Le kibboutz à Kfar Aza
Un kibboutz à Kfar Aza

La stratégie d’Israël va opérer un virage à 180 degrés: « Ils prennent au sérieux le discours apocalyptique du Hamas » (interview)

Celine Bouckaert
Celine Bouckaert Journaliste au Vif

Co-directeur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation Jean Jaurès, David Khalfa revient sur les exactions commises par le Hamas, et le virage à 180 degrés opéré par Israël. « Les Israéliens sont dos au mur, ils veulent laver l’affront, et surtout rétablir leur capacité de dissuasion », déclare-t-il. Interview.

Samedi dernier, le Hamas, au pouvoir depuis 2007 dans la bande de Gaza et ennemi juré d’Israël, a lancé une offensive à l’aube, en plein Shabbat, le repos hebdomadaire juif. Il a tiré un déluge de roquettes sur Israël, se frayant un passage à coup d’explosifs et bulldozers à travers la barrière séparant Gaza du territoire israélien, pour attaquer positions militaires et civils.

En Israël, plus de 1.200 personnes ont été tuées, pour la plupart des civils, dont plus d’une centaine dans le seul kibboutz de Beeri et au moins 270 lors d’une rave party, près de Gaza, selon les autorités. Côté palestinien, le bilan des bombardements s’est alourdi jeudi à 1.354 morts, selon les autorités de Gaza.

A la tête d’un « gouvernement d’urgence » formé avec Benny Gantz (un leader de l’opposition), le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, a promis que le Hamas serait « écrasé », après une rencontre avec le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken.

En quoi l’attaque du Hamas constitue-t-elle un basculement pour Israël ?

David Khalfa : Depuis un peu plus de dix ans, les islamistes du Hamas et l’État d’Israël s’affrontent à intervalles relativement réguliers, dans le cadre de conflits limités dans le temps comme dans l’espace. Ce ne sont pas des guerres à haute intensité, mais des conflits qui se caractérisent par des attaques et des représailles. Jusqu’à présent, la stratégie d’Israël était une stratégie d’endiguement, c’est-à-dire que le Hamas était un ennemi féroce, aux capacités militaires substantielles avec une véritable montée en gamme capacitaire. Cependant, la menace était tolérable, car le Hamas n’est pas simplement un groupe paramilitaire terroriste, mais aussi un mouvement sociopolitique. D’une part, il vise à maintenir son emprise sur la bande de Gaza, et à y assurer une gouvernance très autoritaire, et d’autre part il cherche à s’imposer comme le fer de la lance de la lutte contre Israël et à s’emparer du leadership de l’ensemble du mouvement palestinien aux dépens du Fatah de Mahmoud Abbas.

Israël estimait que cette dialectique politico-militaire obligeait le Hamas à un minimum de prudence, car il lui fallait prendre en compte les desideratas de la population civile dans la bande de Gaza. Les leaders du Hamas sont millionnaires, mais la population croule dans la misère. Et c’est un facteur qui a influencé le processus de décision israélien : le danger pouvait être contenu étant donné que le Hamas n’avait pas intérêt objectivement à entrer en conflit avec Israël. Par ailleurs, les leaders du Hamas négociaient depuis plusieurs mois une trêve de longue durée avec Israël, sauf qu’évidemment le Hamas a dupé Israël.

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu s’est engagé à détruire le Hamas. Israël y parviendra-t-il?

Dorénavant, Israël ne se contentera plus d’affaiblir militairement le Hamas, mais il détruira ses capacités militaires. Ce sera une opération militaire extrêmement complexe avec des incursions terrestres, l’infanterie, le génie mécanisé, les blindés, et les forces spéciales. C’est une guerre de haute intensité à laquelle se prépare Israël et, qui pourrait durer des semaines, voire des mois.

