Au Mali, la laïcité en voie d’extinction ?

Analyse · Alors que les Maliens pourraient bientôt être amenés à se prononcer sur la future Constitution, nombre de dignitaires religieux réclament haut et fort l’adoption d’un régime islamique et la fin de la laïcité. Mais que représente concrètement cette notion dans ce pays ?

Dans une école coranique du Mali en 1992.
© robertonencini / shutterstock.com

Mi-novembre 2022, circulait sur les réseaux sociaux un cliché qui a autant alerté qu’interrogé par son message. Il montre des imams alignés brandissant tous une pancarte sur laquelle on peut lire : « Non à la laïcité ». Il aurait été pris à Ségou, lors d’une conférence de presse de la Confédération des associations islamiques du Mali au cours de laquelle ses membres auraient réclamé « la démission du chef de la transition », Assimi Goïta, et « prôné la naissance d’un État islamique » et « l’instauration de la charia conformément au Coran ». La sortie de ces imams interroge sur la portée réelle de cette dynamique explicitement « anti-laïcité », ainsi que sur son ancrage au sein de la communauté musulmane, alors que les musulmans du Mali sont loin de former un ensemble (social ou religieux) homogène, et que leurs orientations vont de la laïcité au fondamentalisme religieux.

Toujours est-il que cette déclaration est intervenue quelques jours après la remise de l’avant-projet de la nouvelle Constitution au colonel-président Assimi Goïta – avant-projet accompagné de rumeurs sur une « laïcité anti-islam » qui y serait inscrite –, mais aussi après une polémique qui a fait beaucoup de bruit au Mali : l’affaire dite du « blasphème contre l’islam, le Coran et les musulmans », qui a donné lieu à une manifestation sur le boulevard de l’Indépendance, en plein cœur de la capitale malienne, le 4 novembre 2022, à l’appel du Haut Conseil islamique du Mali (HCIM), dirigé par le prêcheur Chérif Ousmane Madani Haïdara.

Tout est parti d’une vidéo dans laquelle un individu tient, selon le communiqué du procureur du parquet de la commune IV du district de Bamako, « des propos désobligeants à l’égard de la communauté des fidèles musulmans et se [livre] à des agissements injurieux contre le Coran, le prophète Muhammad et l’islam ». Dans la vidéo d’environ trois minutes, Mohamad Dembele, comme il décline lui-même son identité tout en se réclamant du kémitisme, dit vouloir démontrer que le « Coran n’est pas la parole de Dieu, mais le fruit du banditisme des Arabes ». Il va jusqu’à traiter les musulmans d’être les esclaves des Arabes, avant de piétiner le Coran. Des propos et des actes qui ont suscité une vague d’indignation donnant lieu à des prises de parole ciblant même d’autres confessions.

Dans une sortie devenue virale, un imam, Mahi Ouattara, dont les sermons sont très partagés sur les réseaux sociaux, s’en est pris violemment à la communauté chrétienne, qualifiant le christianisme de « religion imposée par les Blancs ». Outre qu’il incarne la tendance anti-laïcité et non tolérante de la cohabitation entre les religions, cet imam a surtout surfé sur cette mobilisation dans une perspective opportuniste.

Quelques jours avant la manifestation du 4 novembre, des responsables politiques et des observateurs avaient dit craindre une « insurrection populaire » ou un « risque d’instrumentalisation de la marche » dans le but de combattre la laïcité. La polémique qui s’ensuivit, après que certains religieux eurent demandé d’enlever la référence à la laïcité dans l’avant-projet de la nouvelle Constitution, poserait la nécessité d’avoir un débat autour de cette notion au Mali.

Des velléités dès 1991

À vrai dire, la contestation de la laïcité par des acteurs religieux, dans le cadre de l’adoption d’une nouvelle Constitution, n’est pas nouvelle dans ce pays. Déjà, après le coup d’État contre le général-président Moussa Traoré, en 1991, et avant que la démocratie électorale soit officiellement adoptée, en 1992, plusieurs épisodes durant la transition laissaient présager une remise en cause de la laïcité1.

À la faveur de la chute du régime patronné par un groupe de militaires, des centaines d’organisations avaient été créées en 1991, dont une vingtaine au moins s’étaient battues pour l’émergence de partis confessionnels. Face à la floraison de partis politiques et d’associations de toutes sortes, l’Association malienne pour l’unité et le progrès de l’islam au Mali (Amupi) – qui détenait alors le leadership musulman sous l’ère Moussa Traoré, à l’image du Haut Conseil islamique du Mali (HCIM) aujourd’hui – avait même entrepris la démarche de se transmuer en parti politique, mais sans y parvenir. Par ailleurs, parmi la quinzaine de journaux nouvellement créés, « trois étaient d’orientation ouvertement musulmane »2.

La conjoncture des troubles sociopolitiques a rapidement été exploitée par les mouvements religieux, qui, à travers leurs journaux, ont tenté de donner une dimension islamique au soulèvement populaire de mars 1991, qu’ils ont baptisé « Révolution du Ramadan ». D’ailleurs, les personnes qui ont perdu la vie durant les manifestations, bien qu’étrangères à toute revendication d’ordre islamique, ont été « assimilées à des martyrs tombés au djihad »3. La révolution du 26 mars 1991 n’avait pourtant rien à voir avec un quelconque djihad : c’était plutôt l’expression d’un ras-le-bol général.

Durant les débats liés à l’adoption de la nouvelle Constitution, les mouvements islamiques ont pesé de tout leur poids pour s’opposer aux dispositions portant sur l’interdiction des partis politiques à caractère confessionnel. Le politiste René Otayek explique qu’au cours de la conférence nationale de 1991, les débats sur les clauses constitutionnelles liées à l’autorisation des partis politiques musulmans furent des plus vifs :

[Pour parvenir à leur objectif, les mouvements islamiques ont entrepris une] campagne islamiste muette mais visible contre la nouvelle Constitution [...] sous la forme d’affiches portant des messages affirmant, par exemple : « Le Coran est notre meilleure Constitution. Votons non à toute autre Constitution ». Un journal musulman, Témoignage afro-musulman, donna à ses lecteurs le conseil ambigu suivant : « Citoyens, le prophète Youssouf (paix à son âme) a bien accepté, dans le gouvernement païen d’Égypte, le portefeuille de ministre de l’Économie. Alors vous pouvez voter oui, mais c’est pour consolider la victoire de la vérité sur le mensonge, pour l’avènement d’une vraie société de démocratie, l’islam, de la vraie liberté sur la pire des tyrannies, et pour le salut du peuple malien. Tous au référendum du 12 janvier 1992. Allahou Akbar »4.

Aujourd’hui comme hier, la laïcité au Mali est une question sensible sur laquelle les discours des leaders religieux sont souvent empreints d’incongruités – tout en parlant de « laïcité à l’occidentale », certains plaident pour une adaptation du concept aux réalités nationales5. La mobilisation au nom de l’islam – de plus en plus revendicatif et frontal – traduirait plus une volonté de peser sur la scène politique. Cette ambition passe par la diffusion de discours articulés autour de la surveillance de la gestion de l’État, qui plaisent aux masses musulmanes dans un contexte où le modèle d’une démocratie libérale (voire néolibérale) est fortement contesté.

Démocratisation ratée

Des observateurs avertis estiment que l’avenir politique du Mali se jouera autour du partage du pouvoir entre politiques et religieux6. La démocratisation ratée a suscité un désenchantement, qui se traduit par une défiance vis-à-vis du fanga (pouvoir) et de l’élite politique, et qui conduit à une « sortie du politique » de la société pour rejoindre les religieux et à faire de l’islam une référence7.

