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Un médoc' très onéreux contre Alzheimer : "Il faudrait assumer de le donner aux patients les plus jeunes"
Pierre Le Coz s'inquiète du prix des médicaments.
Amélie Laurin

Un médoc' très onéreux contre Alzheimer : "Il faudrait assumer de le donner aux patients les plus jeunes"

Entretien

Propos recueillis par Marius Matty

Publié le

Alors que 225 000 personnes sont diagnostiquées Alzheimer chaque année en France, un médicament coûtant des dizaines de milliers d'euros par patient et par an a été dévoilé ce lundi 17 juillet. « Marianne » s'est entretenu avec le philosophe Pierre Le Coz, spécialiste en éthique de la santé, pour décrypter les enjeux des différents accès à ce traitement prometteur, mais hors de prix.

Le laboratoire pharmaceutique Lilly a annoncé, ce lundi 17 juillet, des résultats positifs sur un médicament contre la maladie d'Alzheimer, le « Donanemab ». Le hic, c'est son coût. Par an, il est de plusieurs dizaines de milliers d'euros par patient, entre 25 000 et 30 000, tandis que des centaines de milliers de personnes seraient justifiables de ce traitement. Faites le calcul : on en aurait pour des milliards. Comment pourrait-on garantir un prix abordable ? Éclairage éthique avec Pierre Le Coz, professeur des universités en philosophie à Aix-Marseille Université, ancien Vice-président du Comité consultatif national d'éthique entre 2008 et 2012 et membre de l'Académie nationale de médecine.

Marianne : Le 17 juillet, le laboratoire pharmaceutique Lilly présentait des résultats encourageants d'un essai sur le médicament Donanemab pour traiter les trois premiers stades dits « légers » de la maladie d'Alzheimer. Or le traitement coûterait, annuellement, entre 25 000 et 30 000 euros par patient. En France, 900 000 personnes souffrent d'Alzheimer. Dans l'hypothèse d'une prise en charge complète, le montant de la facture s'élèverait à plusieurs milliards d'euros. Qu'en pensez-vous ?

Pierre Le Coz : Pour traiter cet enjeu de santé publique, il faut absolument qu'on investisse. C'est un scénario déstabilisant pour notre pacte républicain et notre contrat social. D’après la fondation Vaincre Alzheimer, on compte 225 000 personnes nouvellement atteintes chaque année. On pourrait considérer que ces personnes sont atteintes d'une forme légère, puisqu’elles viennent juste d’entrer dans la maladie. Ce ne serait pas « juste » au sens de la règle « premier arrivé, premier servi » mais ce serait pertinent sur le plan médical. La pertinence médicale, ou utilité, me paraît prioritaire. Mais c’est une position qui peut se contester.

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Néanmoins, même en admettant que l'on en ait pour un milliard d'euros, on serait peut-être gagnant tant le coût pour la société est élevé. Car, il n'y a pas que les malades, mais aussi les familles, les proches qui deviennent aidants. Ce ne serait pas trop cher si ça permettait à la qualité de vie des gens de s'améliorer. Mais ça pourrait se faire soit au détriment d'autres médicaments pour lesquels les gens auraient un reste à charge augmenté. On pourrait aussi être contraint de tirer au sort.

Mais personne ne jouerait sa vie au hasard...

Si les gens ont un tableau clinique comparable, ce serait acceptable, dans la mesure où il ne serait pas question de vie ou de mort, mais seulement d'amélioration de la qualité de vie [N.D.L.R., car ce traitement n'est pas curatif et tend seulement à réduire des symptômes]. Je précise cela, parce que lorsqu'il y a un tirage au sort pour une question de vie ou de mort, c'est très choquant pour la population. C'est une méthode qui a déjà été utilisée en 2020 par le laboratoire Novartis pour le Zolgensma, utile pour soigner l'amyotrophie spinale, une affection génétique rare. Une dose coûte 2 millions d'euros. En France, on a refusé cela et l'Assurance maladie a pris en charge ce traitement.

A-t-on déjà procédé à un tirage au sort dans notre pays ?

À la fin des années 1990, un essai avait été réalisé sur un traitement contre le sida. À l'époque, la trithérapie n'existait pas. Le groupe choisi pour essayer le médicament a refusé de participer à ce test par solidarité avec le groupe témoin. Car le tirage au sort avait des conséquences majeures : si vous n'étiez pas tiré au sort, vous mourriez, sans aucun doute.

Entre le « premier arrivé, premier servi », le tirage au sort, le privé ou la sécurité sociale : où va votre préférence ?

Selon une philosophie contractualiste, notre société repose sur une sécurité sociale à laquelle chacun cotise. S'il nous arrive quelque chose au cours de notre vie, nous bénéficierons de traitements. Le système mis en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale est robuste. Sur le plan de la justice, ça me paraît être l'organisation la plus acceptable. Se reposer seulement sur des assurances et des complémentaires privées reviendrait à favoriser les plus riches. Ce serait une rupture du lien social.

Aujourd'hui, que devraient faire les pouvoirs publics ?

Ce qui manque en France, c'est la prise en compte de l'espérance de vie indexée à la qualité de vie, qui n'est pas présente partout. Cela existe pour le don d'organes. Dans ce cas, on n'a pas assez de ressources pour tout le monde. On fait alors un calcul de retour sur investissement, notamment considérant l'âge. On déroge au principe d'égalité pour tous. Par exemple, on ne donnerait ainsi peut-être pas un médicament à 30 000 euros à une personne de 94 ans souffrant d'Alzheimer, sachant que son espérance de vie est extrêmement faible. Il vaudrait mieux octroyer cet argent à des plus jeunes.

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Ce système qu'on a tendance à déconsidérer au motif qu'il serait utilitariste et inégalitaire me paraît moralement tolérable dans une situation de pénurie et de ressources rares. Nous avons tous le droit de manger notre part du grand gâteau de la vie. Mais certains en ont déjà eu une bonne grosse partie. Il est normal que l'on accorde sa chance à celui qui vient après.

On pourrait également critiquer le rôle des industriels pharmaceutiques…

Les laboratoires fixent des prix dont on se demande comment ils sont calculés. Ils ont tout intérêt à récupérer un maximum de bénéfices pour attirer les actionnaires et rembourser les coûts en amont de la conception du produit. On peut donc craindre, parfois, qu'ils exagèrent la valeur thérapeutique du produit, ce qu'on appelle le « service médical rendu ». C'est-à-dire que le médicament soit un peu moins efficace que ce qui est prétendu. Il faut jouer la carte de la transparence. Même si, de temps en temps, ils se retranchent derrière le secret industriel. Je pense qu'on pourrait imaginer le réajustement du prix des médicaments, deux ou trois ans après, en fonction de ses résultats. Et ainsi le revoir à la baisse, si ça n'était pas concluant. Sinon, c'est de la spoliation.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne