Jérôme, éboueur d’usines à viande : « On voit des choses qui ne devraient pas exister »

Jérôme, témoin de la vidéo de L214

Jérôme, témoin de la vidéo de L214 

Témoignage  Dans une vidéo mise en ligne par l’association L214, un ouvrier chargé du ramassage des cadavres d’animaux de boucherie témoigne de ses conditions de travail et de la réalité de ces poubelles.

Quel enfant a rêvé un jour de ramasser, quand il serait grand, les animaux morts dans les poubelles des usines de production de viande ? Tel est le travail pénible, physiquement, moralement, philosophiquement, d’un certain « Jérôme » (c’est son pseudo) embauché depuis peu comme agent d’équarrissage et qui, depuis la région de Saint-Brieuc, a contacté L214 pour vider son sac. Il n’en peut plus de ce qu’il découvre. Pourtant, c’est un gars solide, la trentaine sportive, adepte du jeu de go à ses heures perdues. Le public ne sait rien de la réalité de l’équarrissage, lequel consiste à ramasser quotidiennement, par tonnes, les cadavres d’animaux de boucherie n’ayant pas survécu dans les lieux où l’on gère (le mot est choisi) leur mise au monde par inséminations artificielles et engraissement express – parler de « ferme » ou d’« élevage » relève d’un travestissement marketing.

Car c’est plutôt un enfer que décrit le mini-documentaire confié à « l’Obs » par Sébastien Arsac, cofondateur avec Brigitte Gothière, de L214. Ce film arrive alors que vient de paraître le nouveau livre d’Isabelle Sorrente, « l’Instruction » (éditions Lattès) où se trouve décrit avec beaucoup de justesse cet univers peuplé d’ouvriers priés de laisser « leur cerveau au vestiaire » et d’apprendre, pour certains, à tuer en les claquant d’un coup sec contre un mur, ces maillons faibles que sont les petits, des petits cochons par exemple, tout juste nés, et qui ne parviennent pas téter leur mère, ces malheureux, et toutes les « pièces » fragiles parmi les portées dont on voit déjà qu’ils ne seront pas suffisamment rentables.

Publicité

A lire aussi > Dans les abattoirs, « tu laisses ton cerveau au vestiaire »

Ces cadavres ensanglantés, jetés dans les bacs à « déchets », Jérôme les ramasse chaque jour. Ils gisent sous ses yeux effarés parmi les restes d’une truie achevée d’un coup de matador au milieu du front car elle ne pouvait plus porter, sur ses pattes, les kilos d’un engraissage forcené, ou ceux d’une vache morte d’avoir été laissée sans soin, en souffrance et à l’agonie sur le sol d’un hangar surpeuplé. On a parfois reproché à L214 de se centrer sur le monde animal. Ce film est la preuve, s’il en fallait, que l’association se préoccupe aussi de la condition ouvrière dans la « filière viande » où il est banal de voir des gars balèzes, tout juste recrutés, péter les plombs et s’en aller donner leur démission en pleurant – et ce n’est pas une image. Voici retranscrits les principaux extraits de cette vidéo où Jérôme raconte à Sébastien Arsac, de L214, une journée ordinaire d’équarrissage.

« En tournée d’équarrissage, on arrive le matin on reçoit la liste des trente clients qu’on a à “faire” dans la journée. C’est un peu comme une tournée de livraison. Sauf que là, on récupère les poubelles des élevages – je fais exclusivement des élevages. La grande majorité, c’est des élevages intensifs. Pour faire ce métier, la principale qualité, à mon avis, est de ne pas être sensible à l’odeur, et même, de ne pas être sensible tout court. C’est effectivement une expérience à laquelle on ne devrait pas être confronté si souvent. L’odeur peut être vraiment très forte, non seulement pour nous dans le camion mais aussi pour les gens derrière nous, sur la route, ou pour les riverains autour du site.

