Santé

"Boniche", "larbin", "la grosse" : quand la maltraitance en stage pousse les étudiants infirmiers à jeter l'éponge

"Boniche", "larbin", "la grosse" : quand la maltraitance en stage pousse les étudiants infirmiers à jeter l'éponge
Alors qu’il manquerait 15.000 infirmiers et infirmières dans les hôpitaux et les maisons de retraite du pays, les renoncements massifs d’étudiants en cours de formation n’incitent pas à l’optimisme. © BOILEAU FRANCK
Non seulement la France manque cruellement d’infirmiers, mais elle peine à en former de nouveaux : entre 2019 et 2022, un tiers des étudiants de la filière ne sont pas allés au bout de leur cursus. Beaucoup ont renoncé après des "maltraitances" lors de stages.

Voilà une hémorragie qui fait désordre, dans un secteur pourtant censé les soigner… D’après une enquête publiée le 14 février, menée auprès de 152 instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) sur les 331 que compte le pays, seuls 61 % des élèves entrés en 2019 ont bouclé leur parcours diplôme en poche, à l’été 2022 (*).

Certains, parmi les 30,9 % restants, ont redoublé en chemin. D’autres n’avaient pas le nombre de crédits requis. Mais l’essentiel de cette "déperdition" est lié à des abandons, consécutifs notamment à des traumatismes subis par les élèves lors des stages qui jalonnent leur apprentissage. "C’est le souci numéro un pointé par ceux qui ont jeté l’éponge ou qui veulent arrêter", affirme Manon Morel, la présidente de la Fédération nationale des étudiants en sciences infirmières (Fnesi).

Le #balancetonstage a libéré la parole

Sur les réseaux sociaux, les témoignages édifiants s’empilent par dizaines sous le hashtag #balancetonstage, lancé fin 2020. Il est question de brimades, d’humiliations, parfois même d’actes de harcèlement ou de violences infligés par les soignants titulaires. "Premier stage : on me donne un plateau-repas à apporter en chambre à une patiente, je rentre et cette dame était décédée dans son lit. Je ressors et toute l’équipe rigolait", raconte par exemple une élève.

"On m’appelle la grosse, dents d’écureuil, grands pieds, on me donne zéro pause", décrit encore une autre.

Les insultes ("boniche", "larbin", "connasse") reviennent en boucle au fil des messages, comme les remarques dégradantes ("tu n’arriveras à rien", "t’as pas le niveau"). La présidente de la Fnesi, en troisième année à l’Ifsi de Saint-Étienne, garde elle-même un souvenir cuisant de sa première immersion "pratique", dans un service hospitalier de long séjour. "Tous les jours, on me rabaissait. Je n’avais pas le droit de manger avec l’équipe. Ils me laissaient toute seule pour faire des soins que je n’avais jamais faits, avec des patients qui souffraient, en mode “Faut bien que t’apprennes !”. J’allais au travail avec la boule au ventre et je pleurais tous les soirs. Ca a duré cinq semaines..."

"Rien ne change"

En 2018, un livre choc intitulé Diplôme délivré(e), parole d’une étudiante infirmière affranchie, dénonçait déjà ces dérives. L’auteure, Raphaëlle Jean-Louis, y faisait notamment le récit des intimidations et des moqueries dont elle a été la cible peu avant la fin de son cursus, dans un service « débordé de patients ».

Face au succès de son ouvrage, la jeune femme avait été reçue à l’Élysée par une proche conseillère d’Emmanuel Macron. Aujourd’hui, elle ne cache pas son amertume.

"Je pensais qu’il y aurait une évolution, mais non, rien ne change. Tous les problèmes que j’ai mis sur la table restent d’actualité. J’ai encore beaucoup de retours d’étudiants en détresse, qui se barrent toujours pour les mêmes raisons. Comment voulez-vous que l’on redonne envie aux jeunes d’aller vers ce métier ?"

Raphaëlle Jean-Louis

Photo d'illustration Marion Boisjot
Boucs émissaires

Les ressorts de ces pratiques certes pas systématiques, mais semble-t-il répandues, interrogent forcément. "Quand on est mal dans son boulot, quand on est épuisé, en sous-effectif chronique, on bascule plus facilement du côté “obscur”. L’étudiant sert alors de défouloir, de bouc émissaire", avance Raphaëlle Jean-Louis, désormais infirmière libérale en Loire-Atlantique.

"Cette maltraitance institutionnelle, conséquence directe du manque de moyens et d’un système défaillant, est une réalité", abonde Manon Morel.Dans d’autres cas, le harcelé devient le harceleur : les titulaires reproduisent le schéma qu’ils ont eux-mêmes vécu pendant leurs stages. "C’est le comble pour une formation qui se veut humaine et bienveillante", grince la présidente de la Fnesi.

