INTERVIEW. Christophe Serra-Mallol, anthropologue : « De nos jours, la culture polynésienne valorise toujours les fortes corpulences »

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INTERVIEW. Christophe Serra-Mallol, anthropologue : « De nos jours, la culture polynésienne valorise toujours les fortes corpulences »

Dans l’ouvrage « Nourriture, abondance et identité », l’anthropologue Christophe Serra-Mallol analyse les habitudes alimentaires des Polynésiens. Des voyages transocéaniques, à la colonisation, en passant par l’installation des Américains à Bora Bora en 1942, le chercheur toulousain décortique les pratiques des « anciens » comme celles des mangeurs tahitiens contemporains. 

Par Marion Durand.

En Polynésie, 70 % de la population est en surpoids et 40 % des habitants sont obèses. Ce territoire ultramarin du Pacifique est l’un des plus concernés par les problèmes liés à l’alimentation.

Dans le cadre d’une thèse, réalisée en 2007, l’anthropologue et maître de conférences en sociologie Christophe Serra-Mallol a analysé les pratiques alimentaires et leurs représentations chez les Tahitiens, de l’époque du premier contact avec les Européens jusqu’à nos jours. Le chercheur a ainsi montré le rôle central de l’alimentation dans la vie sociale, économique et culturelle des anciens Tahitiens. En 2017, son travail de recherche a été publié dans un passionnant ouvrage, « Nourritures, abondance et identité. Une socio-anthropologie de l'alimentation à Tahiti », que nous recommandons à celles et ceux qui souhaitent aller plus loin dans le sujet.

Marion Durand : En tant qu’anthropologue, comment analysez-vous l’obésité plus importante dans les Outre-mer ?

Christophe Serra-Mallol : L’obésité plus élevée dans les territoires ultramarins est incontestablement liée à leur histoire coloniale et à la façon dont ces territoires ont été traités par la métropole. Les populations autochtones sont généralement les plus concernées par le surpoids, notamment car elles font partie des catégories sociales les plus basses. Le phénomène est similaire en métropole, les personnes en bas de l’échelle sociale ont des taux d’obésité plus élevés car elles n’ont pas accès aux aliments les plus sains ou consomment des produits issus de l’industrie agroalimentaire à bas prix, souvent de qualité très faible.

Dans le cadre d’une thèse, en 2007, vous vous êtes intéressé au cas particulier de la Polynésie…

En Polynésie, l’histoire ancienne, bien antérieure à la colonisation, peut expliquer ces taux d’obésité très élevés. L’origine des Polynésiens est maintenant établie le long d’un axe Asie du sud est, Nouvelle Guinée et les îles mélanésiennes du Pacifique ouest. Les premiers habitants ont rejoint les îles polynésiennes par la mer. C’était une colonisation extraordinaire pour une population qui ne connaissait ni la boussole, ni les cartes mais qui est parvenu à occuper tous les archipels, c’est unique dans l’histoire. On suppose ainsi que cette colonisation rapide a créé un phénomène de sélection des populations. Ces navigations transocéaniques se sont faites sur des milliers de kilomètres. Ces traversées étaient difficiles, duraient parfois un mois ou deux mois au gré des courants. Les individus qui avaient des capacités à stocker de la graisse résistaient davantage car ils étaient plus aptes physiologiquement. On suppose donc qu’une sélection s’est faite à ce moment-là et elle a continué ensuite avec la valorisation des corpulences fortes. Dans l’histoire, les chefs polynésiens sont toujours décrits comme obèses dans les textes ramenés par les Européens lors des premiers contacts.

« La boîte de conserve était considérée comme un produit de luxe »

Les populations polynésiennes ont-elles des gênes qui favorisent la prise de poids ?

La génétique joue un rôle c’est vrai mais ce n’est pas le seul facteur. Pour que le gêne s’exprime il faut que l’environnement soit favorable. En Polynésie, l’environnement est devenu favorable avec l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP - dans le cadre des essais nucléaires). Elle a bouleversé la société et a eu des impacts sur les modes de vie et d’alimentation des habitants. Jusqu’en 1950, le polynésien était un pêcheur ou un agriculteur, il pratiquait une activité physique intense. Avec l’installation du CEP, ils sont devenus salariés et ont petit à petit abandonné les activités productives. La société s’est en même temps monétisée, le Polynésien a commencé à acheter son alimentation plutôt qu’à la produire. Face à l’abandon progressif des cultures de subsistance, le poids de l’alimentation importée a alors grandi dans l’alimentation quotidienne des Tahitiens.

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Dans votre ouvrage vous parlez notamment de l’arrivée des boîtes de converses. Pourquoi étaient-elles si prisées par les Polynésiens ?

La conserve était considérée comme un bien de luxe, qui permettait de pallier les irrégularités d’approvisionnement et les problèmes de conservation des produits. Le corned-beef est devenu une des bases du régime alimentaire polynésien, comme les conserves de poisson. Durant toute la première moitié du XXe siècle, lorsqu’un foyer pouvait s’acheter des boîtes de conserve, cela montrait qu’on avait de l’argent et qu’on pouvait s’acheter des produits venant de l’autre bout du monde, donc cette pratique était valorisée socialement. Dans les années 2000, je me souviens que dans les pensions de famille des Tuamotu, on nous servait des boîtes de conserve de poissons plutôt que du poisson frais parce que c’était plus valorisé, on pensait faire plaisir aux touristes en leur offrant cette nourriture.

Comment ces aliments nouveaux, provenant de pays extérieurs, ont bousculé les habitudes alimentaires des Polynésiens ?

En Polynésie française, comme partout dans le monde du fait des mouvements de population au cours des deux derniers siècles, de nouveaux aliments sont venus s’ajouter aux aliments traditionnels. Ils ont d’abord été introduits par les Européens : pain, beurre, biscuit, bière et alcools, lait concentré sucré, café, plats en sauce. Puis l’arrivée de la colonie chinoise a permis l’introduction du riz, des sauces et des préparations du type chao men et ma’a tinito.

Les Américains, lors de l’installation d’une base militaire à Bora-Bora en 1942, ont permis l’introduction industrielle des conserves, des sucreries et soda, des sauces (ketchup, barbecue...), des chips, des biscuits. Dans les textes relatant cette période, on peut lire l’émerveillement des Polynésiens devant les capacités logistiques américaines. Le « mythe du cargo » apparaît et fait référence à ces bateaux qui viennent apporter l’abondance alimentaire.

Des rations 50 à 100 % plus importante que dans l’Hexagone

Les boissons sucrées, notamment le coca, arrive donc à cette époque avec les Américains ?

Oui, l’influence américaine pousse les habitants à consommer notamment des boissons sucrées. Les Polynésiens connaissaient la canne à sucre ou consommaient le sucre présent dans les fruits mais aucun texte ne fait mention de produits sucrés avant l’arrivée des Français puis des Américains. On peut dire que la propension culturelle au surpoids et l’abondance de la disponibilité alimentaire depuis l’installation du commerce moderne sont les principaux facteurs de la surconsommation alimentaire en Polynésie.

Vous dîtes qu’en Polynésie, bien consommer signifie consommer beaucoup. Pourquoi ?

Il y a un réel phénomène de surconsommation, avec cette notion de « manger tant qu’il y en a ». C’est le volume ingéré, l’impression physique de plaisir que procure la satiété d’un estomac bien rempli, qui guide le mode d’alimentation. En Polynésie, bien manger, c’est manger beaucoup. Le plat moyen en Polynésie est de 50 à 100 % plus important qu’une ration moyenne en métropole. C’est dans certains cas le double ! Le volume des aliments consommés constitue un facteur très important, rejoignant par là les représentations polynésiennes traditionnelles de l’obésité comme symbole de statut social élevé et aisé.

Les corpulences fortes sont-elles aujourd’hui toujours valorisées ?

Nous avons déjà montré que les fortes et très fortes corpulences étaient des signes de positionnement social en Polynésie française, jusqu’au moins la fin du XIXe siècle. De nos jours, la culture polynésienne valorise toujours les fortes corpulences. Être gros, avoir un ventre proéminent, n’est pas considéré comme négatif, mais comme « imposant ». On observe cette valorisation des corpulences fortes dans d’autres territoires, généralement dans des pays où il y a une certaine insécurité alimentaire (Maghreb, Afrique de l’Ouest).

Vous avez réalisé une enquête sur la corpulence réelle et la corpulence perçue. Que montrent les résultats ?

Dans tous les pays occidentaux, la corpulence perçue est toujours supérieure à la corpulence réelle. En Polynésie c’est l’inverse. Selon notre enquête, 51 % des personnes interrogées se percevaient suivant leur corpulence réelle, seules 4 % se voyaient comme plus corpulentes qu’elles n’étaient réellement, tandis que 45 % se voyaient comme moins corpulentes qu’elles n’étaient. C’était surtout le cas pour des hommes, se percevant comme Ma'ohi, vivant en zone rurale, et considérés comme « obèses » d’après leur IMC (indice de masse corporelle). Plus de la moitié des personnes interrogées se considèrent donc comme moins corpulentes qu’elles ne le sont en réalité. Le côté positif, c’est que quand on va sur une plage, les femmes ayant une corpulence forte se sentent bien dans leur peau.

En Polynésie, la place donnée à la nourriture est centrale. Vous écrivez que c’est « un moyen de se faire plaisir et de faire plaisir ». Pourquoi ?

Au-delà des aliments qui le composent, et de son mode de préparation qui varie de plus en plus, le ma’a Tahiti du dimanche est l’occasion de rassembler la famille ou les amis proches autour d’une abondance de nourritures, ceux pour qui se nourrir ensemble signifie autre chose qu’un simple acte biologique : un acte social fort. L’alimentation est ainsi posée comme un facteur structurant de l’organisation sociale, basé sur la transmission et en interaction avec l’évolution du milieu écologique, social et culturel.