Au bout d’un champ de terre grasse et noire, cette fameuse terre ukrainienne qui colle aux bottes dès qu’il pleut, une première camionnette, une seconde, une fourgonnette, une autre… Jamais le cimetière du village de Hroza n’a accueilli autant de convois qu’en ce mardi 10 octobre 2023. Jamais autant de messes n’ont été dites devant tant de tombes fraîchement creusées. Portées par le vent froid, des prières résonnent de partout : ici une litanie en vieux russe récitée par le père Vorobiov, barbe blanche et croix à huit branches, là un chant mortuaire ukrainien par un jeune aumônier militaire, en treillis sous sa tunique dorée. Leurs prières se mêlent aux subits ronflements des sirènes, quand trois nouveaux cercueils couverts de satin rouge sont à leur tour déchargés d’une estafette.
« On se lamente depuis cinq jours : eux, qui sera là pour les enterrer ? », murmure un villageois en voyant passer les croix frappées du même nom de famille, Kozyr. C’est ainsi : il n’y a plus aucun Kozyr à Hroza. Andriy, le père, est mort au combat à la veille de ses 50 ans, et a été inhumé dans ce même cimetière cinq jours plus tôt. Sa tombe est la seule où flotte le drapeau bleu et jaune des héros ukrainiens. Mais une heure plus tard, ce même jeudi d’automne, un missile est tombé sur sa famille et les amis du village réunis pour l’occasion. Dans les cercueils écarlates, ce 10 octobre, on inhume donc le fils et la belle-fille d’Andriy, ainsi que sa mère. La veuve, la fille et les beaux-parents d’Andriy, ce sera pour un peu plus tard.
Nous sommes sur la route reliant Kharkiv à Louhansk (occupée par les Russes depuis 2014), à une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau de Koupiansk, où se trouve la ligne de front. Hroza, 330 habitants avant le conflit, est un village tout plat, dont le nom signifie « orage » en ukrainien et en russe. Des maisons modestes se dressent de part et d’autre d’une ligne droite où des vélos silencieux slaloment entre les nids-de-poule. Comme souvent, une statue de soldat soviétique inconnu, sorte de gros bibendum dans ses bottes de l’Armée rouge, rend hommage aux soldats « glorieusement tombés » en 1943 pour libérer le secteur de « l’envahisseur allemand ». Des chiens divaguent le long de clôtures colorées. Un vieil homme roule ses cigarettes, assis sur le banc de sa maison. Prostré, à l’image du village, figé dans le souvenir de ce premier jeudi d’octobre…
Ce jour-là, il fait encore beau et doux. La région profite d’un été indien qui réchauffe une dernière fois les maisons mais aussi les tranchées ukrainiennes, à quelques kilomètres de là. A Hroza, chacun ou presque a été averti que les Kozyr organisent un repas de deuil dans la salle des fêtes du Spoutnik, l’épicerie-café du village, en hommage à Andriy. Sa belle-fille, Nina, jeune femme solaire de 20 ans, l’a répété ici et là : « Venez jeudi ! » Ainsi va la vie dans ce coin d’Ukraine, tout le monde se connaît, chacun est un peu cousin. Nina elle-même est tombée amoureuse de son ami d’enfance, Denys Kozyr, 24 ans, le fils d’Andriy. Beaucoup promettent d’être présents : le défunt était un homme courageux, un « vrai Ukrainien », son parcours le prouvait.
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