Israël estime qu’il n’a pas le choix, que c’est une guerre de nécessité. Les Israéliens sont le dos au mur, ils veulent laver l’affront, et surtout rétablir leur capacité de dissuasion, car les ennemis d’Israël regardent ce qui se passe. La vulnérabilité identifiée par le Hamas l’a été aussi par le Hezbollah et l’Iran. Ils sont dans une stratégie d’encerclement d’Israël. Ajourd’hui, l’Etat hébreu combat sur tous les fronts : dans la bande de Gaza, sur le territoire israélien (il y a toujours des miliciens en territoire israélien) dans le sud du pays, en Cisjordanie, au Liban et même en Syrie.

Nous sommes déjà dans une guerre régionale. Nous ne sommes pas encore dans une haute intensité, ce qui arriverait si le Hezbollah se joignait aux hostilités, ce qui est malheureusement probable. Désormais, il y a un changement à 180 degrés de la stratégie israélienne qui était fondée sur une philosophie défensive, des barrières physiques et électriques, des caméras intelligentes, des capteurs : tout ce système a montré sa fragilité en l’absence de troupes massifiées et préposées au sud du pays. Désormais, les Israéliens ont compris qu’il ne pouvaient plus se permettre d’être dans des frappes classiques de dissuasion, mais qu’il fallait aller au-delà du rétablissement de la dissuasion et détruire les têtes militaires du Hamas, les responsables de cette boucherie.

Qu’adviendra-t-il des otages retenus par le Hamas ?

La prise d’otages par le Hamas va compliquer passablement la donne et entraver la progression des forces spéciales, car c’est une problématique à laquelle Israël n’a jamais été confrontée et d’ailleurs aucune armée occidentale au sens où le nombre total d’otages est considérable.

Il est possible de sauver des otages, mais pas de libérer tout le monde, car un grand nombre d’entre eux vont mourir dans les feux croisés sur le terrain. Cependant, la destruction du Hamas est possible, la preuve, c’est que l’État islamique opérait lui aussi en milieu urbain, que lui aussi était soutenu par les populations civiles qui disposaient d’un proto-état qu’ils appelaient le califat. L’EI a été en grande partie détruit, mais le prix à payer sera très élevé à la fois pour les Israéliens et les Palestiniens. Israël est prêt à en payer ce prix, il a déjà payé le prix du sang, avec les massacres les plus importants de juifs depuis la Shoah.

Les Israéliens ont l’impression que la guerre de 1948 n’est pas terminée, que c’est une guerre pour leur existence. Ce n’est pas un énième conflit, ce n’est pas une énième flambée de violence, ils ont été envahis par des commandos de tueurs qui ont commis des exactions inqualifiables. Pour leurs ennemis, c’est une guerre d’éradication, d’extermination. Les dirigeants du Hamas ne s’en cachent pas, ils le disent haut et fort. Aujourd’hui, les Israéliens prennent au sérieux le discours apocalyptique de leur adversaire.

Coincés, les civils de Gaza risquent également de le payer très cher…

Evidemment, dans ce type de conflits, les populations civiles sont toujours les premières victimes. Pour une raison très simple : on peut critiquer les bavures des armées occidentales, mais elles ne ciblent pas de manière intentionnelle les civils. Tandis que la stratégie de belligérants asymétriques, -et notamment les groupes terroristes islamiques comme le Hamas-, consiste précisément à obliger les armées à frapper fort. Car plus le nombre de victimes côté palestinien sera élevé, plus le Hamas va utiliser et brandir ses victimes comme une arme rhétorique visant à diaboliser l’adversaire, à le rendre détestable aux yeux de la communauté internationale et à le déshumaniser. L’objectif est que des pressions se fassent entendre, qu’elles se retournent contre Israël, et qu’elles l’obligent à arrêter son opération militaire.