Depuis l’avènement du régime de transition, des actes politiques posés par des figures religieuses pourraient influer sur les évolutions futures du Mali. Au lendemain du coup d’État du 18 août 2020, l’imam Mahmoud Dicko avait annoncé qu’il retournait dans sa mosquée de Badalabougou (Bamako) pour se consacrer à la prière, après avoir reçu la visite d’une délégation de putschistes conduite par le colonel Assimi Goïta. Quelques mois plus tard, en février 2021, il publiait un « manifeste pour la refondation ». Puis l’imam avertissait les autorités en mars 2021, lors de la rentrée politique de l’alliance Jiguiya Kura (« Espérance nouvelle ») : « On ne peut pas gérer le peuple sans le peuple. On ne peut pas avoir un président distant, un Premier ministre froid et un vice-président je ne sais quoi… » Le ton critique de ses discours tranchait avec la réalité de ses relations avec le pouvoir de transition : il avait notamment contribué à installer la première architecture de la transition en proposant aux putschistes, comme il l’a fait savoir publiquement en novembre 2021, Moctar Ouane comme Premier ministre.

L'imam Mahmoud Dicko, en août 2016 à Bamako.
L’imam Mahmoud Dicko, en août 2016 à Bamako.
© Harandane Dicko / Minusma

Le pouvoir de transition compte parmi ses soutiens l’un des plus influents chefs religieux du pays : Mohamed Ould Cheickna Haidara (dit « Bouyé »), le chérif de Nioro. En juillet 2021, ce dernier avait notamment réclamé la prorogation de la transition. Figure confrérique et charismatique du hamallisme, le chérif de Nioro avait déjà soutenu la junte dirigée par Amadou Haya Sanogo en 2012. Une autre figure religieuse influente est Chérif Ousmane Madani Haïdara, président du Haut Conseil islamique du Mali. Sous sa houlette, à la mi-mars 2021, cette structure a mené une mission de bons offices et de réconciliation, avec la bénédiction des autorités maliennes de transition, pour trouver un accord de cessez-le-feu entre les « djihadistes » affiliés à la katiba Macina et les milices dozos dans le cercle de Niono (Ségou). Quelques mois après, le gouvernement malien de transition a démenti une déclaration du HCIM selon laquelle il avait été désigné comme instance chargée de négocier avec les « djihadistes maliens ».

Si le Haut Conseil islamique est, depuis que Chérif Ousmane Madani Haïdara en a pris la tête, moins dans la confrontation avec l’État, il n’en demeure pas moins que la structure a continué à assurer la « permanence, dans la longue durée, de la présence de l’islam dans la sphère politique »8. L’un des marqueurs de cette visibilité est son influence quant à des sujets de société qui opposent des valeurs – comme ce fut le cas récemment pour l’avant-projet de loi contre les violences fondées sur le genre, considéré comme un projet de l’Occident par le Haut Conseil islamique du Mali.

« Nous ne pouvons faire abstraction de notre vécu »

Au Mali, la loi islamique (charia) n’est pas appliquée en tant que telle. En revanche, les droits des personnes sont en grande partie d’inspiration islamique. Les questions de succession, de filiation, de baptême, de mariage, et les cérémonies funéraires sont régies selon le droit islamique. Il est d’ailleurs notable que le mot « charia », qu’on prononce souvent en bamanankan [sà.rì.ya], a été adopté dans cette langue pour simplement signifier la loi, le règlement, et sans que cela ne revête aucune connotation islamique.

En tout état de cause, la consignation de la laïcité dans la Constitution malienne ne semble plus être, à certains égards, que de pure forme, dans la mesure où les mouvements religieux se sont attribué un rôle extensif, glissant du simple rôle confessionnel vers une véritable influence politique. La seule nouveauté serait que – comme l’exigent les imams de la Confédération des associations islamiques du Mali – le caractère islamique de la République du Mali soit inscrit dans la Constitution.

La principale force des mouvements islamiques, toutes tendances confondues, repose sur leur capacité de mobilisation, qui les a dotés d’un réel poids politique et leur a permis d’imposer leurs idées dans le débat public, bien que celles-ci enfreignent les dispositions laïques de la République. L’imam Mahmoud Dicko avait déjà justifié cette démarche en déclarant :

Nous sommes dans un pays à 90 % musulman et à 100 % croyant. Au nom de quoi devrait-on ignorer le fait religieux ? Pourquoi autant de suspicions si les Maliens ont davantage confiance en un imam qu’en un homme politique ? Notre pays doit s’inventer un mode de gouvernance qui accorde plus de place à nos valeurs et à nos réalités. Nous ne pouvons faire abstraction de notre vécu, de nos traditions et de notre organisation sociale. À sa manière, l’intégrisme laïque nourrit l’intégrisme religieux9.