« Déchets maternité »

Beaucoup de personnes commencent la formation d’agent de collecte d’équarrissage et ne vont pas au bout. Parce qu’on voit des choses qui ne devraient pas exister en fait. Il y a plusieurs façons de récupérer des animaux. En général, c’est dans des bennes qui sont fermées mais parfois vraiment bricolées. Les bennes peuvent fuir aussi. Il peut y avoir du jus de cadavre ou des asticots qui vont tomber sur la route. Dans d’autres élevages, on met les animaux sous une bâche. Et là forcément, c’est moins hermétique. On trouve des cadavres dans tous les états de décomposition possibles. Si on arrive à intervenir rapidement, ça se passe bien. Mais il peut arriver aussi, notamment par période de fortes chaleurs ou de canicule, qu’on arrive quand il n’est déjà plus possible de distinguer ce que c’est comme animal ou combien il y en a. Parfois, on nous appelle pour un veau. On ouvre le bac et on sait pas combien il y en a. On a une case spéciale [sur l’application d’un smartphone pro, NDLR] pour dire “Je ne mets pas les mains dedans”. Mon formateur parfois en ouvrant le bac disait : “Il y a plus de vivants que de morts là-dedans”, parce qu’effectivement ça grouille tellement d’asticots. On ne peut même pas savoir ce qu’il y a d’autre dans le bac.

Publicité

La vidéo de L214 (certaines images peuvent choquer)

L’une des premières choses qui m’a vraiment interpellé dans ce métier, c’est quand on doit aller récupérer des bacs qui s’appellent “déchets maternité”. C’est parfois plusieurs mètres cubes de porcelets entassés qu’on doit récupérer. Ça, c’est vraiment perturbant parce que c’est des tout-petits. On voit dans les volumes qu’en fait il y a vraiment énormément d’animaux qui meurent dans ces élevages intensifs. C’est vraiment choquant. Il peut y avoir des cas où on se retrouve dans des situations très dangereuses et sales. Quand les truies ou les vaches sont mortes depuis un moment, les gaz dedans font un “effet montgolfière”. Elles sont toutes gonflées. Donc, il faut faire particulièrement attention quand on vient les serrer avec la pince pour les charger. Mon formateur disait “Ça fait bouchon de champagne”. J’ai déjà eu des collègues qui se sont retrouvés entièrement couverts de merde parce qu’ils n’ont pas fait attention. Il peut arriver aussi que les truies expulsent leurs bébés, quand on serre avec la pince. On m’a déjà raconté qu’il avait même des veaux à moitié sortis de leur mère. Que, du coup, on récupérait tout en une seule fois.

Des animaux vivants dans les bennes

Le pire qu’il me soit arrivé, c’est un accident dans un élevage de volailles. Je devais récupérer ce qu’on appelle “viscères et plumes”. C’est vraiment ce qu’on imagine : une poubelle remplie de tripes… Une fois, tout s’est renversé par terre. J’ai passé une heure à tout ramasser avec les gants. C’était vraiment horrible. Il m’est arrivé aussi de trouver des animaux vivants dans les bennes. Ça ne devrait pas arriver. Nous, en tout cas, on a pour consigne de ne pas les prendre. Mais ça surprend et ça arrive plus souvent que ça ne devrait. Il m’est arrivé de trouver un porcelet encore vivant au milieu de ses congénères, les yeux fermés, qui bougeait les pattes comme pour chercher où il était. L’éleveur est venu pour s’en débarrasser un peu plus loin. Il m’est aussi arrivé de trouver plusieurs oisillons encore vivants, en train de piailler dans la benne d’équarrissage. A ce moment-là, j’ai prévenu quelqu’un qui n’avait pas l’air habitué à achever des poussins et qui a passé de longues minutes à essayer de leur tordre le cou et de les claquer contre la benne. C’est dur de se dire qu’ils vivent des instants particulièrement horribles, entourés de leurs congénères qui sont déjà morts.

En fait le pire, c’est vraiment le volume des animaux qu’on récupère. Nous sur le site, dans un rayon de soixante kilomètres autour de Saint-Brieuc, on est une dizaine de chauffeurs à tourner chaque jour. Dans les camions, on récupère en moyenne 8 tonnes de cadavres. Faut se rendre compte de ce que ça fait en volume. Vous multipliez huit tonnes par dix, par jour, et ça, ce n’est que sur notre seul site. On s’habitue et ça ne devient plus des animaux, ça devient simplement les poubelles qu’on vide. Je pense que le public n’a pas conscience qu’il y a autant de cadavres produits par ces élevages, qui sont surtout des élevages intensifs. J’ai signé pour vider les poubelles des élevages mais avant de commencer ce métier, je ne me doutais pas du tout du nombre d’animaux qui mourraient dans cette industrie. C’est sûr que ça marque et je vois les choses très différemment maintenant. »

Sur le sujet Société

Annuler