Tribune 

La thèse de Julia Cagé et Thomas Piketty est « une fable historique », selon l’historien Nicolas Roussellier

Nicolas Roussellier

Historien, spécialiste d'histoire politique

Le spécialiste de l’histoire politique française regrette le « schématisme » du nouvel ouvrage des deux économistes, « Une histoire du conflit politique ». Selon lui, l’électorat de Macron n’est pas « le plus bourgeois de l’histoire ».

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Le livre de Julia Cagé et de Thomas Piketty, « Une histoire du conflit politique », est-il en mesure de réenchanter la gauche ? Permet-il de tracer une perspective gagnante pour les prochaines échéances électorales ? Redonne-t-il l’espoir ?

On connaît déjà en deux mots la thèse des auteurs, elle est à la fois historique et politique : elle s’appuie sur une longue étude du passé électoral avant de déboucher sur une analyse de notre situation présente. Le schéma général tient dans ces deux notions de « bipartition » et de « tripartition » qui associent classes sociales et blocs politiques. Pour les auteurs, la « bipartition » entre la gauche et la droite est un gage de clarté politique et de progrès social comme à l’époque du Front populaire, par exemple. La « tripartition », au contraire, est un facteur de paralysie qui rejaillit négativement sur les classes populaires qui se retrouvent divisées. Nous sommes aujourd’hui dans cette situation de tripartition : un bloc « social-écologique » à gauche (la Nupes) fait face à un bloc central macroniste et à un bloc « national-patriote » regroupant droite et extrême droite.

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Erreurs de faits et schématisme

Disons-le tout de suite, la lecture exhaustive de ce gros livre de 851 pages, touffu, mal construit, et adepte de l’écriture blanche des « sciences sociales », n’emporte pas du tout la conviction. Le travail considérable de collecte des résultats électoraux aux Archives nationales, la saisie des données et la mise en carte effectués par toute une équipe de « petites mains » n’est pas en cause. Incontestablement, les graphiques mais surtout les superbes cartes mis à la disposition du public via le site internet offrent une base de données d’une très grande valeur : une mine dans laquelle tout le monde pourra puiser, à commencer par les enseignants.

Ce ne sont pas les données qui sont en cause mais leur interprétation. Visiblement, le livre a été écrit à marche forcée, laissant passer de nombreuses erreurs de faits, de noms et de situations. Premier exemple : la « tripartition » entre 1880 et 1910, opposant un bloc de gauche (socialistes et radicaux), un bloc centriste (les républicains opportunistes) et le bloc de droite. Certes, la période n’est pas prolifique en termes de législation sociale mais, pourtant, toutes les grandes réformes, depuis les lois scolaires jusqu’à la Séparation de 1905, sont portées par une majorité qui englobe la gauche (parfois l’extrême gauche) et les républicains modérés. Dans les moments clés, il y avait bipartition, et non tripartition. Deuxième exemple : il y aurait « bipartition » dans la République gaullienne installée en 1958. Certes, les Trente Glorieuses ont allié croissance économique et progrès social et cela continue dans les années 1960. Mais peut-on écrire sérieusement qu’il y a eu une « fusion » de tous les courants de centre droit et de droite dans le gaullisme ? Démocrates-chrétiens, républicains indépendants et libéraux compris ? Cela marche tellement bien, cette « fusion », que dix ans après, c’est un outsider non gaulliste, Giscard, qui est élu président. Il est élu contre la gauche et contre le gaullisme (Chaban-Delmas). Alors « bipartition », « tripartition » ?

Inutile de multiplier les exemples. Tout l’aspect historique du livre est raté en raison d’un vice de forme qui a consisté à vouloir capter des données d’une très grande hétérogénéité à la fois dans l’espace et dans le temps pour les faire entrer dans un lit de Procuste à deux vitesses. Le schéma de « tripartition » et de « bipartition » est comme plaqué sur une réalité beaucoup plus diverse de partis et de tendances politiques. Le schéma n’embraye pas sur le réel. C’est en fait la vie politique avec sa mosaïque de régions (les « tempéraments régionaux »), de frontières invisibles mais rémanentes (le facteur religieux même après le déclin de la pratique) et de cultures intellectuelles qui disparaît sous la montagne de données et sous le schématisme qui tente d’en rendre compte.

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Le « conflit » est ramené à une binarité qui est présentée comme l’essence d’une « bonne » vie démocratique même si, de temps à autre, les auteurs mentionnent les fragilités de ces « blocs » et la diversité des tendances. Mais, pour l’essentiel, la pluralité des courants politiques français disparaît ou n’existe plus que par allusion : elle ne forme plus que le décor et non la substance de la démocratie. En miroir de la binarité des blocs politiques, la bipolarité sociale entre « classes populaires » et catégories « riches » traverse l’ensemble de la démonstration, sur un siècle et demi d’évolution de la société française. Le mouvement de convergence des classes moyennes salariées est ainsi largement et curieusement négligé.

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Des extrapolations surréalistes

Mais venons-en à l’essentiel : l’analyse « politologique » du présent. Qu’en est-il de la situation de « tripartition » présente : le bloc macroniste, notamment, peut-il être présenté comme « le plus bourgeois » de l’histoire ? Sa base électorale est-elle étroite et fragile ? Peut-on espérer réunir les classes populaires actuellement divisées en termes de géographie sociale (c’est le point le plus intéressant du livre, notamment pour expliquer l’effondrement de la participation) entre employés urbains, ouvriers périurbains et classe populaire des villages ? Une nouvelle formule programmatique de la gauche (fiscale, redistributive, restauratrice des services publics, anti-concurrence débridée, protectionniste tout en restant pro-européenne) peut-elle séduire le peuple désuni ? De la tripartition, peut-on croire au scénario d’un passage à la bonne et saine bipartition ?

Désolé d’être rabat-joie, mais là non plus cela ne fonctionne pas. « Electorat bourgeois » pour Macron ? Certes la « performance » du macronisme dans les catégories supérieures est incontestable. Seulement, pour parler d’électorat « bourgeois » et donc d’étroitesse et de fragilité de cette base, il faudrait que le candidat Macron soit faible dans les classes populaires et les classes moyennes. Or, ce n’est pas le cas, sauf à tomber dans le pur sophisme. Car, si l’on considère la structure de l’électorat, c’est l’aspect foncièrement composite qui apparaît. Sur 100 électeurs de Macron, on trouve 24 cadres supérieurs mais aussi 27 professions intermédiaires, 22 employés, 16 ouvriers et 12 professions indépendantes. Le candidat Macron n’aurait jamais gagné l’élection de 2017 et celle de 2022 avec « l’électorat le plus bourgeois de l’histoire » ! Par définition, une élection se gagne par le pôle social moyen, comme l’avait fait Mitterrand en 1981.

La méthode Piketty-Cagé est donc constamment faussée. Les auteurs pointent des tendances qui sont statistiquement vraies mais tentent d’en déduire des réalités qui ne peuvent être que des extrapolations et des artefacts d’enquête. Parler de « blocs » à l’heure de la crise historique des partis politiques, au moment où on ne devrait même plus utiliser le terme de « forces » politiques, paraît surréaliste. Rabattre le vote des électeurs sur leur situation sociale figée (pour retrouver la bonne et rassurante « alliance de classes » d’où sortira comme un lapin magique une victoire électorale) à l’heure où les situations professionnelles, les trajectoires de vie n’ont jamais été aussi mobiles, ascendantes et descendantes, c’est sociologiquement très contestable. Ne pas prendre en compte le phénomène de l’électeur disponible pose aussi problème : beaucoup d’électeurs et d’électrices ne se reconnaissent plus ni dans une identité politique transmise (la fidélité au vote communiste d’autrefois ou la fidélité au vote PS entre 1981 et 2017) ni dans une identité sociale de classe. Nombreux sont ceux qui décident de leur vote à la dernière minute (27 % des électeurs ont pris leur décision la veille et le jour du scrutin présidentiel de 2022).

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Il y a probablement une crise des classes sociales entendues dans leur sens traditionnel et matériel mais il y a, d’une manière encore plus certaine et bien documentée, une crise de la classe sociale subjective. Le comportement électoral du XXIe siècle contient une forte dimension de volatilité et d’imprévisibilité. En ce sens, l’idée qu’un mouvement politique doit être « gazeux » est une formule plutôt très bien trouvée ! Sur un plan plus philosophique, on pourra dire aussi que penser la nature de la démocratie comme la coïncidence entre le social et le politique a rarement mené à des expériences gouvernementales d’une totale harmonie. On peut préférer une autre approche : que la vraie notion d’émancipation pour un électeur ou une électrice consiste à se donner la capacité de juger les choses par lui-même ou par elle-même.

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La gauche a probablement perdu pas mal de voix en continuant à assigner les gens dans des cases sociales. Elle aggravera son cas en restaurant le schéma binaire qui placerait les « classes populaires » à un pôle et les « riches » à un autre. Une fable historique ne garantit en rien le retour du conte de fée en politique.

BIO EXPRESS

Historien, Nicolas Roussellier a consacré ses recherches à l’histoire politique et notamment à l’histoire des transformations constitutionnelles de la démocratie au XXe siècle. En 2015, il a signé « la Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France. XIXe-XXIe siècles » chez Gallimard.

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