Archéologie

Aux racines de la domestication

Et la domestication fut ? La nouvelle histoire des relations entre humains et non-humains que dessine l’archéologie depuis une trentaine d’années suggère un tout autre scénario…

POUR LA SCIENCE N° 548
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peinture rupestre Tassili n Ajjer Algerie

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Dans notre monde occidental du XXIe siècle, il paraît assez facile de distinguer les plantes ou animaux domestiques de ceux qui ne le sont pas. Est domestique un être vivant dont on contrôle le cycle de reproduction et que l’on considère, à cet égard, comme étant la propriété d’un humain ou d’un groupe d’humains. Les choses se compliquent lorsqu’on s’intéresse à la souris, dite « domestique », mais qui n’est qu’un commensal, hôte indésirable de nos maisons, ou à l’éléphant d’Asie, utilisé pour le portage en Asie du Sud-Est, qui ne se reproduit pas en captivité et dont les cornacs ne peuvent maintenir les effectifs que par d’incessantes captures d’individus sauvages. La délimitation est encore plus floue dans certains élevages de rennes, dont les troupeaux sont en constants échanges d’individus (et de gènes) avec les populations sauvages ; ou en Amazonie, où bien des arbres apparemment sauvages sont cultivés et exploités de façon peu intensive par les Amérindiens, et cela depuis des siècles.

Or, ces trente dernières années, en explorant les relations que les humains ont entretenues avec les animaux et les plantes depuis l’aube de l’humanité, les archéologues ont révélé que cette complexité reflète la façon dont la domestication a émergé. L’histoire qu’ils ont découverte est pour le moins inattendue. Il n’y a pas eu une, mais des domestications, et ce que nous catégorisons aujourd’hui comme sauvage et domestique est en fait un continuum. L’histoire foisonnante des vertébrés en est un exemple frappant.

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Quinze mille ans de domestication des mammifères

Le loup entra le premier en familiarité avec les humains, il y a au moins 15 000 ans, et peut-être bien avant. Dès ces époques, en Asie orientale, au Proche-Orient et en Europe, loups et humains constituèrent des sociétés dites « hybrides », reposant sur l’invention de nouveaux modes de communication entre espèces (l’aboiement, par exemple) et partageant la nourriture au sein des campements de chasseurs. Ces derniers sont pourtant restés chasseurs, tirant profit de l’aide des chiens pour l’alerte et probablement la chasse, les nourrissant et les traitant parfois comme des animaux de compagnie.

Si le chien est l’animal domestique des chasseurs, le chat est celui des premiers agriculteurs. Son ancêtre, le chat ganté, fut en effet domestiqué il y a 11 000 à 12 000 ans, au Proche-Orient, attiré par les souris qui proliféraient dans les premiers villages agricoles. Les humains l’apprécièrent rapidement pour ses qualités de chasseur, mais aussi pour sa compagnie, comme le suggère une tombe à Chypre où un humain et un chat ont été enterrés ensemble. Indépendamment de ce foyer levantin mais selon le même processus, le chat fut aussi domestiqué dans la vallée du Nil, il y a 5 700 ans, et presque en même temps en Chine du Nord, cette fois à partir d’un petit félin local, le chat-léopard. Ce volet oriental n’ayant pas eu de prolongement, tous nos chats domestiques actuels sont issus des foyers levantin et égyptien.

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Les premières traces de domestication d’animaux et de plantes se répartissent dans de nombreuses régions du Globe, principalement à partir d’il y a 10 500 ans. Les dates proposées reposent sur l’état actuel des connaissances et sont notées par rapport au présent (cliquez sur la carte pour la voir en version grand format).

© UMR AASPE (CNRS, MNHN)/La Découverte ; coordination : Charlène Bouchaud et Stéphanie Bréhard ; réalisation : atelier de création cartographique AFDEC

L’élevage est né plus tard, de la domestication des ongulés. Il y a 10 500 ans, sangliers, aurochs, mouflons et ægagres ont donné naissance respectivement au porc, au bœuf, au mouton et à la chèvre dans une vaste région de hauts plateaux et de collines s’étendant de la Palestine à l’Anatolie et au Zagros iranien. Deux millénaires plus tard, le sanglier était domestiqué une seconde fois en Chine du Nord, donnant naissance au porc chinois, peu avant que l’aurochs fasse lui aussi l’objet d’une seconde domestication dans la vallée de l’Indus, engendrant le zébu. Au Tibet, le yack était domestiqué plus tard, il y a environ 7 000 ans.

