Inceste : “Neuf fois sur dix, comme dans mon histoire, on a dit à l’enfant ‘je te crois’ mais on ne le protège pas”

Membre de la Ciivise et acteur central de la lutte contre l’inceste, Arnaud Gallais a témoigné dans un livre des viols qu’il a subis. Entretien, à l’occasion de la Journée européenne pour la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels.

Arnaud Gallais : « À la Ciivise, nous avons recueilli vingt-sept mille témoignages en deux ans, et je me suis rendu compte que je n’avais pas donné le mien. »

Arnaud Gallais : « À la Ciivise, nous avons recueilli vingt-sept mille témoignages en deux ans, et je me suis rendu compte que je n’avais pas donné le mien. » Photo Julien Daniel/MYOP

Par Julia Vergely

Publié le 17 novembre 2023 à 09h25

Le livre d’Arnaud Gallais, J’étais un enfant (Flammarion), est âpre, difficile. L’homme, 42 ans aujourd’hui, y raconte, avec la journaliste Ixchel Delaporte, une enfance noircie de violences, physiques et sexuelles, d’humiliations constantes, de maltraitances, d’alcool et de racisme. Arnaud a 8 ans quand il est violé par son grand-oncle, un prêtre missionnaire. 12 ans quand il est victime de ses deux cousins. Aujourd’hui, Arnaud Gallais est un activiste infatigable des droits de l’enfant : membre de la Ciivise, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, il est aussi le fondateur du collectif Mouv’Enfants.

Pourquoi raconter aujourd’hui votre histoire dans un livre ?
D’abord pour participer au débat public. Je suis membre de la Ciivise, nous avons recueilli vingt-sept mille témoignages en deux ans, et je me suis rendu compte que je n’avais pas donné le mien. L’enjeu était ensuite de montrer que des solutions existent. Ce livre contient des choses dures, propres à mon histoire, mais d’autres que je trouve belles, comme des rencontres ou des sources d’espoir, des pistes pour mieux protéger les enfants et éradiquer la pédocriminalité. Et puis, il y a un enjeu de transmission : le bandeau du livre, écrit par Flammarion, dit « Violé à 8 ans », j’ai moi-même un fils qui a eu 8 ans en septembre. Je n’avais pas vu cela avant de tenir le livre entre mes mains pour la première fois ! J’ai aujourd’hui des séquelles physiques de ces viols, pas des moindres – déficience respiratoire, problèmes cardiaques –, j’ai conscience que mon espérance de vie est réduite, il était essentiel pour moi de témoigner ainsi. Autre chose, que je n’avais pas du tout vu venir : quand le livre a été publié, j’ai eu l’impression de revoir l’enfant que j’étais. Le titre, J’étais un enfant, a pris tout son sens. Je me suis dit : cet enfant à qui j’en ai tant voulu, le trouvant nul, le dévalorisant sans cesse, je lui dois tout. Inconsciemment et indirectement, ce livre est pour lui.

Vous racontez votre sidération, mais surtout l’absence de réaction de vos proches quand vous dénoncez assez clairement les viols dont vous avez été victime. Ni votre famille, ni l’école, ni les professionnels de santé ne veulent voir.
On le dit à la Ciivise, le juge Édouard Durand le répète, les vingt-sept mille témoignages le racontent et c’est aussi mon histoire : neuf fois sur dix, dans 92 % des cas, on a dit à un enfant « je te crois », mais on ne le protège pas. Ce qui m’est arrivé, ce sont des violences sexuelles ordinaires, presque banales. Prenons l’exemple de Vanessa Springora : dans son cas, c’est toute la société qui a consenti, tranquillement, à ce qu’un pédocriminel déclaré, ouvertement pédophile (c’est lui qui employait le terme), continue ses agissements. Le sujet est précisément là pour moi : il faut sortir du huis clos. En posant mon histoire par écrit, je sors du huis clos familial. Évidemment ça pose problème, mes parents ont réagi, mon père cherche à me déshériter, à me déshumaniser, comme il l’a toujours fait… Mais il est important de mettre cette histoire dans l’espace public.

Pour vous sortir de la spirale de la violence dans laquelle votre famille vous enferme, vous travaillez dans de nombreuses associations. Qu’y avez-vous découvert ?
Malgré un engagement certain des salariés, je découvre d’abord des lacunes énormes en matière de formation, notamment sur la question des violences. Je vois mes collègues démunis, découvrant sur le terrain des situations qu’ils ne savent pas gérer. Doit-on laisser les personnes se démerder comme ça ? Ou bien, au nom de toute la société, devons-nous leur donner les moyens pour agir ? Je découvre aussi une grande confusion entre violence et conflits : on essaye toujours de banaliser la violence et on cherche à tout prix à maintenir le lien entre les membres d’une famille, même quand il y a un père violent. Je le découvre dans de nombreuses situations, dans des espaces rencontre pour des visites médiatisées, par exemple. On sait qu’il y a eu des violences conjugales mais non, on fait tout pour demander à la maman de faire des efforts et de faciliter le lien entre un père et son enfant… Les professionnels culpabilisent, mais ils font face au pouvoir des magistrats, à un juge qui ordonne – ce n’est pas rien, ordonner ce n’est pas n’importe quel mot ! Je découvre aussi des postes vacants, des gens sous-payés qui, surtout, font ce qu’ils peuvent.

