Les médecins voient les conséquences de la souffrance au travail

Les médecins voient les conséquences de la souffrance au travail ©Getty - Mahmud013
Les médecins voient les conséquences de la souffrance au travail ©Getty - Mahmud013
Les médecins voient les conséquences de la souffrance au travail ©Getty - Mahmud013
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Je passe mes journées assis, à écouter des gens, je ne dis pas que ce n’est pas difficile, mais mon corps n’est pas mis à rude épreuve. Je veux vivre dans un monde où les patients que je soigne ne pâtissent pas d’une espérance de vie inférieure de 7 années au médecin qui les soigne.

L’autre jour un patient s’installe, il a mon âge, plus jeune même, dans les 33 ans, et m’explique qu’il a des douleurs dans le bras et l’épaule. J’examine, la force musculaire est très diminuée du côté de sa douleur, « ça me fait comme des décharges électriques quand je serre ou que j’essaie de porter un objet lourd »

De fait, quand il essaie, ses doigts lâchent et ce ne serait qu’un problème médical si ça ne le mettait pas en danger dans l’exercice de sa profession.

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En tant que peintre dans l’industrie, il bosse de nuit, parfois sur des carlingues d’avion situées à des hauteurs dangereuses.

Je lui prescris un traitement, il revient me voir quelques jours plus tard, il a toujours mal, je dégaine une radio, et quand il me la ramène, je suis ébahi de voir à quel point ses articulations sont abîmées, alors qu’il a cinq ans de moins que moi, comment est-ce possible, un corps déjà aussi usé, c’est toute la coiffe des rotateurs qui est râpée jusqu’à la corde, alors même que ce patient n’en est qu’à la moitié de sa vie professionnelle, qu’il a encore au moins 30 ans à tirer, 30 ans de tâches répétitives, qui vont appuyer sur les mêmes articulations, solliciter les mêmes muscles, tirer sur les mêmes tendons, heure après heure, jour après jour, année après année, alors j’essaye de lui parler de reclassement professionnel, mais je sens qu’il se braque, ce métier, il l’aime, c’est toute sa vie, d’ailleurs « Docteur, je ne sais pas faire autre chose, je n’ai pas d’autres formations, et j’ai une famille à nourrir »

Si je parle de cela, c’est peut-être sans doute parce que nous avons lui et moi quasiment le même âge, et pourtant mon corps n’est pas abîmé comme le sien. Je passe mes journées assis, à écouter des gens, je ne dis pas que ce n’est pas intellectuellement et moralement difficile, mais mon corps n’est pas mis à rude épreuve. Je n’ai pas à tenir d’appareil ou de machine dont les vibrations répétées vont peu à peu tuméfier les canaux minuscules par où passent les nerfs, au niveau des épaules, des coudes, des mains, parce que c’est cela la réalité des souffrances au travail : la chair qui se durcit et se transforme en une fibrose dure et sèche.

Je n’ai aucune formation politique et économique, je n’ai donc aucune idée de ce qu’il conviendrait de faire pour ces travailleurs, ni s’il est fondamental pour notre société vieillissante de travailler plus longtemps, mais je suis assez abasourdi quand je vois des personnes qui jouissent des mêmes privilèges de classe que moi venir expliquer sur les plateaux de télévision que les gens doivent travailler plus, alors même que nos corps à nous sont éminemment à l’abri de toutes les dégradations terribles que je peux constater dans les corps de mes patients.

Ce patient, dont je vous parle est plus jeune que moi, il est plus mince, plus musclé, il jouit objectivement d’un corps plus athlétique que le mien, pourtant, il est mille fois plus abîmé que le mien ne le sera sans doute jamais.

Cette violence-là, qui est une violence sociale et une violence de classe, c’est un angle mort, particulièrement en France.

Chez nous, les chiffres de la mortalité au travail sont les pires d’Europe, et sont deux fois supérieurs à la moyenne européenne. Et là, on parle de la mortalité, pas de la morbidité qui est le corollaire, mais sans mort : chaque jour, ce sont 90 personnes qui subissent un accident de travail gravissime qui leur laissera des séquelles à vie.

Je ne sais même pas pourquoi je vous parle de ça, parce que je connais la vie des réseaux sociaux et d’Internet, ça va me valoir quantité de messages désagréables m’accusant de parti-pris politiques alors que soyons clair : je m’en fous de la politique, mais je ne m’en fous pas du corps de mes patients, tout comme j’ai encore en moi bêtement l’illusion de vouloir vivre dans un monde plus juste, un monde où les patients artisans, ouvriers, que je soigne ne pâtissent pas d’une espérance de vie inférieure de 7 années au médecin qui les soigne.

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