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Océans

Dans l’Atlantique, un méga courant marin pourrait s’effondrer d’ici la fin du siècle

Cet effondrement pourrait notamment modifier le climat sur Terre. Ici, les eaux aux abords du Groenland.

La circulation océanique de l’Atlantique devrait être ralentie au cours du XXIe siècle, selon une étude scientifique. Elle joue pourtant un rôle clé dans la régulation du climat.

Le glas de la circulation méridienne de retournement atlantique (ou « Amoc ») sonnera-t-il bientôt ? Une étude, publiée le 25 juillet dans la revue scientifique Nature Communications, suggère que ce système de courants océaniques — auquel appartient le fameux Gulf Stream — pourrait, au rythme de nos émissions actuelles de gaz à effet de serre, s’effondrer au cours du XXIe siècle. Avec des conséquences très sérieuses, l’Amoc étant un « thermostat » du climat mondial.

Cette circulation océanique, qui forme une boucle s’étendant de part et d’autre du bassin atlantique, joue un rôle fondamental dans le système climatique tel que nous le connaissons. Elle permet en effet de transporter vers les pôles une partie de la chaleur reçue au niveau de l’Équateur. « C’est grâce à elle que nous avons un climat doux en Europe », indique à Reporterre la mathématicienne et statisticienne Susanne Ditlevsen, coautrice avec le physicien Peter Ditlevsen de l’étude parue dans Nature Communications.

La circulation océanique profonde est engendrée par des écarts de température et de salinité des masses d’eau. Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0/Robert Simmon, Nasa/Miraceti

L’Amoc est constitué de plusieurs courants et tourbillons, agrégés mathématiquement et regroupés sous ce terme parapluie. Son fonctionnement peut être schématisé ainsi : après s’être réchauffées au niveau de l’Équateur, les eaux de surface de l’océan Atlantique se déplacent vers le nord et les côtes européennes. Au cours de leur voyage, elles se refroidissent. Elles deviennent également plus salées, en raison de l’évaporation et de la formation de banquise. Or l’eau froide et salée est plus dense que l’eau chaude et douce.

Résultat : arrivées au niveau de la pointe sud du Groenland et de la Norvège, ces eaux coulent vers les profondeurs « comme un caillou », explique à Reporterre Sabrina Speich, physicienne, océanographe et climatologue (qui n’a pas contribué à cette étude). Elles retraversent ensuite l’océan, cette fois en direction de la Floride.

Entre 2025 et 2095, un effondrement probable à 95 %

Les travaux de Susanne et Peter Ditlevsen s’inscrivent dans un champ de recherche bouillonnant. Plusieurs équipes de chercheurs se sont inquiétées, ces dernières années, du possible ralentissement de l’Amoc. En 2021, une étude publiée dans Nature Geoscience estimait, à partir d’une reconstitution de ce système de courants depuis le Ve siècle, qu’il avait atteint son plus bas niveau depuis au moins un millénaire. Cet affaiblissement pourrait être en partie dû à la fonte de la glace continentale provoquée par le changement climatique, qui adoucirait l’eau au large du Groenland, et enrayerait donc le moteur de l’Amoc.

La question reste cependant « ouverte », dit Sabrina Speich. Si les experts du Giec [1] jugaient dans leur dernier rapport d’évaluation qu’il est « très probable » que l’Amoc s’affaiblisse au cours du XXIe siècle, ils précisaient qu’il n’y a « qu’un degré de confiance faible » concernant l’amplitude de cette tendance. Ses membres considèraient également « avec un degré de confiance moyen » que l’Amoc ne s’effondrera pas de manière abrupte avant 2100.

Pour freiner cet effondrement, il faut notamment « arrêter d’émettre des gaz à effet de serre », insiste Susanne Ditlevsen. Pxfuel/CC

Les résultats de Susanne et Peter Ditlevsen défient cette dernière affirmation. Les deux chercheurs ont tenté de prédire statistiquement l’évolution de l’Amoc. Pour ce faire, ils se sont appuyés sur des estimations de la température de surface de la mer entre 1870 et 2020. Si nos émissions de gaz à effet de serre se poursuivent au rythme actuel, la probabilité que cette circulation s’effondre entre 2025 et 2095 s’élève à 95 %, selon les deux chercheurs.

Un tel basculement serait irrévocable à l’échelle d’une vie humaine, alerte Susanne Ditlevsen : « L’Amoc se trouve dans une phase “active” depuis plus de 12 000 ans. On peut encore y rester, mais si nous continuons à agir comme nous le faisons, nous allons passer en phase “arrêt”, et nous ne pourrons plus revenir en arrière. Nous n’avons aucune idée de ce que cela signifierait : la civilisation, l’agriculture, tout ce que nous connaissons du monde est basé sur un système climatique avec l’Amoc en phase “active”. »

« Faire tout ce que nous pouvons pour l’éviter »

Une équipe de chercheurs avait évalué, dans une étude de 2022, les effets possibles de ce bouleversement : y étaient évoquées une accumulation de chaleur dans l’Atlantique sud, une diminution de la température au nord de l’Atlantique, ainsi qu’une intensification des alizés dans le Pacifique. Le Giec évoque également un déplacement vers le sud de la ceinture des précipitations tropicales, un affaiblissement des moussons africaines et asiatiques, un renforcement des moussons de l’hémisphère sud, ainsi qu’un assèchement de l’Europe. Le climat de cette dernière pourrait devenir « plus proche de celui que l’on trouve à l’ouest du Canada », suggère Florian Sévellec, chargé de recherche au CNRS et coresponsable de l’équipe Océan-Climat au Laboratoire d’océanographie physique et spatiale de l’université de Brest (qui n’a pas contribué à cette étude).

La bascule pourrait s’opérer en seulement quelques décennies, ce qui est « très rapide » à l’échelle des temps géologiques, rappelle Peter Ditlevsen : « Il est difficile de savoir dans quelle mesure nous pourrons nous adapter. » Les écosystèmes, notamment, pourraient être « stressés » par les changements abrupts de température qui en résulteraient, estime Florian Sévellec. « Il nous faut faire tout ce que nous pouvons pour l’éviter, et arrêter d’émettre des gaz à effet de serre », insiste Susanne Ditlevsen.

S’ils promettent de contribuer au débat scientifique sur l’état de l’Amoc, ces résultats doivent cependant être considérés avec prudence, selon Sabrina Speich. La chercheuse s’interroge notamment sur la pertinence de s’appuyer sur la température de surface pour évaluer l’état de cette circulation océanique. « Je n’ai pas encore vu de correspondance claire » entre ces deux éléments, dit-elle. Florian Sévellec considère pour sa part qu’il est « assez classique » d’établir un lien entre ces deux paramètres sur des échelles de temps long ; « mais on marche sur des œufs », selon lui. « Ces résultats sont intéressants, mais la science ne fonctionne pas avec une étude qui change tout. C’est une brique, et il faut une somme de briques pour faire avancer la science. »

Afin de pouvoir trancher définitivement la question, il faudrait davantage de données observationnelles, souligne Sabrina Speich. Les scientifiques ne peuvent en effet mesurer de manière directe la vivacité de l’Amoc que depuis 2004, année où furent installés des instruments de mesure idoines dans l’océan. C’est trop peu pour voir se dégager un signal net. « On a des séries temporelles très courtes, donc on n’arrive pas à avoir une idée vraiment fine de ce qui se passe dans un système climatique très complexe », regrette la chercheuse. Si celui de l’Amoc n’est pas encore établi avec certitude, un effondrement reste à espérer : celui de nos émissions de gaz à effet de serre.

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