurs non perçues comme racistes s’inscrivent dans une société "qui pense avoir éradiqué le racisme". “Avec les témoignages et les écrits de ces dernières décennies, on sait que ces discriminations existent, mais il y a désormais ce consensus sociétal qui dit que le racisme est révolu, qu’il n’est plus un problème car on le connaît”, éclaire la psychologue. Ainsi, les comportements racistes ne seraient plus tabous mais plutôt “automatiquement niés, pris comme une attaque”. 

Ce que confirme l'expérience de Nicolas. "Les quelques fois où j'ai fait une réflexion (de manière bienveillante et non-agressive, précise-t-il), ça m'est retombé dessus. Les gens prennent la mouche et s'offusquent presque qu'on les qualifie de 'racistes'", poursuit-il. 

Des discriminations difficiles à prouver 

Ce qui rend cette discrimination encore plus insidieuse, c'est la grande difficulté qui se pose quand elle doit être justifiée. "Prouver que l’acte a été motivé par un comportement raciste est très compliqué", appuie Guilaine Kinouani. 

"Je travaille dans une région plutôt rurale et pour le dire crûment, les gens ne voient pas de Noirs et d'Arabes, donc je suis habituée aux regards etc... Mais au travail c'est autre chose, les gens le cachent, mais nous font bien sentir qu'il y a un souci", explicite Myriam, seule personne racisée de son entreprise. 

"Par exemple ma cheffe d'équipe, je pense qu'elle est raciste, mais je ne peux pas le prouver. Ça se traduit par des comportements type : elle dit toujours bonjour à tout le monde sauf à moi, elle me regarde de haut en bas. Dans une autre entreprise, j'ai également entendu des messes basses en lien avec mon voile. Ces collègues racistes ne viennent pas ouvertement nous attaquer sur notre couleur de peau ou nos croyances, ils se cachent parce que ça fait 'mauvais genre' et surtout parce qu'ils ont peur des plaintes pour discrimination", poursuit la jeune femme. 

Et Guilaine Kinouani acquiesce, "d'un point de vue social, ce n'est plus tolérable de faire preuve de ce genre de pensées, donc les actions sont plus sournoises. Et ne pas pouvoir être cru ou entendu peut avoir de réelles conséquences sur la santé des victimes de discrimination", alerte-t-elle. 

Des agressions qui abîment la santé des personnes racisées

En 2020, Meghan Markle témoignait de sa "fatigue" auprès d'Oprah Winfrey. Dans cette interview, elle révélait avoir eu des "pensées suicidaires" après les multiples attaques racistes perpétrées par les médias sensationnalistes britanniques, depuis l'officialisation de sa relation avec le Prince Harry.

Outre-Antlantique, on parle ainsi de "burn-out racial", "une combinaison de burn-out, définie comme une réponse prolongée au stress chronique et aux facteurs de stress systématiques", définit la psychologue Deone Payne-James pour Refinery29.

Si ni Myriam, ni Nicolas ne témoignent pas de cet épuisement, Nicolas admet "qu’à la longue, c’est fatigant de devoir accepter", et Myriam évoque "des comportements qui lui donnent la rage". Des sentiments embouteillés qui abîment durablement la santé mentale et physique, comme le souligne Guilaine Kinouani. "Mon livre recense une trentaine d'études qui prouvent qu'être victime de discrimination a un effet mental et physique". 

Seulement, d'après la spécialiste, "les personnes racisées ne connaissent pas forcément l'impact du déni, des micro-agressions et des actes normalisés. Sur le long terme, on connaît des risques de maladies chroniques et une réduction de l'espérance de vie", continue-t-elle. 

Comment soutenir un collègue victime de racisme ? 

D'autant que parfois, ces agressions sont violentes et traumatisantes, comme en témoigne Mina, à l'époque où elle travaillait dans une enseigne de la grande distribution.

"Un jour, une cliente blanche passe à ma caisse. Elle a marmonné quelque chose, alors je lui ai demandé de répéter. À partir de là, elle a commencé à me crier dessus : 'De toute façon, c’est toujours les Noirs, il y toujours des problèmes, il n’y a que eux pour faire des choses comme ça'", raconte la jeune femme.

Choquée, Mina demande à la vieille dame de répéter ses propos. "Elle ne s'est pas démontée et elle m'a lancée 'sale noire'. J'ai refusé de la servir, un collègue a pris le relais mais elle continuait à me faire des doigts d'honneur à la vitre du magasin. J'étais soufflée, c'était la première fois que je vivais une telle agression", se remémore-t-elle. 

Dans ce genre de situation, le soutien d'un ou des collègue(s) est primordial, pour ne pas laisser un comportement discriminant se banaliser. Pourtant, les réflexes ne sont pas toujours là. "J’ai un collègue qui m’a soutenue pendant que ça se produisait. Même s’il se tenait sur le côté pendant le passage en caisse, au moment où elle s’est dirigée vers la sortie, il s’est positionné entre cette cliente et moi. Mais après ça, on n'en a pas reparlé. Ce genre 'd’agressions' par des clients sont assez récurrentes. Même s’il y avait un caractère raciste dans celle-ci, mes collègues l’ont retenue comme une agression comme une autre", confie Mina. 

Pourtant, Guilaine Kinouani est formelle : pour contrer l'impact du racisme sur la santé des personnes qui en sont victimes, il faut avoir des alliés. "Tout le monde peut aider, mais il faut le vouloir et s'auto-éduquer pour comprendre l'impact de ces agressions et ce que vivent les personnes racisées, notamment en posant des questions dans son entourage, pour ne plus pouvoir nier. Ensuite, on soutient et on aiguille". 

Comment faire face aux discriminations raciales au travail ?

Mais justement, vers qui se tourner dans ces cas-là ?

"C'est tellement systématique que si on choisissait de changer d'entreprise à chaque comportement raciste, on ne resterait jamais plus de 6 mois dans la même boîte. En France, il y a un gros retard par rapport à la compréhension de l’effet du racisme", martèle la psychologue. 

Comme le rappelle Service Public, "Si vous êtes victime de discrimination au travail, vous pouvez signaler les faits aux représentants du personnel et au comité social et économique (CSE)Vous ne pouvez pas être sanctionné pour avoir dénoncé ces faits, sauf si la dénonciation est basée sur des faits imaginaires. Un salarié peut saisir le conseil des prud'hommes pour régler tout conflit sur un cas de discrimination. Par exemple, pour contester un refus de promotion. Un candidat à un emploi peut aussi saisir les prud'hommes pour contester son refus d'embauche. Si vous pensez être victime d'une discrimination, vous pouvez saisir le Défenseur des droits". 

Pour rappel, toute discrimination est passible de 3 ans de prison et de 45 000 € d'amende.

Enfin, Guilaine Kinouani avance aussi qu'il est important de se préserver. "Il faut se constituer une boîte à outils de survie. Faire en sorte que nos liens sociaux avec notre entourage sont nourris, se connecter à la nature, parler et lire des ouvrages sur le sujet. Et au travail, proposer l'intervention de consultants peut aussi aider. Quoiqu'il en soit, on ne pourra pas changer les choses tant que le tabou restera. Tout ce qui se passe dans le domaine social existe dans toutes les entreprises, il est temps d’arrêter le déni". 

* Tous les prénoms ont été changés