« Le wokisme agit comme un cheval de Troie sémantique. » Pierre Valentin

Diplômé de Sciences politiques de l’université Panthéon-Assas et de Philosophie politique de l’université d’Exeter (Angleterre), Pierre Valentin est un précurseur de l’étude du phénomène woke en France, à laquelle il a consacré une note en deux volumes pour la Fondapol en 2021. Il a accepté de revenir avec nous sur les bouleversements idéologiques et intellectuels de cette idéologie qui s’est imposée à un rythme fulgurant au sein des sociétés occidentales : le wokisme. Propos recueillis par Bartolomé Lenoir et Maxime Michelet.

Une Certaine Idée (UCI) : Comment définissez-vous l’idéologie woke ?

Pierre Valentin (PV) : Le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui auraient pour but, ou en tout cas pour effet, « d’inférioriser » l’Autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes (sexuelle, religieuse, ethnique etc.) par des moyens souvent invisibles. Le « woke » est celui qui est éveillé à cette réalité néfaste et qui se donne pour mission de conscientiser les autres.

Notons que cette définition n’est ni « flou » ni « fourre-tout ». Certains s’y reconnaîtront, d’autres non. À condition d’être de bonne foi.

UCI : Depuis votre note consacrée au wokisme en 2021, avez-vous pu constater des évolutions au sein de ce phénomène ?

PV : L’évolution principale se trouve du côté de l’opinion publique qui s’est positionnée sur la question du wokisme : il y a moins d’indécis ou d’ignorants. Sans connaître le « wokisme », la majorité des Français avaient déjà entendu parler en 2021 d’écriture dite « inclusive » etc. Depuis, on constate que le sujet n’a cessé de progresser davantage dans l’opinion. Certains journalistes reconnaissent que s’ils mettent le mot « woke » dans un article, alors ce dernier fonctionnera mieux. Ce n’était pas le cas il y a seulement deux ans.

Autre évolution : j’observe un glissement assez inquiétant à gauche, où, tout comme aux États- Unis, la gauche anti-woke n’existe plus, ou presque plus. Vous aurez beaucoup de mal à trouver une personnalité de gauche opposée au wokisme et qui assume le terme. La sociologue Natalie Heinich fait ici figure d’exception, dans tous les sens du terme.

Prenons un exemple objectivable et quantifiable avec l’écriture dite « inclusive » pour illustrer ce basculement. À l’élection présidentielle de 2012, aucun candidat ne l’utilisait, à gauche comme, évidemment, à droite. En 2017, une poignée de candidats de gauche l’utilisait. Et, en 2022, on constate que la majorité des candidats de gauche l’utilisent. Beaucoup d’entre eux ont rédigé l’intégralité de leur programme en écriture inclusive. Qui osera faire autrement en 2027 ?

UCI : Comment expliquez vous cette hégémonie à gauche, et la rapidité de cette hégémonie ? La gauche est-elle ontologiquement destinée à se tourner vers le wokisme ?

PV : C’est la question sur laquelle je travaille pour mon prochain ouvrage. Si vous prenez les doctrines les mieux ancrées à gauche depuis plusieurs siècles, vous trouverez le rationalisme, l’universalisme, la laïcité, la séparation philosophique des faits et des valeurs, la neutralité de l’État, surtout pour l’aile libérale de la gauche, ou encore la méthode scientifique. Toutes ces doctrines sont désormais disqualifiées à gauche.

Point par point, la gauche a donc fini par accepter l’inverse de ce qu’elle a toujours défendu, et ce en l’espace d’environ 18 mois. C’est assez stupéfiant pour être souligné.

Si on en reste au stade des contradictions, on se retrouve bien incapable d’expliquer ce renversement. Mais si on se tourne vers les points de continuité idéologique, entre ce que la gauche a produit depuis des siècles et ce que le wokisme produit depuis quelques décennies, d’un point de vue intellectuel, on identifie tout de même quelques points communs. Notamment une fascination pour la nouveauté, pour la jeunesse, pour les minorités. Ainsi, lorsqu’un mouvement proclame avoir identifié les nouveaux damnés de la terre alors il devient très difficile pour le reste de la gauche de le critiquer.

UCI : Auriez-vous un exemple concret de ce mécanisme ?

PV : Les grenades lexicales suffixées « -phobes » ne sont pas une nouveauté à gauche mais leur efficacité, pour terroriser la droite, a mené à une véritable épidémie de ces accusations. Et ce jusqu’à dominer une si large part de l’espace public qu’elle en vient à contraindre au silence les opposants de gauche. Comme le dit Elisabeth Badinter, icône de la gauche anti-woke, il existe une gauche en désaccord avec le wokisme mais elle n’ose pas se faire entendre : elle risquerait d’être catégorisée dans le camp des bourreaux. Or, comme on le sait, le consensus apparent est toujours la pré-condition du consensus réel, voire son prélude.

UCI : Ce sectarisme que vous décrivez est-il un outil essentiel du wokisme ?

PV : Le sectarisme est le péché mignon d’une large part de la gauche depuis un bon moment.

Le sectarisme permet au wokisme, par pureté idéologique, de pousser, par la menace de l’exclusion permanente, ses propres membres à se radicaliser. Lorsque la barrière entre le dedans et le dehors est aussi forte au sein d’un groupe (en contradiction avec leur principe « d’inclusion » par ailleurs) la peur d’être exclu, et les conséquences sociales de cette exclusion, obligent à suivre le mouvement.

Cette fascination pour le mouvement joue un rôle déterminant. Il faut savoir se montrer à l’avant-garde. Lorsque Sandrine Rousseau, par exemple, comparait Europe Écologie Les Verts à une réunion du Ku Klux Klan – même si elle s’en est excusée depuis – on comprend quelle usait d’une sorte de « coup de semonce sémantique ». Elle disait implicitement à tous les membres d’EELV : « si vous ne me suivez pas, si vous ne suivez pas la cadence que j’impose, vous serez exclus, vous serez ostracisés, vous deviendrez fascistes ». Et les gens se trouvent ainsi poussés à la suivre.

UCI : Est-ce que cette dynamique révolutionnaire, au sens le plus propre du terme, qui fait des victimes d’hier les bourreaux de demain, en recherchant par purifications successives une sorte de « victime absolue », ne condamne pas le wokisme à s’auto-détruire ?

PV : La distance entre l’avant-garde et le rétrograde ne cesse de se rétrécir. Ainsi des féministes radicales comme Germain Greer, qui étaient hier encore à l’avant-garde, sont désormais plus ou moins explicitement interdites de campus au Royaume-Uni. On retrouve cela en France avec les cas des militantes Dora Moutot ou Marguerite Stern.

Nous observons là un clivage interne au mouvement woke. On se retrouve alors avec un féminisme qui efface le mot « femme » pour ne pas offenser le mouvement trans, et qui donne naissance à un lexique dont les misogynes les plus endurcis n’auraient pas osé imaginer : «corps avec un vagin», «possesseur d’utérus», « personne qui saigne ».

De ce point de vue là, le serpent se mord la queue. Et ce serpent a tendance à tourner de plus en plus vite autour de lui-même. Mais cela ne fait qu’augmenter le danger du phénomène. Sans alternative culturelle au wokisme, je ne sais pas ce qu’il restera de nous, en tant qu’Occident, lorsque le wokisme implosera. Le serpent se mord la queue, mais nous risquons de l’avoir autour du cou. Pour le formuler autrement, si nos universités se mettent à faire des mathématiques « décolonisées » plutôt que des mathématiques exactes, je ne sais pas si nos avions voleront encore. Il s’agirait de proposer à nos jeunes générations une autre philosophie commune

UCI : Nous venons d’évoquer les outils et la méthode du wokisme. Mais existe-t-il, notamment avec la révolution numérique, un wokisme caché ? Est-ce que le wokisme utilise d’autres méthodes que celle de la pression publique ?

PV : Le wokisme agit comme un cheval de Troie sémantique en proposant de jolis mots qui cachent des réalités bien plus dures. Plutôt que de dire « moins de dominants », il dit « diversité ». Plutôt que de dire « mort au mérite », il dit « équité ». Plutôt que de dire « exclure et censurer les opinions dissidentes », il dit « créer un espace inclusif ». Ceux qui souhaitent mener une lutte efficace doivent donc avoir le courage de se faire traiter d’un certain nombre de qualificatifs peu élogieux.

Même s’ils aiment beaucoup user des signalements de vertu, de l’affichage sur Twitter, du name and shame, pour faire avancer leurs projets, il y a également beaucoup de choses qu’ils préfèrent effectuer de façon bureaucratique, dans l’ombre. Aux États-Unis, l’exemple des grandes entreprises comme Coca-Cola est particulièrement saisissant : des séances de « déblanchisation » des employés étaient organisées en interne. Dans ce genre de situation, le wokisme préfère avancer masqué, dans l’obscurité, et un grand coup de projecteur peut permettre de le faire reculer – au moins pendant quelques temps. C’est ce que le journaliste et lanceur d’alerte Christopher Rufo a su mettre en lumière de façon particulièrement efficace sur Twitter ces dernières années.

UCI : Il y a quelques semaines, le gouverneur de Floride à pris des mesures vis-à-vis de Disnelyland en retirant au parc d’attractions toute une série de pouvoirs qu’il avait acquis sur son territoire, échappant ainsi à l’autorité de l’État de Floride. Dans les dystopies classiques, l’État est souvent la première menace contre les libertés. Est-ce que le wokisme ne donne pas, à contre-courant de cette vision classique, un rôle dans la garantie de la liberté de pensée ? Face notamment aux grandes entreprises ?

PV : Sans négliger les effets secondaires possibles propre à n’importe quelle action étatique, l’État a son rôle à jouer. Or, il ne le joue pas actuellement. Au contraire, l’association militante OUTrans peut faire la tournée de nos écoles pour raconter aux filles qu’ils sont des garçons et vice-versa en toute impunité, sans que cela ne dérange notre ministre de l’Éducation. L’État pourrait donc être un acteur important de la lutte contre le wokisme, en allant plus loin par exemple dans l’interdiction de l’écriture inclusive.

UCI : Une dernière question en lien avec l’actualité technique. Vous avez récemment évoqué le numérique comme un ressort du wokisme : est-ce que l’intelligence artificielle peut aussi devenir un ressort du wokisme ?

PV : Lorsqu’on demandait à ChatGPT3 d’écrire un poème sur Trump, il refusait, là où il acceptait d’écrire un poème sur Biden. En termes de biais, c’est assez grossier, voire risible, ce qui les rend moins inquiétant car très visibles. Cependant, ces biais deviennent beaucoup plus discrets dans les nouvelles versions, et ainsi nettement plus insidieux.

Le danger réside plus largement dans notre rapport à la technologie. On se tourne déjà énormément vers Google pour régler tout un tas de problèmes dans nos vies. Cette fascination pour la machine pourrait nous pousser à déléguer de plus en plus la réflexion philosophique, politique et pratique aux Intelligences Artificielles. Nous ne nous retrouvons de plus en plus dans une position de dépendance à la machine pour penser, et donc de dépendance vis-à-vis de ses géniteurs, des ingénieurs de la Silicon Valley qui ne partagent que rarement les préoccupations du peuple français.

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