Vous dites que la protection des enfants est l’angle mort des politiques publiques. Pourquoi ?
Il n’y a surtout aucune volonté politique pour que les choses avancent au sujet des violences sexuelles faites aux enfants. La Ciivise a fait une vingtaine de recommandations, la seule à avoir été suivie aujourd’hui est la nécessité d’un spot de campagne de prévention. C’est celle qui coûte le moins cher. Derrière, on n’a mis aucun moyen pour recueillir la parole des enfants, ni pour qu’il y ait plus de forces de l’ordre, ni pour que des psys accompagnent davantage les victimes… À quoi sert ce spot ? À rien, si ce n’est à dire « regardez, le gouvernement agit ». On a l’impression que la volonté politique s’arrête à la mise en place de commission. Dès qu’il s’agit de passer aux actions, il n’y a plus personne. C’est dramatique.

Vous racontez combien vous coûtent, encore aujourd’hui, les violences que vous avez subies. En frais médicaux, en frais de justice… Que faudrait-il faire pour aider les victimes ?
Dans ma résilience, j’ai eu la chance d’avoir toujours investi le travail pour payer mes soins. Mais combien le peuvent ? Ça a un coût de dingue pour les victimes. L’État devrait prendre le relais et proposer une vraie prise en charge adaptée à toutes et tous. Ensuite, il faut parler des coûts de procédure. Un avocat a un prix – justifié, c’est un travail de qualité – mais comment font les gens dans ce pays quand ils veulent être défendus ? Sans argent, on ne peut pas.

Il est essentiel que la Ciivise ait un pouvoir de contrainte sur les institutions.

La Ciivise doit rendre son rapport final fin novembre. Vous militez pour que la commission soit pérennisée. Pourquoi ?
En plus de répondre à toutes ses missions, la Ciivise a joué un vrai rôle de soutien social, inconditionnel. Tous les témoignages le montrent. Dire aux victimes, au nom de l’État, « je vous crois », est essentiel. Plein de gens n’avaient jamais entendu cela auparavant. Fin octobre, j’ai eu un rendez-vous avec Emmanuel Macron, et je lui ai dit précisément cela : s’il confie désormais cette mission d’écoute à une association, alors il n’a rien compris. L’État français doit jouer ce rôle, à travers la Commission. Ensuite, la suite de la Ciivise, le « volume deux » , doit être dotée d’une mission d’enquête pour pouvoir évaluer la mise en place des recommandations. Il est essentiel qu’elle ait un pouvoir de contrainte sur les institutions. Si on veut bien faire les choses, il faut mettre les moyens. [Informations sur la présentation publique du rapport de la Ciivise, le 20 novembre, à la Maison de la radio, ici, ndlr.]

Vous avez été violé, enfant, par votre grand-oncle, qui était aussi prêtre missionnaire. Vous avez donc témoigné auprès de la Ciiase, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église. Vous qualifiez aujourd’hui son aboutissement de « simulacre de reconnaissance et de réparation ». Pourquoi ?
Le rapport montre qu’il y a eu trois cent trente mille victimes en soixante-dix ans, ça représente treize enfants par jour. Pour 90 % des victimes, les faits sont prescrits. La seule réponse d’Emmanuel Macron a été de faire une photo avec Jean-Marc Sauvé, le rapporteur de la Ciase. Il y a un déni de justice monumental sur le sujet. On s’est satisfait d’une justice parallèle. Mais quelle autre institution se permettrait cela ? Ensuite, le rapport montre que 23 % des crimes sexuels ont eu lieu dans des établissements scolaires sous contrat. Pourquoi ne regardons-nous pas ce point-là de plus près aujourd’hui ? Ces écoles sont sous contrat avec l’Éducation nationale, pas avec le bon Dieu ! On laisse les choses comme ça ? Alors on consent à prendre un risque pour ces enfants. Qu’attendent-ils pour agir ? C’est un scandale d’État.

Y a-t-il un épuisement, à la fois personnel et militant, à dire et redire sans cesse les mêmes faits, les mêmes chiffres, les mêmes atrocités, dénoncer les mêmes crimes ?

Non. On répète, mais il y a tout de même des zones d’espoir, des choses qui avancent. La prise de parole d’Emmanuel Macron en 2021, quand il met en place la Ciivise, est pour moi historique. On est entendu, le message est porté. Je pourrais m’épuiser si mon objectif aujourd’hui n’était pas de créer un mouvement. Je ne veux pas me proclamer porte-parole des victimes, mais incarner pour fédérer, oui. Si on veut vraiment être une force, alors il faut s’organiser politiquement. Montrons qu’il y a un front républicain et arrêtons de reléguer systématiquement les questions des violences faites aux enfants dans les dernières priorités.

J’étais un enfant, Arnaud Gallais, avec Ixchel Delaporte, éd. Flammarion, 222 p., 20 €.

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