Ce positionnement a été au cœur de toutes les contestations menées par l’imam Dicko contre les régimes successifs. Et de toutes ses victoires : ces vingt dernières années, toutes les confrontations publiques qui ont opposé l’État aux organisations islamiques autour de réformes sociales et sociétales se sont soldées par la victoire de ces dernières. On peut citer, entre autres, le bras de fer en 2009 autour du projet du Code des personnes et de la famille, qui a vu les acteurs islamiques imposer leur vision face à celle, plus progressiste, défendue par le gouvernement d’Amadou Toumani Touré, ou encore la controverse entre l’imam Dicko et le procureur général Daniel A. Tessougué, qui a conduit au limogeage de ce dernier par le président Ibrahim Boubacar Keïta en 201510. Ces différentes mobilisations avaient pour objectif principal d’imposer des valeurs islamiques, qui contreviennent au principe de laïcité. Depuis, la question qui se pose régulièrement consiste à déterminer si les religieux peuvent/doivent s’investir dans la politique, ou plutôt s’en écarter.

Le moment de trancher

Selon la tradition islamique, le texte du Coran a été conçu pour régir entièrement la vie des musulmans. Ce faisant, il édicte donc des lois, un code de conduite normatif, ce qui s’apparente à la politique. La normativité consistant à produire des valeurs, des normes et des principes, ceux des musulmans sont avant tout islamiques. De ce point de vue, le fait pour l’islam de constituer des lois, qui sont des principes universaux s’appliquant à une communauté d’hommes, et de représenter un instrument permettant à cette communauté de s’organiser pour coexister démontre le lien très poreux qu’il entretient avec la politique.

Ce débat sur la question de l’immixtion des religieux islamiques dans la sphère politique, et sur leur empiétement sur la laïcité, nécessite que les Maliens se prononcent sur la question. Il semble désormais clair que les pouvoirs publics sont impuissants à réguler la sphère islamique malienne, et même à résister à ses injonctions. On peut dès lors se demander si aujourd’hui, au Mali, le religieux n’a pas clairement pris le dessus sur le politique.

La seule manière de réaffirmer les principes de laïcité et de contrecarrer l’influence grandissante des religieux serait d’offrir l’opportunité aux Maliens de se prononcer clairement sur la forme d’État qu’ils souhaiteraient avoir. La dynamique actuelle de « refondation de l’État » enclenchée par les autorités de transition – par exemple le référendum constitutionnel prévu en mars 2023 – pourrait être une bonne occasion de trancher définitivement la question de l’espace à accorder aux religieux dans la société.

1Lire Gilles Holder, (dir.), L’islam, nouvel espace public en Afrique, Karthala, 2009.

2René Otayek (dir.), Le Radicalisme islamique au sud du Sahara. Da’wa, arabisation et critique de l’Occident, Karthala, 1993.

3Ibid.

4Ibid.

5Moussa Sow, « Islam et espace public », in Doulaye Konaté (dir.) Histoire contemporaine du Mali. Contribution à la redécouverte de la dynamique de construction de l’État-nation, Ashima-Friedrich-Ebert Stiftung, 2019.

6Bokar Sangaré, « Mali : à quoi joue l’imam Mahmoud Dicko ? », Jeune Afrique, 23 juin 2022.

7Gilles Holder, Jean-Pierre Dozon (dir.), Les Politiques de l’islam en Afrique. Mémoires, réveils et populismes islamiques, Karthala, 2018.

8Moussa Sow, « Islam et espace public », op. cit.

9« Mali – Mahmoud Dicko : “Jamais personne ne critique l’intégrisme laïque” », Jeune Afrique, 2 août 2013.

10M. Tessougué avait accusé M. Dicko de faire « l’apologie du terrorisme » après ses déclarations sur l’attentat contre l’hôtel Radisson, et il avait dénoncé « l’envahissement de l’espace de la laïcité par la religion ».