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Luttes

« Des ados se font gazer » : en Guyane, les Amérindiens combattent une centrale électrique

Les jeunes opposants guyanais, âgés de 15 à 25 ans, sont vivement réprimés sur le chantier de la Ceog qu'ils combattent. Ici, en septembre 2023.

En Guyane française, les peuples autochtones tentent de freiner le chantier d’une centrale électrique. Gendarmes, quads, lacrymos... Les jeunes militants sont fortement réprimés.

Des amoncellements de troncs aux feuillages fanés et aux racines brisées. La sinistre nudité d’une terre ocre et poussiéreuse. Des quads et des véhicules de gendarmerie en nombre qui escortent d’énormes pelleteuses jaunes. Et, de loin en loin, les fumerolles toxiques des gaz lacrymogènes.

Ce sont des vidéos de dévastation que Jean-Philippe Chambrier, secrétaire général du Grand Conseil coutumier et militant pour la reconnaissance des peuples autochtones en Guyane, a envoyées à Reporterre le 26 septembre. Elles ont été filmées au village de Prospérité, 200 habitants, où vivent les Kali’na, l’un des six peuples amérindiens du territoire. Depuis décembre 2021, ces derniers combattent le chantier de Centrale électrique de l’ouest guyanais (Ceog), implanté dans la forêt où ils vivent.



Porté par la société bordelaise Hydrogène de France, le projet de la Ceog doit combiner sur un site de 140 hectares production d’électricité provenant d’un parc photovoltaïque et stockage de l’énergie grâce à l’hydrogène. Sa capacité de 120 mégawatts doit permettre d’alimenter jusqu’à 10 000 foyers de l’ouest guyanais dès sa mise en service en 2026.

« C’est un projet qui est attendu à la fois par les élus guyanais, mais aussi toute la Guyane pour le développement de la Guyane, a vanté Cédric Debons, sous-préfet de la Guyane, directeur général de la sécurité, de la réglementation et des contrôles, sur Outre-mer la 1re. On va pouvoir atteindre plus facilement l’autonomie énergétique de la Guyane. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’on a besoin uniquement du soleil et de l’eau pour fournir l’électricité. Ce sera donc une électricité renouvelable, stable et continue, et ça c’est une première mondiale. »

Un projet à 90 millions d’euros sur vingt-cinq ans présenté comme parfaitement écolo, donc… à la nuance près qu’il doit conduire à la déforestation de 78 hectares de forêt équatoriale dans l’enceinte du Parc naturel régional.

Chaque jour, des jeunes « essaient d’empêcher la déforestation »

16 hectares de forêt ont déjà été défrichés. Les travaux ont repris le 16 août, dans un contexte d’extrême tension. Dès le premier jour, une cinquantaine de gendarmes étaient postés à l’intérieur et aux abords du chantier. Face à eux, les habitants restent mobilisés pour freiner le chantier, en dressant des barricades enflammées aux accès, en harcelant les pelleteuses.

« Chaque jour, entre dix et vingt jeunes de quinze à vingt-cinq ans essaient d’empêcher la déforestation. Ils balancent des pierres, des bâtons, parfois même des cocktails Molotov sur les machines, décrit à Reporterre M. Chambrier. Les gendarmes répliquent par des gaz lacrymogènes, des tirs de LBD et des grenades de désencerclement. Un jeune a même été visé par une arme de poing. »

Lire aussi : Zad en Guyane : « Nous ressentons la déforestation dans notre chair »

Un mois et demi après le retour des ouvriers, la répression reste implacable. « La semaine dernière, des renforts sont arrivés, avec plus de cent gendarmes déployés sur le site, raconte à Reporterre Benoît Hurtez, un habitant de Prospérité. Les renseignements généraux nous ont avertis que c’était fini la rigolade, c’est-à-dire que la répression serait de plus en plus ferme, avec des peines et des amendes de plus en plus conséquentes. »

De nombreux jeunes tentent de freiner le chantier. La répression est intense. © Jean-Philippe Chambrier

Depuis le début de la mobilisation, une petite dizaine de personnes ont été arrêtées. Le 24 octobre 2022, le chef coutumier du village, le Yopoto Roland Sjabere, avait été placé en garde à vue ainsi que trois autres habitants. Cinq autres personnes avaient été interpellées en mars dernier. Le 22 septembre, c’est un jeune de 17 ans qui a été embarqué par les forces de sécurité. Atteint d’un trouble psychiatrique, il a été relâché après qu’un psychiatre de Saint-Laurent-du-Maroni l’a déclaré pénalement irresponsable.

« Cette interpellation a eu lieu en forêt et non sur une zone défrichée. Cela met en danger tous les jeunes qui ont envie d’aller en forêt pour chasser ou même se promener, précise à Reporterre Clarisse Da Silva, porte-parole de l’organisation Jeunesse autochtone de Guyane.