Une infirmière de Chartres entame un tour des hôpitaux de la Région Centre-Val de Loire pour réaliser un film (septembre 2022)

La précarité financière pèse aussi

La Fédération alerte au passage sur les autres facteurs qui expliquent l’inquiétante "déperdition" dans les Ifsi. Parmi eux, des lacunes persistantes dans l’orientation et l’information des lycéens, qui entrent en masse dans la filière "à l’aveugle" et déchantent rapidement ; certains aspirants infirmiers renoncent aussi par manque de ressources financières, entre retards récurrents dans les versements de bourses et indemnités de stage faméliques.

"On touche entre 1 € et 1,70 € de l’heure, contre 4 € en moyenne pour les autres étudiants de l’enseignement supérieur. Ce n’est pas tenable, surtout avec l’inflation qui sévit en ce moment"

Manon Morel (présidente de la Fédération nationale des étudiants en sciences infirmières)

"Le sentiment général est celui d’un système de santé qui reste une usine à fric et qui manque cruellement d’humain", reprend Raphaëlle Jean-Louis. Lors de son cursus à l’Ifsi de Reims, un détail, signe de l’ampleur du malaise, l'avait frappée : les fenêtres de l’école ne s’ouvraient plus.

"J’ai interrogé des étudiants plus âgés à ce sujet. Ils m’ont répondu qu’elles étaient condamnées pour éviter les suicides", dit-elle. L’une de ses camarades de promo a été retrouvée « pendue » au cours de la formation. "Rien que d'en parler, ça me donne des frissons. On s’est toujours demandé pourquoi elle en était arrivée là…"

Stéphane Barnoin

(*) L’étude a été conduite par le Comité d’entente des formations infirmières et cadres sur un panel de 44.745 élèves. Elle est à retrouver ici.

Des dizaines de décès chaque mois sur des brancards, à l'hôpital : "Pas normal de mourir comme ça, en 2023, en France"

Quelles pistes pour sortir de l'impasse ?

L'étude du Cefiec sur la déperdition des étudiants infirmiers est assortie d'une série de propositions. Exemples : travailler l'orientation des futurs élèves en Ifsi dès le secondaire ; professionnaliser et valoriser la fonction du tutorat, "qui ne s'improvise pas", lors des stages ; faire des étudiants déjà engagés dans la formation des "ambassadeurs" auprès des postulants ; ou encore faciliter l'accès aux besoins primaires des étudiants, afin de "lutter contre la précarité".

D'après un rapport sénatorial de mars 2022, une partie du problème repose sur le nouveau système de sélection. Celle-ci s'opère depuis 2019 via Pacoursup et serait "inadaptée", car favorisant les inscriptions de candidats insuffisamment motivés ou mal préparés à la réalité de la formation - un biais source d'abandons. Mais Manon Morel, la présidente de la Fnesi, n'est pas de cet avis : "L'ancien concours, dit-elle, n'était pas la bonne formule. L'écrit portait sur des questions de logique et des tests mnémotechniques qui n'avaient rien à voir avec le cursus ou la motivation du projet. Les questions posées à l'oral étaient souvent hors cadre et visaient surtout à déstabiliser les candidats. Bref, nous ne regrettons pas du tout le passage à Parcoursup, qui est un très bon outil mais qui mérite encore d'être optimisé. Le problème, pour nous, se situe surtout au niveau de l'orientation : le ministère ne met pas assez de moyens pour informer les lycéens sur le contenu de la formation dans les Ifsi. Il n'y pas assez d'accompagnement en amont. Résultat, certains s'inscrivent sans savoir vraiment où ils mettent les pieds".

Concernant plus spécifiquement les dérives constatées lors des stages, Raphaëlle Jean-Louis plaide pour une présence accrue des formateurs dans les établissements qui accueillent les futurs infirmiers ("on ne les voit quasiment jamais") et pour la mise en place d'un système de notation. "Il faut que les étudiants puissent donner leur avis sur leurs lieux de stage. Cela permettrait d'en finir avec l'impunité qui règne dans certains endroits", fait-elle valoir.


COMMENTEZ CET ARTICLE

31 commentaires

Anonyme a posté le 27 février 2023 à 11h26

Le phénomène est universel depuis que le Monde est Monde

Je réponds J'alerte

jaco 63 a posté le 25 février 2023 à 10h09

Difficile pour les filles de s'intégrer dans des métiers d'homme, ma fille n'a pas beaucoup vu dans les métiers de la restauration en cuisine de bienveillance de la part des hommes, toujours à critiquer ou a etre en dessous de la ceinture et cela à plusieurs endroits, cela la degouté elle a changer de secteur d'activité malgré le fait que le metier lui plaisé

Rachid Alim a répondu le 26 février 2023 à 11h22 Ma fille et en 1annee je crois pas que je permettrai un tel comportement de ses collègues de travail que dieu la préserve de ça mais dur de voir ces commentaires

Je réponds J'alerte

SHOWCASE

4 places à gagner !
Jouez et gagnez vos places pour la soirée Urban Pamo #3

JOUEZ & GAGNEZ