Sans lien avec l’Ancien Monde, l’Amérique ne fut pas en reste avec la domestication du guanaco et de la vigogne en lama et alpaca, au Pérou, il y a entre 7 000 et 5 500 ans. À partir de ces foyers, toutes ces lignées domestiques et, souvent, leur élevage se sont répandus selon des modalités propres à chacune d’elles : bovins, porcs et ovicaprins du Proche-Orient vers l’Europe, la vallée du Nil puis certaines zones d’Afrique, zébus vers l’Afrique, cochons chinois vers la Corée, le Japon et l’Asie du Sud-Est, lama vers d’autres régions d’Amérique du Sud.

De nouvelles domestications se sont succédé au cours du Néolithique, il y a entre 6 000 et 3 000 ans, avec les animaux de portage et de traction : âne en Afrique du Nord-Est, chameau en Asie, cheval dans le Caucase et au Kazakhstan, buffle en Inde, dromadaire en Arabie. S’y ajoutent rongeurs, oiseaux, poissons…

La fin d’un mythe

En disposant de datations toujours plus fines, en s’intéressant de plus en plus aux restes d’animaux ou de plantes trouvés dans les fouilles (archéozoologie et archéobotanique) et en utilisant des outils analytiques de plus en plus pointus (morphométrie, biogéochimie, paléogénétique), l’archéologie a profondément renouvelé notre vision des domestications préhistoriques. Elle a mis à bas le scénario couramment admis à la fin du XXe siècle, impliquant la capture de quelques animaux, leur contention plus ou moins maîtrisée, leur utilisation comme réserve vivante de nourriture et leur croisement judicieux visant à les rendre, en quelques décennies, plus dociles et plus rentables.

Les domestications préhistoriques apparaissent maintenant comme des processus s’étendant sur plusieurs siècles, voire millénaires. Si, dès ses débuts, il y a 10 500 ans, celle des aurochs en Anatolie du Sud-Est s’exprime par une réduction de la différence de taille entre mâles et femelles, les premiers bovins véritablement domestiques, utilisés pour le portage de lourdes charges ou la production laitière, n’émergent que mille ans plus tard. De même, les restes qui attestent le transport par bateau de sangliers sauvages du continent jusqu’à l’île de Chypre, il y a 12 500 ans, ont précédé de deux millénaires les premiers indices montrant que des sangliers s’étaient nourris de déchets de l’agriculture, et il faudra attendre encore un millénaire pour détecter les premières réductions de taille du squelette, révélatrices du début de l’élevage porcin au Levant. Chez les chiens mésolithiques, ce n’est qu’après plusieurs siècles que sont apparus des gènes de coloration du pelage différents de ceux du loup, ainsi qu’un accroissement significatif du nombre de copies du gène de l’amylase, une enzyme qui a permis aux chiens de digérer la composante végétale des restes alimentaires des humains. Et ce n’est que mille ans après le début de la domestication des chèvres qu’on voit apparaître des cornes torsadées, absentes chez leurs ancêtres sauvages.

On pourrait multiplier les exemples montrant que la domestication des animaux fut un processus long. Il est donc illusoire d’imaginer que les humains avaient une quelconque idée du résultat auquel ils allaient aboutir. L’apparition très progressive des traits morphologiques, comportementaux ou physiologiques liés à la domestication montre qu’ils ne pratiquaient pas de croisements ciblés destinés à produire des lignées rentables au sens moderne du terme. Tout au plus éliminaient-ils probablement les individus les plus agressifs. Le processus de domestication précède l’apparition de la forme domestique d’un temps plus ou moins long, allant de quelques décennies à plusieurs siècles selon l’intensité de la pression exercée par l’humain.

L’archéologie révèle en outre que les trajectoires ne sont ni continues ni uniformes d’un lieu à l’autre. Les premières chèvres domestiques introduites sur l’île de Chypre il y a environ 10 500 ans ont été rendues à la vie sauvage et utilisées comme gibier durant près d’un millénaire avant de faire l’objet d’une nouvelle domestication. Le retour à la vie sauvage d’animaux domestiques néolithiques a donné naissance aux populations insulaires de mouflons, qui se sont maintenues depuis lors à Chypre, en Sardaigne et en Corse et ont été introduites en Europe au XXe siècle.

Les rares scénarios de naissance de la domestication dont on dispose pour un site ou une région illustrent une grande diversité de situations d’un lieu à l’autre : dans la haute vallée du Tigre, il faut 1 500 ans pour qu’émerge le morphotype domestique porcin, alors qu’à 150 kilomètres de là, dans la haute vallée de l’Euphrate, la transition se fait en moins de cinq siècles. On soupçonne que des méthodes plus lâches de contrôle de la mobilité des animaux dans la vallée du Tigre y ont permis de plus fréquents croisements avec les populations de sangliers.

pommier sauvage carte premières domestications animaux plantes

Un certain nombre de constantes émergent pourtant. Que ce soit au Proche-Orient au XIe millénaire, en Égypte ou en Chine 5 000 ans plus tard, les petits félins sauvages sont entrés dans les villages, attirés par la prolifération de rongeurs résultant des premiers stocks ou déchets de céréales. Il s’agit, dans ces trois cas indépendants, d’un phénomène écologique bien connu : les humains génèrent un nouvel écosystème (le village agricole), les espèces capables de s’y adapter et d’y proliférer l’envahissent (rongeurs commensaux), suivies par leurs prédateurs naturels (les petits carnivores). Le processus de domestication débute au moment où les villageois prennent conscience de l’intérêt de tolérer les chats dans le village et apprécient leur présence comme animaux de compagnie. L’intentionnalité humaine ne réside pas dans le fait initial de constituer un écosystème villageois, mais dans la prise de conscience a posteriori d’un intérêt partagé avec le chat. La domestication apparaît ici comme l’intensification d’une interaction écologique naturelle (commensalisme) renforcée par le bénéfice mutuel que les deux espèces tirent de cette interaction et par l’intentionnalité et le lien affectif, dont il est difficile de dire s’ils étaient réciproques.

Certaines analyses biogéochimiques suggèrent que la domestication du sanglier au Proche-Orient résulte aussi d’un scénario empruntant la voie du commensalisme : les sous-produits de l’agriculture naissante de la fin du XIe et du début du Xe millénaires semblent avoir attiré les sangliers à la périphérie des villages ou même dans les ruelles, où il était facile de les chasser, voire de les capturer.

Un phénomène comparable est évoqué pour le loup, attiré par les charognes que l’humain laissait sur le lieu de chasse ou autour du campement. Mais, dans ce second cas, le commensalisme n’était peut-être pas la seule raison du rapprochement. Ces deux espèces de chasseurs de proies de taille moyenne, pareillement organisées par une puissante structuration sociale et développant des stratégies de prédation en groupe ont vraisemblablement, de très longue date, coopéré pour la chasse ou pour la lutte contre les plus grands prédateurs. Dans ce cas, la voie de leur entrée en familiarité relèverait d’une relation écologique distincte du commensalisme, le mutualisme, elle-même alternative à la compétition. Commensalisme et coopération ne sont d’ailleurs pas exclusifs l’un de l’autre dans le cas du loup, d’autant que le carnivore a sans doute été domestiqué plusieurs fois dans l’Ancien Monde, et peut-être à chaque fois pour des raisons différentes.

La voie de la domestication du cheval ou de l’aurochs s’inscrit de toute évidence dans le droit fil d’une tout autre relation écologique : la prédation que les humains exerçaient depuis des millénaires sur ces deux espèces. Soulignons qu’au-delà de leur mise à mort et de la consommation de leur viande, ou de leur exploitation pour le portage, la traction ou la monte, elles n’ont plus d’ancêtres sauvages vivant actuellement, et auraient sans doute disparu de la surface du Globe si elles n’avaient pas été domestiquées.Il apparaît donc que pratiquement toutes les domestications préhistoriques peuvent être considérées comme un lent et complexe processus d’intensification d’une relation écologique préexistante entre animaux non humains et humains. L’appropriation de l’animal par l’homme, son éventuelle admission dans l’espace domestique ou familial, comme, à l’opposé, son exploitation abusive ou son éventuelle maltraitance, notamment dans le cadre d’élevages industriels, ne sont que des dérives secondaires de cette hybridation sociale entre humains et non-humains.

Domestiquer, pour quoi faire ?

On a longtemps cru que la domestication des ongulés avait inauguré un basculement presque immédiat de la chasse à l’élevage, mais il n’en est rien. Au Proche-Orient, par exemple, les premiers agriculteurs du Néolithique précéramique disposaient déjà de moutons, de chèvres, de bovins et de cochons domestiques il y a 10 500 ans, mais leur alimentation carnée était encore redevable à 80 % de la chasse à la gazelle, au bouquetin ou à l’âne sauvage jusqu’aux alentours d’il y a 10 000 ans. La viande issue de l’élevage n’est devenue majoritaire dans les menus que cinq cents ans plus tard.

Le Levant n’est pas un cas isolé. On retrouve ce phénomène dans le Néolithique chinois et en Amérique du Sud, où l’élevage du lama est longtemps resté dominé par la chasse de ses ancêtres sauvages, guanaco et vigogne. La récente mise en évidence de ces situations par l’archéologie a mis à bas la certitude que la domestication, du moins celle des ongulés, avait eu pour objectif d’accroître la production de nourriture en réponse à la croissance démographique des humains provoquée par le réchauffement climatique. L’archéologie est en train de porter atteinte à ce mythe qui semblait rendre la « révolution néolithique » universelle et inéluctable, alors qu’elle n’a de toute évidence pas affecté toute l’humanité selon les mêmes rythmes et modalités.

Pourquoi certains groupes humains ont-ils domestiqué ces ongulés si ce n’était pas pour en manger la graisse et la viande ? La mise en évidence récente de preuves de la consommation très précoce de lait tout autour de la Méditerranée, au Moyen-Orient et en Europe suggère que la recherche de cet aliment jusque-là inaccessible aurait pu au moins en partie motiver la domestication. Cela ne s’applique cependant ni au porc ni au lama. D’autres explications, non exclusives les unes des autres, sont à l’étude : utilisation de la force de portage ou de traction, amendement des champs ou recyclage des déchets de l’agriculture, complément alimentaire à la mauvaise saison, prestige social ou signe de richesses, comme c’est encore le cas chez certains éleveurs de bovins au Sénégal (Peuls) ou au Kenya (Massaïs).

Toujours est-il qu’il nous faut ici encore nous départir de notre approche productiviste occidentale pour appréhender la diversité des possibles en termes de relations entre humains et animaux non humains, y compris aux racines de la domestication. N’y aurait-il pas matière à s’en inspirer pour réinventer nos liens à l’animal domestique ? Ces considérations venues des temps anciens devraient permettre à nos sociétés modernes de mieux se situer vis-à-vis des animaux non humains, de mieux comprendre que les relations qui nous unissent depuis si longtemps ne sont pas unilatérales. Il revient à nos sociétés de mettre l’imagination au pouvoir pour les réinventer.

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Jean-Denis Vigne

Jean-Denis Vigne est bioarchéologue, directeur de recherche émérite au CNRS, chargé de mission au Muséum national d’histoire naturelle.

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Références

J. D. Vigne et B. David (dir.), La Terre, le Vivant, les Humains, La Découverte, 2022.

D. Graeber et D. Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Les Liens qui Libèrent, 2021.

J. D. Vigne, Les Débuts de l’élevage, Le Pommier, 2012.

Entrée en familiarité, cours public donné par Jean-Denis Vigne au MNHN en 2018

J.-D. Vigne, La grande histoire du lait, épisode du podcast Pour que nature vive du MNHN

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