Les victimes sont considérées par les groupes asymétriques comme un atout stratégique : soit comme des auxiliaires pour du renseignement humain, soit comme boucliers humains, comme fait souvent le Hamas, en postant des civils sur les toits où se cachent des leaders du mouvement islamiste pour que l’armée israélienne ne puisse pas les frapper. Pour ce qui est des otages israéliens, enfants, femmes, vieillards, on peut imaginer qu’Hamas va utiliser un certain nombre d’entre eux comme des boucliers humains, et pour des mises en scène parfois macabres d’exécutions, ce qui n’est pas du tout inconsidéré au vu des crimes de masse qu’il a commis dans le sud d’Israël. Il a déjà exécuté une douzaine d’otages thaïlandais. Ce sont des comportements de Boko Haram ou de l’État islamique.

Le Hamas avait pourtant adopté une stratégie de normalisation : il a toiletté sa sémantique truffée d’antijudaïsme et d’antisémitisme anti apocalyptique. La nouvelle charte est toujours aussi radicale, mais il a gommé les aspérités antijuives, antichrétiennes, et antioccidentales. Là, on se voit qu’il se comporte, en tout cas dans le mode opératoire, comme Daech. Ce qui signifie qu’il se contrefiche de l’image qu’ils renvoient à la communauté internationale. Ils sont dans le sentiment de toute-puissance avec une idéologie mortifère qui vise à semer le chaos et la terreur.

Le soutien de la population palestinienne au Hamas faiblira-t-il?

On a assisté à des scènes de joie et de célébrations de ces attaques terroristes avec parfois des corps mutilés exhibés devant une foule en liesse. C’est évidemment le reflet d’une infrastructure idéologique. Il y a des décennies que le Hamas contamine par son idéologie mortifère la jeunesse palestinienne enrôlée de force, notamment de très jeunes soldats. Ceux-ci sont éduqués dans une philosophie qui glorifie le martyr. Ce travail idéologique, qui innerve toute la société palestinienne dans la bande de Gaza via des prêches dans des mosquées, des prises de parole de professeurs dans les écoles, et les camps d’entraînement qui ont lieu tous les étés, expliquent la haine. Ces manifestations de haine sont le résultat de ce travail idéologique en profondeur que le Hamas a fait ces dernières années, d’autant qu’en face ils ont une autorité démonétisée, de la corruption avec un chef vieillissant. Il est donc tout à fait imaginable que certains Palestiniens soient révulsés par cette violence, mais force est de constater que très peu prennent la parole pour la dénoncer.

En revanche, ce qui frappe sur les réseaux sociaux, c’est qu’il y a des activistes pro-palestiniens du monde arabe qui ont soutenu dans un premier temps l’opération du Hamas, mais qui dans un second temps, face aux images d’enlèvement, de jeunes femmes, d’enfants, de bébés, de vieillards, se rendent compte que les violences sont en train de se retourner contre eux, qu’elles déshonorent la cause palestinienne, l’islam, et les arabes et qu’ils risquent d’être associés à un gang de terroristes qui ont commis des massacres de masse. Et c’est très intéressant, car il semble que c’est nouveau, il y a eu une onde de choc très importante. Il y a donc le début d’un débat, mais je n’ai pas connaissance de ce débat au sein de la société palestinienne.

Qui, hormis le Hamas, représente encore la cause palestinienne ?

La société civile est quasi inexistante, car le Hamas a écrasé toute contestation dans la bande de Gaza. Il y a eu des manifestations ces derniers mois contre l’augmentation du coût de la vie, contre la gouvernance autoritaire du Hamas, mais elles auraient été écrasées dans la violence. Il n’y a pas de syndicat, il n’y a pas de société civile structurée au sens où on l’entend en Europe, avec des syndicats, une presse libre, etc.

La situation est la même en Cisjordanie. Mahmoud Abbas est un autocrate qui exerce son pouvoir de manière extrêmement personnelle. Il n’y a pas eu d’élections depuis 14 ans, et donc il y a une absence de vie démocratique, car elle est liée aussi à l’occupation israélienne, mais ce n’est pas la seule cause : il y a aussi cette dérive autocratique des dirigeants palestiniens de part et d’autre part, ce qui explique qu’il y a très peu de voix qui s’expriment pour manifester leur réprobation de cette violence terroriste.

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