Accueil

Société Santé
Le travail de nuit favorise le cancer : comment ce consensus fait son chemin chez les scientifiques
En France, plus de 4 millions de personnes travaillent de nuit.
PHOTOPQR/VOIX DU NORD/MAXPPP

Le travail de nuit favorise le cancer : comment ce consensus fait son chemin chez les scientifiques

Pénibilité

Par

Publié le

Après deux ans de combat, une ex-infirmière est parvenue à faire reconnaître son cancer du sein comme maladie professionnelle. Une décision inédite permise par des scientifiques qui œuvrent, depuis les années 1990, à montrer que le travail de nuit augmente le risque de tumeur.

C'est le grand oublié et regretté de la réforme des retraites qui suscite la colère des Français depuis plusieurs semaines : alors que le texte prévoit de décaler l'âge minimum de départ à 64 ans, il ne dit presque rien de la pénibilité au travail. Ce qui rend la victoire de Martine, après deux ans de combat, encore plus symbolique. En un peu plus de 25 ans d'exercice, cette ex-infirmière a passé plus de 850 nuits à l’hôpital. Des centaines d’heures de travail nocturne, entre 1982 et 2009, jusqu’à l'annonce d'un cancer du sein. Soutenue par la section locale de la CFDT-Mineurs, elle est parvenue, en janvier dernier, à faire reconnaître sa tumeur comme maladie professionnelle.

A LIRE AUSSI : Pénibilité au travail : "Il y a urgence à refaire les comptes"

Car certains scientifiques s'intéressent depuis plusieurs décennies aux risques pour la santé encourus par les travailleurs soumis à des conditions de travail précaires. « Le cas de cette infirmière est donc un aboutissement, un grand pas, mais aussi le début d’autres travaux » se réjouit Émilie Cordina, ingénieure d'études à l’Inserm, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. Peu à peu, le consensus scientifique se dégage : le travail de nuit, lui-même de plus en plus répandu, augmente le risque de cancer du sein.

Travail de longue date

« Dans les années 1990, des chercheurs américains ont montré pour la première fois, sur une cohorte d’infirmières, une association entre le cancer du sein et les heures de nuit », explique Pascal Guénel, directeur de recherche à l’Inserm et chercheur en épidémiologie. Cette publication pose la première pierre : d’autres études suivent, dans différents pays. Mais établir une corrélation formelle est complexe, ne serait-ce que pour définir ce qu'est le travail de nuit : de quels horaires parle-t-on ? À quelle régularité ?

A LIRE AUSSI : Réforme des retraites : "Il faut remettre à plat les dispositifs de prise en compte de la pénibilité"

L’équipe menée par Pascal Guénel, à laquelle appartient Émilie Cordina, publie ainsi en 2018 une étude rassemblant cinq autres travaux en prenant des critères précis. Ils définissent alors le travail de nuit comme un exercice « d’au moins trois heures entre minuit et 5 heures du matin ». Leurs résultats, qui incluent plus de 12 000 patients à travers le monde, sont formels. « Parmi les femmes non ménopausées, le travail de nuit augmente de 26 % le risque de cancer du sein ». Et celui-ci « semble particulièrement croître chez les femmes qui ont travaillé plus de deux nuits par semaine pendant plus de dix ans », mais diminue après l’arrêt du travail nocturne, poursuivent les auteurs. Reste à savoir pourquoi le risque n’augmente plus après la ménopause, « ce qui pourrait s’expliquer par le fait que passé un certain âge, on travaille moins de nuit », précise Pascal Guénel. Mieux encore en 2019 : le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) renouvelle alors son classement du travail de nuit comme « probablement cancérigène ». « Ce travail reprend toute la littérature sur le travail de nuit et le cancer, pas que le sein », explique Pascal Guénel, qui a participé à ces travaux internationaux. Outre le cancer du sein, la classification concerne les cancers de la prostate.

