Masih Alinejad à Paris, le 11 novembre 2022. Elle a rencontré le président Emmanuel Macron en compagnie de trois autres opposantes iraniennes.

Masih Alinejad à Paris, le 11 novembre 2022. Elle a rencontré le président Emmanuel Macron en compagnie de trois autres opposantes iraniennes.

L'Express

Il y a quatre ans, dans une conférence donnée à Stanford, Masih Alinejad annonçait "la révolution des femmes" en Iran. "Personne ne me croyait à l'époque", rappelle l'opposante iranienne. Force est de constater que le temps lui a donné raison. En 2014, cette journaliste exilée aux Etats-Unis lançait la page Facebook My Stealthy Freedom (Ma liberté furtive), sur laquelle elle diffuse des vidéos reçues d'Iran où des femmes se dévoilent en public, même pour quelques instants. Un tabou absolu en Iran où le port du voile est obligatoire depuis 1983. Mais après la mort de la jeune Mahsa Amini, mi-septembre, à la suite de son arrestation pour un voile mal porté, les Iraniens multiplient les manifestations et les actes de désobéissance civile. Assez pour faire tomber le régime ? Masih Alinejad veut y croire. "Longtemps, j'ai été désespérée, tous les jours, j'ai pleuré. Mais aujourd'hui je sens que cette révolution s'accélère." Ses cheveux portés haut et fiers, avec toujours une fleur épinglée, une robe foncée où la seule touche de couleur est un pin's arborant le lion de l'Iran préislamique, cette femme à la personnalité énergique a les larmes qui lui montent aux yeux lorsqu'elle évoque les manifestants tués.

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Venue à Paris à l'invitation de l'association Justice for Kurds, elle est accompagnée de trois autres militantes emblématiques du mouvement : Shima Babaie, ancienne prisonnière politique en Iran, et l'une des premières à y avoir été arrêtée pour avoir suivi les campagnes de Masih Alinejad ; Ladan Boroumand, à la tête d'une ONG pour les droits de l'homme ; et Roya Pirayi, dont la mère a été tuée par les autorités au commencement des manifestations récentes. Selon un dernier bilan de l'ONG Iran Human Rights Watch, au moins 326 personnes ont perdu la vie depuis le début du soulèvement, dont 43 enfants et 25 femmes. D'après les chiffres de la justice iranienne, plus de 2 000 personnes ont été inculpées pour leur participation au mouvement. Les ONG étrangères estiment que jusqu'à 15 000 Iraniens ont été arrêtés.

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Masih Alinejad est aujourd'hui l'une des opposantes les plus ciblées par Téhéran, qui a vivement réagi à sa rencontre avec le président français. Ce dernier a appelé lundi 14 novembre à des sanctions ciblées contre des personnalités du régime ayant une responsabilité dans la répression. Il a également insisté sur son soutien à ces dissidentes. Née en Iran, Masih Alinejad a commencé sa carrière comme journaliste parlementaire, où elle faisait face aux mollahs, les interpellant souvent frontalement. En 2009, elle se résout à l'exil. Son frère, qui vit toujours en Iran, a passé deux ans en prison, sans motif clair. Masih doit vivre sous protection policière depuis qu'elle a fait l'objet d'une tentative de kidnapping en 2018. En juillet 2022, un homme muni d'un AK-47 a été arrêté devant chez elle. Suivie par des millions d'abonnés sur les réseaux sociaux, la militante a aussi ses détracteurs, qui l'accusent de mettre en danger les femmes en Iran, et de chercher à prendre trop de poids politique. L'Express l'a rencontrée à Paris.

Pourquoi cette visite en France ?

Masih Alinejad J'ai eu, comme des millions d'Iraniens, le coeur brisé lorsque j'ai vu Emmanuel Macron serrer la main du président iranien Ebrahim Raïssi [en marge de l'Assemblée de l'ONU le 21 septembre dernier], alors qu'au même moment des Iraniens se faisaient tuer dans la rue. Certes, je sais que la France est une nation de diplomatie mais elle représente aussi l'esprit de la révolution et la liberté d'expression. Aujourd'hui en Iran les gens meurent pour ces causes. Voici ce que je demande au président français et à ses alliés : cesser de négocier avec le régime islamique, reconnaître la voix des Iraniens de l'opposition, mettre les Gardiens de la révolution [organisation paramilitaire] sur la liste des organisations terroristes, rappeler les ambassadeurs et expulser les diplomates et officiels de la République islamique. On ne peut pas enterrer les droits de l'homme sous prétexte de l'accord sur le nucléaire !

Le pays est pourtant mis au ban des nations depuis plusieurs années et sous le coup de sanctions internationales : en quoi les pays occidentaux peuvent-ils accentuer leur pression ?

L'Iran n'était pas si isolé que ça jusqu'ici : pendant des années, les pays occidentaux ont serré la main des présidents iraniens qui se sont succédé, Mohammad Khatami, Mahmoud Ahmadinejad, Hassan Rohani, Ebrahim Raïssi, tout en prenant pour argent comptant le discours illusoire qui prétend que ce régime peut être réformé de l'intérieur. Aujourd'hui, la génération Z, la génération TikTok, nous crie que le temps de la pseudo-réforme est terminé, le peuple ne veut plus entendre parler de "République islamique", seulement de dignité et de liberté. Il faut isoler la République islamique tout comme on a isolé Poutine. En faisant face aux armes, le peuple d'Iran ne se sauve pas uniquement lui-même, il sauve l'idée même de la démocratie. Le guide suprême iranien Ali Khamenei aide Vladimir Poutine dans sa guerre contre l'Ukraine en envoyant des drones contre des Ukrainiens innocents. Khamenei et son gang de tueurs sont partout, en Irak, en Syrie, dans toute la région. Je ne demande pas aux Occidentaux de nous sauver, mais d'arrêter de sauver ce régime islamique. Le monde occidental doit se tenir aux côtés des combattants de la liberté qui se préoccupent de la démocratie. Un Iran démocratique et laïque rendra le monde beaucoup plus sûr.

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On constate une unité exceptionnelle dans le pays, entre hommes et femmes, entre générations, entre différentes minorités ethniques. Qu'est-ce que la mort de Mahsa Amini a changé ?

La mort brutale de Mahsa Amini est un tournant pour les femmes iraniennes et pour les hommes également, qui manifestent ensemble dans les rues. La République islamique a peur de nous. Depuis des années, ils ont essayé de distiller la peur dans la société. Maintenant, la République islamique a peur de son propre peuple. Un peuple qui est uni comme jamais avant. Pendant des années, les autorités ont accusé et tué les Kurdes, les désignant comme des "séparatistes", distillant la peur auprès des autres. Chacun se disait "ne nous en mêlons pas, nous ne sommes pas des Kurdes". Ils ont exécuté des Juifs, des Baloutches, des Arabes... et chaque fois les gens se sont dit "cela ne nous concerne pas". Mais quand ils ont tué Mahsa, tout le monde s'est dit : "Nous sommes Mahsa."

Masih Alinejad à Paris le 11 novembre 2022

Masih Alinejad à Paris le 11 novembre 2022

© / L'Express

Vous vous battez contre le régime depuis des années. Comment expliquez-vous que ce soulèvement se produise maintenant ?

Le soulèvement d'aujourd'hui a été construit depuis des années par toutes les femmes ordinaires qui, par des petits gestes, ont repoussé les limites de ce régime d'apartheid de genre. Avec toute cette colère accumulée, quand Mahsa s'est fait tuer, les gens étaient prêts pour s'exprimer dans la rue. Parce que Mahsa ne faisait pas partie d'une organisation politique, elle ne protestait pas, elle n'était même pas dévoilée. Sa mort a créé un grand sentiment d'unité - des mères ou des pères, se sont dit que cela aurait pu arriver à leur fille. Cela ne concernait plus seulement les activistes politiques, ceux qui sont contre le voile obligatoire. Cela pouvait arriver à n'importe qui, n'importe quand, qu'on dise non au voile, au système islamique, ou pas. N'oublions pas que tout ce mouvement a démarré au Kurdistan parce que Mahsa Amini était une fille kurde. Lorsque j'ai vu les vidéos du Kurdistan, où la population ne s'est pas contentée de faire le deuil mais où les femmes se sont mises à agiter leur voile, je me suis dit que cela pouvait se répandre dans le pays, et soudain c'était le cas... A mon sens, les deux raisons qui expliquent le soulèvement actuel sont la montée de la frustration depuis des années, et ensuite le fait que Mahsa était une fille ordinaire, qui ne faisait partie d'aucune forme de protestation.

Le système répressif iranien est toujours aussi solide. Pensez-vous que les forces de sécurité peuvent se retourner contre le régime ?

C'est notre rêve, et je crois encore que le régime hésite encore à demander à l'armée d'aller dans la rue et tuer des gens, parce que les dirigeants ne pensent pas que l'armée peut tuer des enfants. C'est pour cela que ce sont principalement les Gardiens de la révolution [armée parallèle du régime] et les bassidjis [milice], en habits civils, qui sont là pour tuer brutalement des enfants, des adolescents, des femmes. Nous, les activistes, figures d'opposition et défenseurs des droits de l'homme, nous appelons l'armée à cesser de soutenir le régime. Pour la première fois dans notre histoire, des athlètes de renom, des acteurs et actrices affirment qu'ils ne veulent plus travailler avec ce régime et se tiennent aux côtés du peuple d'Iran. Lorsque Taraneh Alidousti, une actrice populaire, publie une photo d'elle où elle enlève son voile, c'est comme un tremblement de terre. Pourquoi a-t-elle fait ça ? Parce qu'elle ne peut pas ignorer les écolières qui ont commencé cette révolution. Elle ne peut plus continuer à normaliser la République islamique. Lorsqu'elle se rend sur le tapis rouge avec le voile islamique, elle fait croire au monde que c'est notre "culture". Mais ce n'est pas notre culture !

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Depuis 2014, vous aviez lancé plusieurs mouvements invitant les Iraniennes à poster des vidéos en ligne, #MyStealthyFreedom, #WhiteWednesdays, #MyCameraMyWeapon. Pensez-vous qu'une révolution peut être lancée à travers les réseaux sociaux ?

La révolution actuelle se passe sur le terrain, mais les réseaux sociaux sont notre arme. Ils représentent un des moyens les plus puissants contre un Etat qui a lui, des armes, de l'argent, du pétrole. Moi, je n'ai pas d'armes, je ne pèse que 45 kilos, pourquoi envoient-ils des gens à New York pour me tuer ? Pourquoi ont-ils mis mon frère en prison pendant deux ans ? Pourquoi ont-ils fait une loi pour punir de dix ans de prison toute personne qui m'envoie des vidéos ? Parce qu'ils ont peur des réseaux sociaux. Ils n'ont pas peur de moi, mais de la voix des Iraniens qui rencontre un écho à travers moi. On a vu ces dernières semaines des vidéos d'adolescents qui ont lancé par eux-mêmes leur mouvement pour enlever les turbans des mollahs dans la rue. En vérité, les mollahs et les religieux se sont crus pendant des années intouchables. Mais ils sont contraints d'entendre aujourd'hui le message des adolescents : "Vous nous tuez mais nous n'avons pas de respect pour vos turbans."

Masih Alinejad à Paris le 11 novembre 2022

Masih Alinejad à Paris le 11 novembre 2022

© / L'Express

Comment un Iran démocratique peut-il émerger de la situation actuelle ?

La révolution en Iran s'accélère : c'est le début de la fin pour la République islamique. Les dirigeants iraniens ont deux options, soit tuer plus de gens, ce qui va ne faire que créer davantage de colère. Soit se débarrasser de l'obligation du port du voile, de la police de la moralité, ce qui mènera de toute façon à la chute du système, parce que ce voile obligatoire constitue le pilier principal de cette dictature. L'Occident dit ne pas vouloir interférer, mais vous interférez lorsque vous vous rendez en Iran et que par exemple, les plus hautes représentantes de l'Union européenne, Catherine Ashton, Federica Mogherini... mettaient le voile, et validaient ainsi leur vision du corps de la femme. Vous interférez car une guerre est en cours, une guerre que la République islamique mène contre les femmes depuis quarante ans. Et vous choisissez votre camp, en mettant le voile, en vous soumettant au régime, en négociant avec Téhéran, en les légitimant. Vous choisissez d'ignorer la société civile, d'ignorer les dissidents, d'ignorer l'opposition. Beaucoup me disent "Vous n'avez pas d'opposition unie", mais ce n'est pas vrai. Ce qui sépare l'opposition, c'est ce régime, qui nous tue, nous met en prison ou nous force à l'exil. Et vous nous accusez nous, les victimes ? Nous sommes unis sur la question de faire tomber le régime. Nous voulons maintenant que les leaders démocratiques occidentaux soient avec nous.

En dates

Mai 2014 : lancement du mouvement de Masih Alinejad, Ma liberté furtive

Juin 2021 : élection de Ebrahim Raïssi à la présidence iranienne

Septembre 2022 : mort de Masha Amini et début du soulèvement