« Il risque d’y avoir un blessé, d’un côté ou de l’autre »

Ce combat de David contre Goliath éreinte les habitants. Avec la reprise de l’école et du travail, ils sont moins disponibles pour occuper le terrain. Le 25 septembre, ils ont essuyé un lourd revers. Malgré plusieurs jours d’opposition physique et de sabotage d’un petit pont, les machines ont réussi à traverser la rivière et ont commencé à défricher la zone nord, jusqu’à présent indemne.

« C’est la zone la plus riche en biodiversité, une forêt très préservée. C’est également le lieu de vie le plus important de la communauté Kali’na, fréquentée pour les promenades, la pêche, la chasse, la cueillette, la baignade, la spiritualité, la pharmacie », se lamente Benoît Hurtez. Jean-Philippe Chambrier craint une escalade de la violence : « Le chef du village et les habitants se sont fixé la règle de ne s’en prendre qu’aux machines, jamais aux gendarmes. Mais les jeunes veulent en découdre. Il risque d’y avoir un blessé, d’un côté ou de l’autre. »

Depuis le début de la mobilisation, une petite dizaine de personnes ont été arrêtées. © Benoît Hurtez

La lutte se déploie aussi sur d’autres fronts, plus institutionnels. Le 7 septembre, Prospérité a reçu la visite du nouveau préfet de Guyane Antoine Poussier. « Il a été réceptif et nous a dit qu’il ferait passer nos revendications et nos propositions, mais il nous a aussi dit que le projet se fera. Aucune solution n’a été trouvée », rapporte Mme Da Silva.

Vingt-cinq familles ont porté plainte pour nuisance au voisinage, en témoignant des nuisances qu’elles subissent : bruit, survol de drones de surveillance. Un autre recours concerne la non-présentation d’une dérogation pour la destruction d’espèces protégées, puisque le site abrite des yapocks, un opossum aquatique très rare, ainsi que des batraciens et des reptiles protégés au niveau européen.

« On dirait que l’idée est de raser la forêt le plus vite possible »

« On a tenté avant tout des procédures pour non-respect du Code de l’environnement, puisque l’environnement est beaucoup plus protégé que les droits humains et notamment des peuples autochtones », dit amèrement la porte-parole.

Mais là encore, les espoirs sont minces. « La présence de ne serait-ce qu’une espèce aurait dû suffire à suspendre le chantier. Mais le préfet a accordé les autorisations sans en tenir compte du tout et a laissé les entrepreneurs commencer les travaux. On dirait que l’idée est de raser la forêt le plus vite possible, pour qu’il n’y ait plus rien à protéger », dit M. Hurtez.

Pourtant, les habitants ne sont pas hostiles au projet de centrale. Ils demandent simplement son déplacement en dehors de leur lieu de vie. Las, ils peinent à mobiliser pour leur cause. « En Guyane, le besoin énergétique est affolant et la Ceog est présentée comme un projet d’intérêt général. Et nous sommes minoritaires en tant qu’autochtones », analyse Mme Da Silva.

Désormais, le temps presse pour gonfler les rangs des opposants. « Il reste environ 40 hectares à défricher. Une machine peut déforester quasiment 1 hectare par jour, et elles sont cinq ou six à travailler sur le site. En une semaine, ça peut être fini », alerte M. Hurtez.

Lire aussi : En Guyane, des projets énergétiques « plus absurdes les uns que les autres »

Une sombre perspective, alors que les Kali’na sont déjà meurtris. « Lutter n’est pas facile, et c’est plus difficile encore quand on fait face à des violences policières et à la disparition de son espace de vie. Les habitants ne dorment plus, ne mangent plus correctement. Ils sont tristes et en colère. Les enfants ont appris à faire la différence entre le bruit d’une machine et celui d’un drone. Ils ne dessinent que ça, ne pensent qu’à ça, ne rêvent que de ça. Tout cela va les marquer à vie », dénonce la porte-parole de Jeunesse autochtone.

M. Hurtez, venu de métropole, porte sur ce projet un regard accusateur : « Les Amérindiens ont vécu 500 ans d’oppression. Ils ont été anéantis. Aujourd’hui encore, ils subissent de plein fouet la globalisation et l’assimilation forcée. Et ce projet vient s’installer précisément là, alors qu’on est dans la troisième plus vaste commune de France, qu’il y a plein de place ailleurs sans même avoir besoin de déforester et que les habitants ont demandé dès 2019 à ce qu’il soit installé autre part. Des enfants, des ados se font gazer et tirer dessus au LBD simplement parce qu’ils défendent leur lieu de vie. C’est complètement démentiel. »

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