« La société israélienne est fracturée dans la crise interne la plus grave depuis 1948 »

ENTRETIEN. Le journaliste Charles Enderlin décrit dans un libelle la marche de Benyamin Netanyahou et de ses alliés sur l’État d’Israël.

Propos recueillis par

Manifestation devant la Cour suprême de Jérusalem contre le projet de réforme judiciaire du gouvernement israélien, le 11 septembre 2023.
Manifestation devant la Cour suprême de Jérusalem contre le projet de réforme judiciaire du gouvernement israélien, le 11 septembre 2023. © Ahmad Gharabli/AFP

Temps de lecture : 8 min

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Dans un libelle intitulé Israël, l'agonie d'une démocratie, écrit à l'occasion de la réédition mise à jour de son ouvrage, paru en 2013, Au nom du temple. Israël et l'arrivée au pouvoir des messianiques juifs, le journaliste et auteur Charles Enderlin défend la thèse d'une offensive antilibérale menée par Benyamin Netanyahou et ses alliés ultraorthodoxes et sionistes messianiques sur l'État d'Israël.

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Revenant méthodiquement sur les lois adoptées par le Premier ministre israélien depuis 2009, le Franco-Israélien, longtemps correspondant de France 2 à Jérusalem, dénonce le « changement de régime » voulu par l'actuelle coalition au pouvoir, à travers notamment la controversée réforme de la Cour de justice.

Dénoncée par une large partie de la population israélienne, qui manifeste chaque semaine depuis janvier 2023, cette réforme entend limiter les pouvoirs de cette instance, et notamment son droit de regard sur les lois adoptées par le Parlement israélien – la Knesset – actuellement dominé par l'alliance formée par le Likoud de Netanyahou et ses alliés ultraorthodoxes et nationalistes-religieux.

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Nécessité pour les uns, dangereuse atteinte aux fondements de l'État de droit pour les autres – les secteurs économique et financier sont vent debout –, cette réforme divise profondément l'État hébreu. Pour Charles Enderlin, tout est parti du sursaut des sionistes religieux, après l'évacuation des colonies de Gaza en 2005, approuvée par la Cour suprême et 60 % de la population israélienne, selon un sondage de l'Institut de la démocratie.

Le Point : Pensez-vous la réforme judiciaire comme l'aboutissement d'un processus en marche dans l'État d'Israël, que vous développez dans votre libelle L'Agonie d'une démocratie ?

Le journaliste français Charles Enderlin à Paris  en 2016.
 ©  Philippe Lissac/Leemage via AFP
Le journaliste français Charles Enderlin à Paris  en 2016. © Philippe Lissac/Leemage via AFP

Charles Enderlin : C'est vers un changement de régime que tend la coalition formée par Benyamin Netanyahou ! Je raconte ce processus, la mise en place progressive par Netanyahou de son idéologie nationaliste depuis 2009. Il a ainsi fait voter en 2018 la loi définissant Israël comme l'État nation du peuple juif qui discrimine les non-juifs.

Sur la réforme judiciaire, il a rencontré des problèmes sur son chemin, mais ne fait pas marche arrière : le 25 mars dernier, par exemple, face aux réservistes des unités spéciales qui refusaient de servir l'armée, le ministre de la Défense a demandé la suspension unilatérale de la réforme. Netanyahou, furieux, l'a limogé le lendemain, ce qui a déclenché des manifestations énormes. Il a alors rétropédalé et annoncé une suspension, ce qui a été perçu comme une victoire.

Mais la Knesset a repris depuis l'examen des réformes… S'ils ont saucissonné les lois de changement de régime, en ce moment, par exemple, le grand débat concerne l'autorisation de la reconnaissance faciale dans les lieux publics, sans contrôle judiciaire. Il est clair que nous allons vers un régime autoritaire.

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Les partisans du Likoud justifient la réforme de la justice par la précarité de l'État israélien, qui a besoin d'un pouvoir fort…

Imaginez la France sans Constitution, sans la Déclaration universelle des droits de l'homme, avec un Parlement tout-puissant, sans le Sénat, sans le Conseil d'État ! C'est le cas d'Israël qui n'a pas de Constitution et n'a jamais adopté la Déclaration universelle des droits de l'homme. Le régime israélien est fondé sur un Parlement à une chambre, élue à la proportionnelle intégrale, et un législatif formé par une coalition de partis. La Cour suprême est le seul contre-pouvoir. Elle s'est attribué ce rôle en 1999 en s'accordant le pouvoir d'examiner la constitutionnalité de lois votées par la Knesset et le cas échéant de les retoquer.