Horloge biologique déréglée

Pourquoi ces types de tumeurs et pas d’autres ? Déjà, parce que ce sont les plus étudiées, car elles sont aussi les plus fréquentes. Mais aussi parce qu’elles sont souvent hormono-dépendantes, c’est-à-dire que leur croissance est favorisée par certaines hormones. Or, « ne pas dormir aux bonnes heures joue sur la production d’hormones », explique Émilie Cordina. Et plus précisément, de l'une d'entre elles : la mélatonine. « La nuit, nous avons un pic de mélatonine, une hormone produite par une glande du cerveau », précise à son tour Pascal Guénel. Et celle-ci diminue lors de l’exposition à la lumière, donc au réveil.

A LIRE AUSSI : "Vive la valeur travail !" : comment Macron et Borne cherchent à enjamber la réforme des retraites

Mais justement, chez les travailleurs de nuit, ce pic de mélatonine, qui joue sur notre horloge biologique, ou rythme circadien, ne survient pas. « Or cette dernière a très probablement des effets anticancéreux et joue sur la production d’autres hormones », poursuit l’épidémiologiste. Une perturbation de notre tic-tac interne qui pourrait expliquer comment le fait d'avoir un emploi nocturne nous rend plus à même de développer cette pathologie. « Mais souvent, le lien de causalité est particulièrement complexe à établir, il y a plusieurs facteurs qui entrent en jeu lors du développement d'un cancer », tempère Émilie Cordina. La consommation d’alcool et de tabac, souvent plus répandue dans cette population, pourrait par exemple jouer. « Et le sommeil est décalé, mais aussi souvent raccourci, ce qui augmente le risque d’autres troubles biologiques et d’inflammations », ajoute Pascal Guénel. L’exercice nocturne favorise notamment les troubles du sommeil et de l’humeur, l’obésité, les maladies cardiovasculaires… Qui peuvent eux-mêmes jouer sur le développement d’une tumeur.

Millions de travailleurs

Cette complexité à définir les mécanismes sous-jacents et trancher, chez chaque patient, sur la responsabilité de ses conditions de travail, rend complexe la reconnaissance plus large des tumeurs comme maladie professionnelle. Car si les études montrent désormais que le travail de nuit augmente le risque de cancer du sein sur une population, établir une causalité au cas par cas est plus complexe : en effet, le cancer du sein lié au travail de nuit n'appartenant pas au tableau des maladies professionnelles de l'Assurance maladie, chaque situation doit être examinée individuellement pour établir la responsabilité des horaires dans l'apparition de la maladie. Si bien que le consensus scientifique sur l'augmentation de ce risque ne signifie pas pour autant que toutes les personnes qui travaillent passé le coucher du soleil bénéficieront de la reconnaissance de maladie professionnelle s'ils font face à cette maladie – sauf s'il était ajouté à la liste de la CPAM. « Mais notre travail est aussi de déterminer les types d’organisation du travail de nuit qui diminuent au maximum les risques », explique Pascal Guénel. Les conséquences pour la santé sont-elles réduites en cas de sieste ? Ou si la personne travaille moins de trois nuits par semaine ? Ces connaissances pourraient, à terme, permettre d'établir des recommandations.

Et les lignes directrices qui se dégageront de ces recherches pourraient concerner des millions de travailleurs. Ces dernières décennies, le nombre d'employés exerçant de nuit n’a cessé d’augmenter en France : de 3,3 millions, soit 15 % des actifs, en 1990, ils sont désormais à 4,3 millions, soit 16,3 %, en 2013. Il concerne avant tout les infirmiers, sages-femmes et aides-soignants, les agents de surveillance, l’armée, les policiers et les pompiers et les conducteurs routiers et livreurs. D’après l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), à l'échelle mondiale, on estime qu'un travailleur sur cinq est engagé dans un travail de nuit régulier, avec des pourcentages qui ont tendance à augmenter avec le temps dans certains pays. De quoi imposer ce sujet dans l'agenda du gouvernement ?

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne