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Pour le rabbin Arik Ascherman, « on ne peut pas effacer la colère d’un peuple opprimé »

Le rabbin Arik Ascherman né aux États-Unis et résidant en Israël depuis 1994 évoque la situation au regard de sa foi et de son engagement comme militant des droits humains opposé depuis des décennies à l’occupation de la Cisjordanie.

Publié le 2 novembre 2023 Mis à jour le 3 novembre 2023 à 16:43

Jérusalem (Israël), envoyé spécial.

Un rabbin aux côtés des Palestiniens. Infatigable opposant à l’occupation israélienne en Cisjordanie, jusqu’à en subir le prix dans sa chair, Arik Ascherman nous reçoit dans son bureau de Jérusalem ouest alors qu’il est administrativement interdit d’entrer dans les territoires occupés pendant quinze jours.

Un crève-cœur pour cet Américain né en Pennsylvanie, établi en Israël depuis 1994. Prix Gandhi pour la Paix en 2011, militant pendant vingt et un ans au sein de l’organisation Rabbis for Human Rights (les rabbins pour les droits humains), il est le directeur exécutif de l’organisation Torah Tzedek (Torah de Justice)

En tant que rabbin, comment réagissez-vous lorsque vous entendez certaines personnes, y compris des élus comme le premier ministre Benyamin Netanyahou, dépeindre le conflit israélo-palestinien comme un conflit religieux ?

Dans une certaine mesure, c’est un conflit religieux. Dans une autre mesure, il s’agit d’un conflit national et ethnique. Il s’agit de beaucoup de choses à la fois. Le fait qu’il le mentionne n’est pas en soi le problème. Pendant des années, la communauté diplomatique internationale est partie du principe que si l’on voulait résoudre des problèmes épineux comme le conflit au Moyen-Orient, il fallait laisser la religion en dehors de ça. Parce que la religion est si intraitable, si déraisonnable, si dogmatique, qu’elle empêche toute solution rationnelle.

Mais il y a de nombreuses années, j’ai assisté à une conférence proposée par le ministère norvégien des Affaires étrangères et une organisation norvégienne locale pour la paix : ils sont arrivés à la conclusion qu’on ne pouvait justement pas laisser la religion au-dehors. Si l’on veut vraiment résoudre les conflits, même si on les considère comme des conflits nationaux ou ethniques, on ne peut ignorer une force aussi puissante que la religion.

Il faut donc apprendre à travailler avec la religion au lieu d’essayer de la tenir à l’écart. Je peux vous dire qu’il y a des jours où, en tant que rabbin, je me dis que John Lennon avait peut-être raison. Nous serions mieux dans un monde sans religion et sans nationalités. Je suis honnête : selon toute vraisemblance, la religion a été plus souvent du mauvais côté de l’histoire que du bon.

La question serait donc de savoir ce que l’on fait de la religion ?

Oui. Utilisez-vous la religion pour rendre un conflit insoluble ou faites-vous partie de la solution ? Dans le judaïsme, l’islam et le christianisme, vous pouvez trouver des éléments de la tradition qui ne font que vous enfoncer de plus en plus dans le conflit mais vous pouvez aussi trouver d’autres éléments.

La question n’est donc pas que Netanyahou ait parlé de religion. Elle est de savoir où il veut en venir. S’il cite les sources juives pour parler de notre lien avec cette terre, c’est une chose. S’il les cite pour justifier la guerre, ça en est une autre.

On peut donc trouver, sans aucun doute, beaucoup de guerres et de violence dans la Bible, dans d’autres sources juives et dans l’islam aussi. Mais on nous enseigne aussi dans le livre de Michée que les nations ne lèveront plus l’épée contre d’autres nations et n’apprendront plus la guerre. Une autre source juive de l’époque talmudique, Pirkei Avot, nous apprend que l’épée vient dans le monde à cause d’une justice différée ou déniée. Les rabbins talmudiques comprenaient que l’injustice ouvrait la porte à l’épée.

« Si l’on veut vraiment résoudre les conflits, même si on les considère comme des conflits nationaux ou ethniques, on ne peut ignorer une force aussi puissante que la religion. »

Dans le deuxième Sanhédrin, on nous enseigne, et tous les écoliers israéliens le savent, que si quelqu’un vient pour vous tuer, vous vous levez plus tôt pour le tuer en premier. Nous ne sommes pas des pacifistes, bien qu’il y ait de nombreux pacifistes juifs. Je partage l’idée que nous avons le droit et la responsabilité de nous défendre. Mais si vous demandez aux gens comment ce même passage du Talmud se poursuit, vous obtenez des regards vides parce qu’ils ne le savent pas.