Les sionistes religieux au sein de l’actuel gouvernement sont ouvertement homophobes, misogynes et racistes

La coalition formée par Netanyahou en décembre dernier veut interdire à cette haute instance judiciaire toute intervention dans les décisions gouvernementales et dans le processus législatif selon le principe autocratique qu'elle définit ainsi : « En nous accordant la majorité au Parlement, le peuple nous a donné la légitimité de gouverner seuls, sans l'interférence des magistrats qui, eux, ne sont pas élus. » Ils veulent se libérer du poids judiciaire et légiférer comme ils l'entendent sans le contrôle des juges.

Que redoutez-vous, s'ils y parviennent ?

La liste est longue. Les sionistes religieux, messianiques, veulent pouvoir développer la colonisation partout en Cisjordanie, sans que les juges prennent la défense du droit à la propriété des Palestiniens. Les ultraorthodoxes veulent aussi dispenser tous leurs jeunes du service militaire obligatoire. Ils ont obtenu le financement quasi intégral de leur système d'éducation, sans avoir l'obligation d'y enseigner les matières fondamentales.

Cinquante pour cent des hommes ultraorthodoxes ne travaillent pas et contribuent très peu à l'économie du pays, tandis que les contribuables séculiers sont astreints au service militaire – trois ans pour les hommes, deux pour les femmes – et payent neuf fois plus d'impôts que les ultraorthodoxes… Et les sionistes religieux au sein de l'actuel gouvernement sont ouvertement homophobes, misogynes et racistes.

La crise touche déjà l’économie… Les médecins partent aussi, il y a une fuite des cerveaux

Betzalel Smotrich, le ministre de Finances, a par exemple exigé une ségrégation dans la maternité où son épouse devait accoucher « pour qu'elle ne soit pas aux côtés d'une femme arabe dont le nourrisson viendra tuer son enfant vingt ans plus tard »… En face, les séculiers ont fini par réaliser, enfin, qu'ils ne pouvaient plus se contenter de regarder les choses se faire, d'attendre que ça aille mieux. C'est un vrai réveil, après avoir laissé passer la loi de 2018, qui était totalement discriminatoire, et qui pour moi marque le début du processus de changement de régime mis en place par Netanyahou.

C'est aussi la fin du statu quo. Le pouvoir israélien faisait mine d'aller un jour vers un accord avec les Palestiniens, et la communauté internationale faisait semblant de l'accepter. Mais la plateforme gouvernementale signée par tous les membres de cette coalition stipule en toutes lettres : « Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur la terre d'Israël. Le gouvernement développera l'implantation partout, y compris en Judée-Samarie ( la Cisjordanie). »

Vous n'hésitez pas à parler d'apartheid, un terme polémique…

Le terme n'est polémique que pour les défenseurs de la politique israélienne. Il y a deux régimes en place en Cisjordanie. Les colons ont tous les droits accordés par l'État israélien. La population palestinienne, elle, vit sous un régime militaire qui ne lui donne aucun droit individuel. Tout ce qui rentre et sort de ce territoire, les biens et les personnes, est sous contrôle israélien. L'état civil palestinien est contrôlé par Israël.

L'existence de l'autonomie dans les grandes villes de Cisjordanie est un trompe-l'œil. Elle ne sert qu'à favoriser l'occupation. En 2021, maître Yehudit Karp, l'ancienne adjointe au procureur général,disait : « Apartheid est le terme utilisé par la loi internationale pour qualifier le genre de régime mis en place dans les territoires occupés. »

Le 7 septembre dernier, Tamir Pardo, l'ancien patron du Mossad, a déclaré : « Les mécanismes israéliens de contrôle des Palestiniens, depuis les restrictions de mouvement jusqu'à leur placement sous la loi martiale, alors que les colons juifs dans les territoires occupés sont gouvernés par des tribunaux civils, sont à la hauteur de l'ancienne Afrique du Sud. » CQFD.

