“On ne peut pas être engagé et gagner de l’argent” : la difficile survie des petites librairies féministes

Concurrence des établissements généralistes, lectorat au budget serré, équilibre financier fragile... Malgré l’explosion de la littérature féministe, les librairies militantes nées après #MeToo boivent la tasse.

Juliette Debrix et Annabelle Chauvet, cogérantes de la librairie Un livre et une tasse de thé, à Paris.

Juliette Debrix et Annabelle Chauvet, cogérantes de la librairie Un livre et une tasse de thé, à Paris. Photo Gabrielle Malewski

Par Estelle Hottois

Publié le 09 juillet 2023 à 10h00

Entre les murs vert d’eau, les mines sont grises. Le 5 juin, Juliette Debrix et Annabelle Chauvet, cogérantes de la librairie féministe et queer parisienne Un livre et une tasse de thé, sollicitent leur communauté numérique pour un soutien participatif. Sur Instagram, un message sobre plaqué sur un fond pâle annonce l’enjeu : « Sauvons notre librairie ». Le post dévoile 80 000 euros de dettes à éponger et six semaines pour colmater le trou.

« Nous sommes à l’équilibre, mais nous avons ouvert avec un gros déficit impossible à rattraper puisque nous ne faisons pas de bénéfices, explique Annabelle Chauvet, le nez sur le tableur chiffré de son ordinateur. Si nous n’obtenons pas la somme d’ici à cet été, nous n’aurons pas d’autre choix que de fermer. » Les gérantes jonglent avec les factures des fournisseurs, qu’elles peinent à régler. Les retards ne pardonnent pas : à cause des impayés, les rayons ne sont pas renouvelés. Or les nouveautés littéraires sortent au pas de course, et les librairies endettées se heurtent à la concurrence.

Enfants de #MeToo

À l’image de la Librairie à soi.e à Lyon (octobre 2021) ou Majo à Paris (octobre 2022), Un livre et une tasse de thé est une enfant post-#MeToo. Juliette Debrix et Annabelle Chauvet sont de celles qui rêvent d’un espace militant et safe, et défendent avec poigne la parole des femmes et des minorités de genre. Les deux fondatrices se sont rencontrées autour de leur précédent job (surveillantes scolaires), et retrouvées au sein de leurs luttes communes. Le 3 novembre 2020, le commerce est lancé – et aussitôt fermé puisque, ce jour-là, le président de la République annonce le retour au confinement. « Nous avons manqué d’un temps précieux pour nous faire connaître », soupire Juliette Debrix.

Le contexte sanitaire a également sapé l’ouverture à Toulouse d’Au Bonheur des Dames, début 2021 – et au passage le moral des cogérantes, Fatima Farradji et Marianne Vérité (anciennes fonctionnaires). Les fonds de départ, maigrement engraissés par des subventions régionales « tardives et anecdotiques », n’ont permis de subsister qu’un temps. En novembre 2022, les deux femmes ouvrent une cagnotte en ligne. « Nous avons levé près de 6 000 euros, expose Marianne Vérité. Mais ce n’était pas assez pour constituer une réserve tangible. L’argent s’est rapidement épuisé dans les factures des fournisseurs et dans les charges écrasantes. »

Nous ne sommes pas une librairie de niche : tous les profils peuvent venir piocher parmi une large sélection.

Juliette Debrix, co-gérante de la librairie Un livre et une tasse de thé

Une différence de taille distingue les deux enseignes. La boutique occitane parie sur un catalogue resserré autour du lesbianisme. « C’est un parti pris assumé, insiste Fatima Farradji. La démarche est volontairement singulière pour nous permettre de nous démarquer. Nous véhiculons un engagement LGBT + radical qui nous ressemble. » Le magasin d’Annabelle Chauvet et Juliette Debrix, lui, est généraliste, mais opère un tri des auteurs et autrices au peigne fin – la ligne éditoriale la plus courante. Seuls sont vendus les ouvrages « friendly », qui portent ou tournent autour des questions féministes et LGBTQ +. « Ce qui ne veut pas dire qu’on se prive d’une partie du lectorat, défend Juliette Debrix. Nous ne sommes pas une librairie de niche : tous les profils peuvent venir piocher parmi une large sélection. La lutte des féminismes est une lutte globale qui repose sur des ressources variées»

“Féminisme washing”

Variées, certes. Mais à la fois limitées et plébiscitées par un grand nombre de libraires. À Lille, Soazic Courbet tient L’Affranchie depuis sept ans. D’abord spécialisée dans les arts du spectacle, sa librairie s’est ouverte à la question des femmes et des genres en 2017. Une double identité qui ne fait pas paratonnerre : comme son homologue parisienne, elle a des dettes – ses fournisseurs lui réclament 10 000 euros.

Pour joindre les deux bouts, Soazic Courbet multiplie les mois de disette, met fréquemment en pause les versements de son salaire. « On ne peut pas être engagé et gagner de l’argent, siffle-t-elle. D’autant plus lorsque le capitalisme s’empare de nos luttes, qui sont tendance donc profitables. Nous ne sommes pas dupes. C’est une chance de pouvoir vendre des autrices comme Mona Chollet, qui produisent des best-sellers essentiels à la cause. Le hic, c’est que Sorcières est accessible partout, pas uniquement auprès des structures radicales. »

Au téléphone, la gérante de L’Affranchie tire à boulets rouges sur le « féminisme washing ». Comprendre : la récupération de la cause des femmes par les entreprises du livre. Selon les données de Livres Hebdo, extraites d’une analyse statistique d’Electre Data ServiceS (EDS), la production éditoriale de non-fiction consacrée aux femmes a bondi de 15 % entre 2017 et 2020. Particulièrement dans les domaines de la santé, du bien-être et de l’ésotérisme (+ 72 % en trois ans) et en jeunesse (+ 44 %). « Il ne faut pas se leurrer, nuance Soazic Courbet. C’est avant tout une stratégie économique éditoriale. »

Beaucoup de librairies se saisissent de l’appel d’air féministe. Si le Syndicat de la librairie française est incapable d’estimer le nombre d’enseignes indépendantes à appétence féministe (« On ne sait même pas combien, précisément, il y a de librairies indépendantes en France », justifie Guillaume Husson, délégué général), les Éditions des femmes, maison créée par Antoinette Fouque en 1973, en dénombrent, peu ou prou, une quarantaine. Bien plus nombreux sont les magasins qui commercialisent des auteurs et autrices féministes.

Un livre et une tasse de thé, dans le 10ᵉ arrondissement de Paris.

Un livre et une tasse de thé, dans le 10ᵉ arrondissement de Paris. Photo Gabrielle Malewski

En janvier 2015, les éditions Cambourakis accouchent de la collection Sorcières. L’effet du binôme Frédéric et Isabelle Cambourakis : le frère voulait ouvrir son catalogue aux sciences humaines ; la sœur, chercheuse en histoire des luttes et des mouvements sociaux, nourrissait l’envie d’éditer des textes féministes sur des thématiques encore peu présentes en France. En creusant le filon des revues universitaires étatsuniennes, elle repère bell hooks et Starhawk, respectivement théoricienne du black feminism et activiste écoféministe. Sorcières est désormais garnie de plus d’une cinquantaine de titres. Par ailleurs, les trois autres collections – littérature, BD, jeunesse – portent également des auteurs et autrices sensibles à la cause.

Au-delà des plateformes numériques Fnac et Amazon, la maison compte parmi ses meilleurs clients des librairies généralistes sans visée militante particulière : Mollat, éminence bordelaise ; Terra Nova et Ombres Blanches à Toulouse ; Filigranes et Tropismes en Belgique ; Le Merle Moqueur à Paris. « En fin de compte, la liste est équilibrée, juge Laura Navarro, chargée de communication pour Cambourakis. Sur les dix premiers commerces qui nous distribuent, cinq sont généralistes et cultivent un engagement fort. Les cinq autres proposent des bouquins féministes entre autres choses. Il y a aussi de bons libraires au sein de ce deuxième groupe, qui défendent bien notre catalogue de sciences humaines. »

Un bouquin à 20 euros, c’est déjà un budget pour une partie des lecteurs.

Juliette Delain, co-gérante de la librairie Majo

Didier Grevel, délégué général de l’Association développement de la librairie de création (Adelc), qui délivre des subventions occasionnelles, sévit : « Ces nouvelles librairies militantes parient sur des clivages. C’est se priver de public et se compliquer la tâche. » Contrairement au marché de la bande dessinée, porté par « des acheteurs compulsifs, des collectionneurs et des ados de 20 à 55 ans », ou à celui des livres jeunesse, les écrits féministes sont peu abondants au sein de l’offre globale. Ainsi, les Éditions des femmes, pionnières en la matière, comptent quelque sept cents titres depuis leur création, il y a cinquante ans, répartis en une dizaine de collections.

Quant au public, « il y a bien des profils hétéroclites, commente Juliette Delain, cogérante de l’enseigne parisienne Majo, mais ils sont relativement jeunes et précaires. Un bouquin à 20 euros, c’est déjà un budget pour une partie d’entre eux ». Soazic Courbet acquiesce. Sa clientèle queer est composée « d’étudiants précaires. Le contexte économique n’aide en rien : les gens sont à sec ».

Contraintes de marché

Le militantisme assumé est difficilement rentable. À quel point ? « Au point où ce n’est plus possible, regrette Marianne Vérité, l’une des deux gérantes d’Au Bonheur des Dames, à Toulouse. La différence entre nos charges et notre chiffre d’affaires nous permet tout juste de rémunérer l’une de nous. » Alors, les deux femmes triment. Elles empilent les boulots, s’épuisent à la tâche. Fatima Farradji désespère : « Nos soucis financiers ont complètement bouleversé notre projet de départ. On voulait vivre la chose à deux. On ne peut plus tenir. » Elles ont finalement opté pour la mise en vente du fonds de commerce. « C’est le piège du magasin que l’on gère comme un lieu idéologique, rétorque Didier Grevel (Adelc). Ces gens imaginent des projets de vie, mais se heurtent à des contraintes de marché. »

En parallèle, à Paris, Un livre et une tasse de thé gravit doucement les paliers fixés par son appel à l’aide en ligne, et s’approche de la somme-solution convoitée. À 55 000 euros, Annabelle Chauvet et Juliette Debrix estiment pouvoir repasser commande auprès de leurs fournisseurs. Quinze mille de plus, et elles seront délestées de l’entièreté de leurs dettes. « L’avantage du crowdfunding, c’est que l’argent navigue du site vers notre trésorerie en peu de clics, avance le duo. C’est une aide immédiate. Nous tenons grâce à notre communauté. » Elles avaient déjà fait appel à leurs followers au moment de monter le projet. L’objectif des 10 000 euros avait été franchi et dépassé.

Si la pérennité des enseignes spécialisées n’est pas garantie, la littérature féministe, elle, affiche une santé de fer. Rien qu’en 2018 (dernière année de chiffres disponibles), quatre cent trente-trois maisons d’édition ont publié au moins un titre consacré aux femmes. C’était, rapporte Livres Hebdo, près de soixante-dix de plus que l’année précédente.

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