Alors, voilà : si quelqu’un poursuit quelqu’un avec un couteau pour le tuer, vous êtes obligé de tuer le meurtrier potentiel, non seulement pour sauver la personne sur le point d’être assassinée, mais aussi pour sauver le meurtrier de lui-même. Mais si vous aviez pu arrêter cette personne d’une autre manière et que vous l’avez tuée, vous êtes vous-même un meurtrier. Réfléchissez-y. Si vous avez une fraction de seconde, comment savez-vous ce que vous pouvez faire ? L’idée est qu’il existe un principe clair de force minimale nécessaire, et que l’utilisation de cette force est la dernière alternative, et non la première.

Notre religion est trop ancienne, trop complexe et trop fondée sur le débat : on peut donc tout y trouver. La question est donc de savoir quel choix faire pour arriver à la conclusion que vous essayez d’atteindre. Une chose est certaine en revanche sur ce que le judaïsme porte : c’est la valeur de la vie humaine, le caractère sacré de la vie humaine. Cela concerne donc la guerre.

Mais il s’agit surtout d’un conflit pour la terre. Comment le voyez-vous à partir de votre foi ?

En ce qui concerne la terre, il est clair que la Bible établit que Dieu promet la terre d’Israël au peuple juif à perpétuité. On peut certes se demander pourquoi les non-Juifs devraient considérer une promesse de Dieu dans notre Bible comme quelque chose qui les engage ? Mais, encore une fois, il convient d’analyser cela.

Tout d’abord, si Dieu a donné la terre d’Israël au peuple juif, devons-nous garder un cadeau entièrement pour nous ? D’autre part, nous voyons aussi dans la Bible qu’il y a des moments où Dieu nous ordonne d’entrer et d’occuper cette terre. Et lorsque nous le faisons sans l’ordre de Dieu, nous sommes nous-mêmes vaincus. Sommes-nous sûrs, à l’époque actuelle de notre histoire, que Dieu nous a demandé de le faire et savons-nous comment le faire ?

Si vous lisez également le Deutéronome, on nous dit que la superficie de la terre d’Israël que nous habiterons ou occuperons à un moment ou à un autre de l’histoire de l’humanité est limitée et s’étendra ou se contractera en fonction de notre comportement. Il faut se demander ce que Dieu attend de nous. Et quel serait le type de comportement qui nous rendrait indignes de vivre sur cette terre ?

L’une des questions porte donc sur la manière dont vous interprétez la tradition juive. J’aimerais pouvoir dire que la seule façon de comprendre le judaïsme est la mienne et que tous les autres ont tort. Je ne peux pas. En revanche, je peux montrer que la façon dont je comprends la tradition juive est aussi authentique que les autres interprétations, qui sont malheureusement beaucoup plus dominantes en Israël aujourd’hui.

Vous êtes très impliqué en Cisjordanie. Qu’est-il en train de s’y passer alors que les yeux du monde sont fixés sur Gaza ?

Il est vrai que ce qui est arrivé en Israël et ce qui se déroule à Gaza est d’une horreur sans nom. Cela éclipse ce qui se passe en Cisjordanie. Un mot d’abord sur Gaza. Pour les raisons que je vous ai mentionnées, certaines sources, comme le Sanhédrin, m’amènent à la conclusion très difficile que nous devons mener cette guerre légitime pour nous défendre sans blesser de civils. Et ce n’est pas ce qui se passe actuellement. Je pourrais même être amené à faire des compromis sur mes convictions si je pensais que ce que nous faisons là-bas pourrait nous apporter la paix et la sécurité auxquelles nous avons droit.

Mais le fait est que même si nous éliminions le Hamas, on peut éliminer des gens, on ne peut pas éliminer une idée. On ne peut pas effacer la colère d’un peuple opprimé. Je l’ai déjà cité, l’épée vient dans le monde à cause de la justice retardée et de la justice refusée.

L’oppression ne justifie en rien la brutalité du massacre des Israéliens auquel nous avons assisté. Il n’y a aucune justification à cela. Les otages doivent être restitués immédiatement et sans conditions. Mais il n’en reste pas moins vrai que ce qui pousse de nombreuses personnes dans les bras du Hamas, c’est l’oppression permanente du peuple palestinien.

La justification apportée à la guerre à Gaza n’existe pas en Cisjordanie. Ce qui s’y passe, c’est que les colons ont désormais les coudées franches pour mettre en œuvre les plans qu’ils avaient élaborés bien avant cette guerre. Nombre de communautés de bergers ont été anéanties ou déplacées. Dès août 2022, à Ras El-Tin. Puis en mai de cette année, à Ain Samia. En juillet, al-Baka, en août à Kibun, etc.

« Israël mérite d’être soutenu après le massacre. Il n’y a pourtant pas de contradiction entre ce soutien et le fait d’exiger d’Israël qu’il mette un terme à l’implantation des colons. »

La communauté internationale a observé un silence assourdissant. Il y a sans doute des personnes qui, estimant qu’il n’y a aucune chance de voir les Israéliens cesser d’occuper et d’opprimer, attendent naïvement que le monde vienne nous sauver. Nous avons entendu les déclarations du président Biden et de son conseiller en matière de sécurité, Jake Sullivan, sur la nécessité de mettre fin aux violences des colons, et pourtant il n’y a eu aucun changement sur le terrain.

Ce que je dis constamment aux membres de la communauté internationale, c’est que nous nous réjouissons du soutien apporté à Israël en ce moment. Israël mérite d’être soutenu après le massacre. Il n’y a pourtant pas de contradiction entre ce soutien et le fait d’exiger d’Israël qu’il mette un terme à l’implantation des colons. Mais si de nombreux membres de la communauté internationale étaient réticents à prendre des mesures significatives à ce sujet avant la guerre, ils le sont encore moins aujourd’hui.

En janvier, vous disiez : « Je crois toujours que la majorité de mes compatriotes israéliens ne veulent pas être justes. » Seriez-vous prêt à le répéter aujourd’hui ?

Oui. L’analogie que je fais avec la situation actuelle, c’est celle des Américains d’origine japonaise après Pearl Harbor. Personne n’était prêt à défendre les Américains d’origine japonaise ou presque, lorsqu’ils ont été placés dans des camps. Ce n’est que quarante ans plus tard, en 1988, que les États-Unis leur ont enfin présentés des excuses officielles et ont entamé un processus de compensation. Ils ont reconnu que ce qu’ils avaient fait était le résultat d’une combinaison de préjugés raciaux, d’hystérie en temps de guerre et d’un manque de leadership politique.

Je ne veux pas forcément tracer un parallèle entre les Japonais-Américains et les Palestiniens d’aujourd’hui, mais je pense que les trois éléments sont exactement les mêmes.

Encore une fois, j’éprouve de la compassion pour mes compatriotes israéliens. Il n’y a pas un seul d’entre nous qui n’ait pas été touché ou qui ne connaisse pas quelqu’un qui a été assassiné ou qui se trouve en captivité. Le traumatisme que nous vivons est mille fois plus important que celui éprouvé lors de la guerre du Kippour. Mais je crois que la grande majorité des Israéliens veulent être justes.

« Nous pointons du doigt les colons, le gouvernement, et ils sont responsables. Mais nous devrons aussi nous regarder nous-mêmes. Car qu’avons-nous fait ? »

Aujourd’hui, si vous leur parlez, ils diront que tous les Gazaouis sont du Hamas, qu’il faut tous les tuer. Mais, vous savez, à un moment donné, nous nous réveillerons. Si j’avais pensé que je n’avais affaire qu’à des gens incorrigiblement mauvais et sans espoir, j’aurais peut-être abandonné depuis longtemps.

Dans le cadre de la lecture de la Torah, nous avons abordé il y a deux semaines l’histoire de Noé. Lorsque ce dernier sort de l’Arche, il constate la destruction et il est dévasté. Il dit : « Dieu, comment as-tu pu faire cela ? » Et Dieu lui répond : « C’est maintenant que tu protestes ? Maintenant que tu discutes ? Vous avez travaillé sur cette arche pendant soixante ans, pour sauver votre famille. Et maintenant, vous venez à moi ? » Nous pointons du doigt les colons, le gouvernement, et ils sont responsables. Mais nous devrons aussi nous regarder nous-mêmes. Car qu’avons-nous fait ?

Vous avez mentionné Joe Biden. Il a déclaré qu’après la guerre, il ne serait pas possible de revenir au 6 octobre et que la prochaine étape était une solution à deux États. Pensez-vous que la majorité de vos compatriotes israéliens sont prêts pour cela ?

En tant qu’organisation israélienne de défense des droits de l’homme, nous disons que l’occupation doit cesser, mais il nous est interdit de prendre position sur une solution possible par rapport à une autre, une solution à deux États par rapport à une autre solution. Nous sommes dans une période liminale et comme l’a dit l’anthropologue Victor Turner, ce sont des moments de grand danger et de grande possibilité. En fin de compte, je ne parierais certainement pas mon dernier dollar, shekel ou euro sur ce qui va se passer. Mais tout est possible parce que dans un temps limité, les choses peuvent aller dans n’importe quelle direction.

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