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Vous décrivez un Israël coupé en deux camps opposés, « ceux qui sont d'abord juifs, et ceux qui sont d'abord israéliens ». Quel avenir possible dans un tel contexte ?

La société israélienne est fracturée dans la crise interne la plus grave depuis la création de l'État… Au point de devenir sécuritaire. Des manifestations inédites, immenses, rassemblent des centaines de milliers de personnes chaque semaine. Qui assurera la défense du pays ? Qui portera les armes ? Le mouvement prodémocratie touche des milliers de réservistes qui, déjà, ont annoncé qu'ils ne serviront pas une dictature, parmi eux près de 60 % des pilotes, du personnel navigant et des officiers de salle d'opération, qui ont cessé de venir effectuer des périodes de réserve.

Des grands patrons de la haute technologie, le moteur de l'économie israélienne, affirment eux aussi qu'ils s'installeront à l'étranger s'il n'existe pas dans le pays un système judiciaire indépendant. Les médecins partent aussi, il y a une fuite des cerveaux. La crise touche déjà l'économie. La question se pose aussi pour la diaspora. Les juifs de l'étranger peuvent-ils s'identifier avec un Israël dirigé par des ultranationalistes, des religieux messianiques homophobes et racistes ? Nous allons vers une crise constitutionnelle. La situation semble bloquée, c'est une vraie confrontation, plus qu'un bras de fer.

Benyamin Netanyahou n'est-il pas pris à son propre piège ?

Netanyahou n'est pas du tout un otage. Sa coalition, 64 députés sur 120, est très solide mais en cas d'élections anticipées, selon tous les derniers sondages, elle perdrait le pouvoir et n'a donc aucun intérêt à aller aux urnes. D'autant que Netanyahou aurait du mal à trouver d'autres alliés. Mais c'est lui qui a mis sur pied cette coalition, nationaliste, messianique et ultraorthodoxe qu'il préparait depuis 2020.

Il choisit de rester sur cette ligne. Je ne suis pas dans sa tête, mais à mon sens, il pense que cela va lui réussir, à l'image du modèle illibéral hongrois, de Viktor Orban, avec qui il est très proche. Il a, certes, toujours été un maître de la tactique opportuniste, qui lui a toujours bien servi, mais il ne faut pas oublier qu'en fin de compte, c'est lui qui décide et agit.

Selon moi, Benyamin Netanyahou est un idéologue, sur la ligne de son père l'historien Benzion Netanyahou, pour qui le peuple juif est menacé de destruction depuis l'Antiquité. La nation palestinienne n'aurait été créée que pour attaquer Israël. Son fils l'a développé dans ses livres programmes publiés en 1993 et 1995 que bien peu relisent aujourd'hui.

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Ceci étant dit, tout peut toujours arriver, des raisons médicales, son procès qui traîne toujours… Les Saoudiens pourraient exiger qu'Israël fasse de vrais pas en faveur des Palestiniens et de l'OLP en échange d'un accord de paix, historique entre les deux pays. Mais cela déclencherait une crise majeure avec les annexionnistes du Likoud, les sionistes religieux et les membres de Puissance juive, le parti kahaniste d'Itamar Ben-Gvir. Netanyahou est-il prêt à aller jusque-là ? On verra s'il parviendra à résoudre cette quadrature du cercle.

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Commentaires (20)

  • Râleur & fainéant

    Oh, surprise pour moi... Mal informé sans doute, la démocratie est en danger en Israël ?
    L'article est cependant révélateur, citoyens réveillez vous, il est encore temps !
    Là comme ailleurs, les radicaux et les tenants de la même religion pour tous, sans choix possible ni respect ont le pouvoir, qu'en penser ?!
    cdt.

  • Freedom

    Kermit12 : 11. OK. Alors pouvez-vous me citer une seule chose que les juges US n’auraient pas dû faire vis a vis des mises en examen de Trump ?

  • rosemad

    Si Netanyahu était, comme le prétendent certains, avide de s’enrichir, il démissionnerait de ce poste tellement difficile et deviendrait conseiller spécial d’un grand groupe américain par exemple avec une indemnité de plusieurs millions de dollars par an, ou ferait quelques conférences dans le monde entier et serait payé au minimum un ou deux millions par conférence…quand on voit ce qu’un très mauvais ex président comme Obama peut gagner en une année on imagine combien lui pourrait être riche…