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ReportagePêche

Au mépris de l’écologie, le port de Lorient veut importer du poisson depuis Oman

Lorient est le premier port de pêche français en valeur. Le projet à Oman inquiète les pêcheurs.

Lorient s’associe au Sultanat d’Oman pour construire un immense port donnant sur l’océan Indien. Des poissons seront importés par avion, provoquant le rejet des pêcheurs locaux et des écolos.

Lorient (Morbihan), reportage

« Cela paraît pathétique de se rendre jusqu’à Oman pour chercher du poisson », s’étonne Laurent Tréguier, patron du chalutier Côte d’ambre. Également président du groupement de gestion des pêcheurs-artisans de Lorient, ce pêcheur spécialisé dans la langoustine est, comme beaucoup de ses collègues, plus que circonspect sur le projet de construction d’un mégaport au Sultanat d’Oman. Soutenu par la région Bretagne et, surtout, par la communauté de communes Lorient Agglomération, un consortium franco-omanais va en 2024 poser la première pierre d’un port de pêche international à Duqm, sur la mer d’Arabie.

Le port de Lorient-Keroman (un nom prédestiné à ce partenariat, baptisé Ker’Oman), via sa société de gestion, investit lui aussi dans ce projet dantesque et exotique de 25 hectares, soit cinq fois sa taille. Une fois l’ensemble portuaire terminé, vers 2026, le mégaport ambitionne — selon Lorient Agglomération — de recevoir et de traiter près de 200 000 tonnes de produits de la mer annuellement. Ensuite, ce seront 500 000 tonnes d’ici une décennie, voire 1 million de tonnes à plus long terme.

De Lorient au Moyen-Orient

Pourtant premier port de pêche en France en valeur et second en volume, le port de Lorient-Keroman voit baisser d’année en année les quantités de produits de la mer qui y sont débarqués. Les raisons sont multiples : les zones de pêche perdues avec le Brexit, le plan de sortie de flotte ou encore l’augmentation du prix du gazole. Ainsi, environ 26 000 tonnes de produits de la mer étaient pêchées en 2013, contre environ 18 000 aujourd’hui.

« L’activité pourrait être en danger demain et le devoir des élus est de trouver des solutions pour l’avenir, explique Pascal Le Liboux, vice-président de Lorient Agglomération chargé de l’économie. Il va s’agir de compenser la baisse de ressources par d’éventuelles importations. Dans un premier temps, nous pensons exporter du savoir-faire et de la technicité à Oman, mais ce qui est remis en cause par les écologistes, et cela peut s’entendre, c’est la partie importation. »

Les poissons qui seront importés sont sensiblement les mêmes que dans les eaux européennes. © Guy Pichard / Reporterre

Une polémique est effectivement apparue localement à partir d’un article de Ouest-France, où l’on pouvait lire que « l’approvisionnement en produits de la mer en provenance d’Oman pourrait permettre aux acheteurs du port de Lorient d’avoir du poisson frais arrivé en avion-cargo ». Écologistes et pêcheurs locaux ont tout de suite été d’accord sur le non-sens d’un tel débarquement de marchandises. D’autant que les poissons évoqués sont sensiblement les mêmes que dans les eaux européennes, à majorité de types pélagiques, comme du thon, du maquereau et de la sardine.

« Aujourd’hui, tout le monde cherche du poisson et le marché est plus dans une logique de demande que d’offre », explique à Reporterre Maurice Benoish, qui possède lui-même 25 % de Ker’Oman et qui en est président. Dans la plaquette du projet téléchargeable sur le site de Lorient Agglomération, la communauté de communes vante le projet aux entreprises bretonnes avec notamment « un environnement économique et fiscal propice ».

Des poissons volants… par avion ?

« Évidemment que la partie importation en avion a fait réagir, mais transporter du poisson surgelé en cargo, cela fait déjà un peu moins polémique. Les modes de transport sont donc encore à définir », explique Pascal Le Liboux, de Lorient Agglomération.

Outre son activité de pêche, le port de Lorient voit transiter près de 80 000 tonnes de produits de la mer par an à travers ses mareyeurs et ses transformateurs, qui ne verraient pas d’un mauvais œil de nouvelles importations. Maurice Benoish, le directeur de Ker’Oman, pousse plus loin le raisonnement : « Le transport par avion de poissons par Paris existe et il en arrive tous les jours de Dakar, de Mauritanie… On peut avoir un avis sur le bilan carbone de ces poissons, mais, quand on envoie un charter de touristes à l’étranger, c’est pire. Là, au moins, on nourrit les gens. »

Le port sera construit par Marsa Al Duqm Investments, un consortium détenu à 70 % par des sociétés du sultanat et 30 % par la SAS Ker’Oman. © Guy Pichard / Reporterre

Pour l’instant, le poisson provenant d’Oman n’est pas vendu sur les étals des poissonniers français, mais si les pêcheurs de Lorient s’en inquiètent, les élus écologistes du Morbihan aussi. « Selon nos calculs, le bilan carbone de ces marchandises serait dix fois supérieur à celui d’un poisson classique », affirme Damien Girard, qui est notamment élu Les Écologistes (anciennement Europe Écologie-Les Verts) de Lorient et de Lorient Agglomération. Vent debout contre le projet, il réclame avec son équipe le désengagement de Lorient Agglomération et du port de Lorient du projet.

Au-delà de la question du transport de marchandises, la structure portuaire envisagée à Oman est tellement hors norme que les conséquences de son activité sur la vie sous-marine dans les eaux omanaises se posent également. « J’ai demandé les études sur le fait que la ressource doit être soutenable, confirme Damien Girard. Comme seule réponse, on m’a dit qu’elle s’avérait quasi inépuisable et que les Omanais étaient hypersensibles sur ce point. Très bien, mais où sont les études ? »

Interrogé quant aux garanties de la bonne gestion de la biomasse sous-marine au large d’Oman, Pascal Le Liboux tient à rassurer : « Nous avons des engagements de la part d’Oman sur les techniques de pêche. Ils ont compris que pour capitaliser sur cet énorme investissement, ils se doivent de préserver la ressource. »

Conditions sur le chantier

L’énorme chantier de Ker’Oman devrait démarrer en novembre et avec lui le travail d’ouvriers, originaires pour une partie d’entre eux d’Inde ou du Bangladesh, selon Maurice Benoish. « Nous avons vérifié que les conditions sociales y étaient bonnes, c’était un des points importants lors de l’attribution des aides publiques », assure le directeur de Ker’Oman.

Rappelons tout de même que le Sultanat d’Oman est pointé du doigt pour les conditions de travail d’une partie de sa population, étrangère principalement, notamment par Amnesty International dans un rapport accablant de 2022. « Pour les ouvriers du port, des algecos ont été installés, car il fait très chaud. Ils sont climatisés, avec des toilettes, une salle de repos, etc. », ajoute Maurice Benoish.

Les pêcheurs bretons, qui coulent déjà sous les factures de carburant, voient ce projet d’un mauvais œil. © Guy Pichard / Reporterre

Face aux précautions affichées, les pêcheurs de Lorient se sentent les grands oubliés du projet Ker’Oman. La pilule ne passe pas au sein d’une profession déjà en crise, car la société de gestion du Port de Lorient investisseuse à Oman est dirigée par Olivier Le Nezet. Ce dernier est aussi président du Comité national des pêches maritimes, président du Comité régional des pêches de Bretagne ou encore président du Comité départemental des pêches maritimes du Morbihan… En clair, c’est le patron des pêcheurs en France.

« Il tient un double discours, car il se bat avec nous, les pêcheurs, contre le poisson d’importation et, en même temps, il va favoriser avec ce projet le poisson d’importation, dénonçait David Le Quintrec, patron du navire Izel Vor II, à quai fin octobre. Que ce soit certains armateurs et bon nombre de pêcheurs en Bretagne, cela nous révolte. »


Un mégaport et des sociétés privées

À la suite d’un appel d’offres lancé en 2020 par le Sultanat d’Oman, Marsa Al Duqm Investments va construire et gérer pendant vingt-huit ans le mégaport de Duqm. Ce consortium est détenu à 70 % par des sociétés du sultanat et 30 % par la SAS Ker’Oman… elle-même composée de trois associés privés (dont Maurice Benoish) à parts égales (25 %), plus la société d’économie mixte Lorient-Keroman, entreprise gestionnaire du port de pêche de Lorient. Le projet a reçu des aides de la région Bretagne et, surtout, de la communauté de communes Lorient Agglomération, avec respectivement 250 000 euros et 475 000 euros versés sous forme d’avances remboursables.

Avec ce port, la ville de Duqm compte se développer en exploitant les eaux poissonneuses de l’océan Indien et participer à la diversification économique du sultanat, qui cherche à réduire sa dépendance aux hydrocarbures. Près de 200 millions d’euros vont permettre de construire les infrastructures ; environ 70 à 80 millions d’euros serviront aux « superstructures » (de type halle à marée, dock flottant, terminal frigorifique, etc.).

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