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"Allahu Akbar" Place de la République : "Comment cette insulte à la décence a-t-elle été possible ?"
"L’ordre public a été troublé à deux titres : par les heurts qui ont eu lieu en cours et en fin de manifestation ; par l’apologie du terrorisme que constituait à lui seul, dans le contexte des pogroms du 7 octobre, le soutien publiquement apporté aux « combattants » du Hamas et qu’explicitaient pancartes, tags et slogans."
Dimitar DILKOFF / AFP

"Allahu Akbar" Place de la République : "Comment cette insulte à la décence a-t-elle été possible ?"

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Dans une tribune, Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, relève que le cumul de deux anomalies a permis la tenue de la manifestation polémique place de la République, en soutien à la cause palestinienne, ce 19 octobre.

Le 19 octobre 2023, soit douze jours après les atrocités perpétrées par le Hamas, s’est tenue Place de la République, à Paris, une manifestation de soutien à la « résistance palestinienne » à Gaza. Des slogans haineux contre les « sionistes », de tonalité antijuive, ont été proférés par une foule surexcitée. Des « Allahu Akbar », confirmation du caractère islamiste de la manifestation, ont été scandés. Les cris de « Israël assassin, Macron complice » ont été vociférés sous une forêt de drapeaux palestiniens et turcs. Et même des tags antisémites ont été inscrits sur des façades d’immeubles. C’est l’exécration de la présence juive en Palestine qui, à l’évidence, inspirait les participants et non la défense d’une solution juste et durable au conflit israélo-palestinien. L’ordre public a été troublé à deux titres : par les heurts qui ont eu lieu en cours et en fin de manifestation ; par l’apologie du terrorisme que constituait à lui seul, dans le contexte des pogroms du 7 octobre, le soutien publiquement apporté aux « combattants » du Hamas et qu’explicitaient pancartes, tags et slogans.

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Comment un tel rassemblement (de trois à quatre mille de personnes) a-t-il pu se tenir au cœur de notre capitale, alors que la dépouille de Dominique Bernard vient d’être portée en terre, que le péril terroriste est à son comble et que nos ambassades sont mises à sac dans plusieurs pays musulmans ? Comment les appels à la paix civile et à l’unité nationale lancés par le Chef de l’État ont-ils pu être à ce point méprisés ? Comment cette insulte à la décence, comme aux sentiments de la grande majorité de nos compatriotes, juifs et non juifs, a-t-elle été possible ? Par le cumul de deux anomalies.

Anomalies

Première anomalie : cette manifestation a commencé alors qu’elle était interdite par arrêté préfectoral. Le droit de manifester est une liberté publique, mais il doit être concilié avec l'exigence constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public. Aux termes de l’article L 211-1 du code de la sécurité intérieure : « Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique ». En vertu de son article L. 211-4 : « Si l'autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, elle l'interdit par un arrêté qu'elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu ».

En l’espèce, le rassemblement était organisé par l'association CAPJPO Europalestine et par le « Nouveau Parti anticapitaliste », celui-là même qui avait publié un communiqué soutenant le raid des terroristes du Hamas sur Israël, ainsi que les « moyens de lutte qu’ils et elles ont choisis pour résister ». Le préfet de police a estimé à juste titre, tant au regard du contexte et du climat ambiant qu’au vu des informations fournies par les services de renseignement, que la manifestation était de nature à troubler l’ordre public. Il l’a donc interdite.

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Toutefois, l’interdiction n’empêche plus aujourd’hui les activistes d’occuper la voie publique car ils savent que, même après sommation, la police ne charge plus les attroupements illicites. Du moins ce qui s’appelait « charger » lorsque les ministres de l’intérieur s’appelaient Raymond Marcelin et Charles Pasqua. La manifestation interdite a donc investi facilement la Place de la République.

Face aux manifestations interdites, mais qui ont cependant lieu, les pouvoirs publics trompent leur humiliation en entretenant l’illusion selon laquelle « il y aurait eu encore plus de manifestants et de troubles si la manifestation n’avait pas été interdite » et en faisant valoir que la participation à une manifestation interdite est un délit pouvant donner lieu à interpellation. Ce second point est exact, mais, en pratique, seule est appréhendée une faible fraction des manifestants ayant bravé l’interdiction. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : l’autorité de l’État est bafouée lorsqu’un rassemblement se déroule malgré son interdiction.

L'intervention du tribunal administratif

Seconde anomalie : le tribunal administratif de Paris (le même qui avait suspendu l’expulsion de l’imam Iquioussen, jugeant que la mesure « portait une atteinte grave et manifestement disproportionnée à sa vie privée et familiale ») a suspendu l'interdiction préfectorale de la manifestation, alors que celle-ci était en cours. Motif : « Il ne résulte pas de l'instruction, et en particulier de la note des services spécialisés établie en vue de la présente manifestation, que le rassemblement projeté présenterait un risque particulier de violences, à l'encontre d'autres groupes ou des forces de l'ordre ». L’arrêté préfectoral porterait donc, selon le tribunal, « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester ».

Comment retenir une atteinte « manifestement » illégale au droit de manifester, alors que, d’une part, le code de la sécurité intérieure exige seulement que le préfet ait des raisons suffisantes d’« estimer » qu’une manifestation « est de nature » à troubler l’ordre public et que, d’autre part, le risque d’atteinte à l’ordre public par apologie des exactions du Hamas était sérieux ab initio ? La suite des évènements a montré que ce risque d’apologie était tellement sérieux – tellement sûr, à vrai dire, compte tenu de la position des organisateurs – qu’il s’est réalisé et s’est accompagné d’actes de violences contre les forces de l’ordre et contre les biens. 23 manifestants ont été interpellés : 13 en raison de leur « participation à un attroupement après sommation de se disperser », neuf pour « participation à un groupement en vue de commettre des violences ou dégradations », une pour avoir commis des « violences sur personne dépositaire de l'autorité publique avec arme ».

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Le juge administratif a fait ici un usage immodéré d’un pouvoir d’appréciation que, dans son contrôle des activités de police, il maniait jadis avec retenue. Mais la pratique des « référés administratifs », institués par une loi du 30 juin 2000, a transformé ce contrôle en véritable pouvoir de substitution du juge à l’autorité compétente. Le juge s’est ainsi affranchi de la lettre de la loi puisque, en matière de « référés libertés », la loi de 2000 (codifiée à article L. 521-2 du code de la justice administrative) a limité le pouvoir du juge de suspendre un acte administratif ou d’adresser des injonctions à l’administration à la nécessité de sauvegarder une liberté publique à laquelle l’administration aurait porté une « atteinte grave et manifestement illégale ». En se substituant à l’autorité compétente sans disposer de son ouverture de champ, ni de son expertise technique, le juge s’expose, comme ici, à être désavoué par les faits, tout en désarmant l’État. Et, à l’occasion, à révéler ses biais idéologiques.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne