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Nature

Les poissons rouges, nouveaux marqueurs de l’Anthropocène

Selon le chercheur, la présence de poissons d’eau douce hors de leur région d’origine constitue une nouvelle preuve de la pertinence du concept d’Anthropocène.

Des guppys d’Amérique du Sud en France, des carpes asiatiques aux États-Unis... En 70 ans, l’humain a bouleversé la répartition géographique des poissons d’eau douce. C’est « complètement inédit », selon des chercheurs.

Poissons rouges, guppys et carpes marquent-ils notre entrée dans l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique qui serait façonnée par les activités humaines ? C’est ce que suggèrent les résultats d’une équipe internationale de chercheurs, publiés le 17 novembre dans la revue Science Advances.

Au même titre que la pollution plastique, les os de poulets industriels ou la présence de plutonium29035 dans les couches sédimentaires, la répartition géographique actuelle des poissons d’eau douce est un indicateur des perturbations infligées par notre espèce au système terrestre, assurent les scientifiques.

Pour comprendre leur thèse, il faut remonter le fil de l’histoire de notre planète. Durant des millions d’années, le déplacement des êtres vivants a été entravé par la présence de barrières physiques (montagnes, océans…) et climatiques (température de l’air, de l’eau…) : impossible, pour un palmier-dattier du Sahara, de s’établir au milieu du Grand Nord canadien, ou, pour une grenouille amazonienne, de traverser l’Atlantique afin de rejoindre les étangs méditerranéens.

Les poissons d’eau douce étaient particulièrement isolés

Les organismes qui peuplent notre globe ont évolué dans des régions « biogéographiques » distinctes, dessinées par les hasards de la tectonique des plaques. Les poissons d’eau douce ont vécu de manière particulièrement isolée : contrairement aux mammifères et aux oiseaux, qui peuvent se déplacer – dans une certaine mesure – grâce à leurs ailes et à leurs pattes, perches, lotes et gardons sont inféodés aux rivières et aux lacs où ils naissent. À l’état naturel, entre 96 et 99 % des 11 000 espèces de poissons d’eau douce sont « endémiques », c’est-à-dire présentes dans une seule et unique région du monde.

Avions, camions et cargos ont rebattu les cartes. « Ça a commencé tout doucement au XIXe siècle, quand les colons européens ont commencé à introduire des poissons qui leur étaient familiers en Australie ou en Nouvelle-Zélande, et à en ramener vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, retrace Boris Leroy, maître de conférences en écologie et en biogéographie au Muséum national d’histoire naturelle et premier auteur de l’étude parue dans Science Advances. Ça s’est vraiment accéléré après la Seconde Guerre mondiale, avec l’augmentation des échanges commerciaux. »

L’Achigan à grande bouche (ou perche truitée) est une espèce originaire d’Amérique du Nord qui a été introduite en Europe à la fin du XIX Pexels / CC / Michal Dziekonski

Un poisson rouge devenu trop gros pour son aquarium, et relâché dans la nature par son propriétaire ; un Tilapia d’Afrique parvenant à s’échapper de la ferme aquacole où il a été élevé ; un Achigan à grande bouche d’Amérique du Nord, transporté vers les cours d’eau européens pour la pêche récréative… Au total, 453 espèces de poissons d’eau douce ont été introduites – intentionnellement ou non – hors de leur aire naturelle, indiquent les chercheurs.

Les humains sont « devenus une force de changement planétaire »

Ces déplacements n’ont rien d’anodin. Durant des dizaines de millions d’années, les poissons d’eau ont évolué dans six régions biogéographiques uniques. Les auteurs de cette étude constatent désormais l’émergence d’une « super-région » dotée d’une faune commune, et couvrant tous les continents : l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Asie de l’Est, l’Océanie, ainsi qu’une petite partie de l’Afrique et de l’Amérique du Sud.

« En seulement soixante-dix ans, les activités humaines ont redessiné la géographie de la biodiversité, qui est le résultat de processus naturels d’évolution vieux de millions d’années, alerte Boris Leroy. Nous sommes devenus une force de changement planétaire. »

Évolution des régions naturelles de répartition des poissons d’eau douce en fonction du temps. Boris Leroy / MNHN

Selon le chercheur, la présence de poissons d’eau douce hors de leur région d’origine constitue une nouvelle preuve de la pertinence du concept d’Anthropocène. La découverte probable, dans des dizaines de milliers d’années, de fossiles de guppys (originaires d’Amérique du Sud) et de carpes argentées (natives d’Asie) en Europe et en Amérique du Nord témoigneront de la manière dont nous avons chamboulé le monde. « Quand les géologues du futur étudieront les époques passées de la Terre, ils verront qu’il y a eu, à un moment donné, des échanges entre tous les continents, comme s’ils étaient collés les uns aux autres. »

Cette situation est « complètement inédite » dans l’histoire récente de la planète, insiste-t-il : « On a recréé artificiellement le supercontinent de la Pangée, qui existait il y a plus de 200 millions d’années. » En guise de clin d’œil à cette aberration géologique, les scientifiques ont nommé cette super-région Pagnea, pour Pan-Anthropocenian Global North and East Asia (que l’on peut traduire par « Nord global et Asie de l’Est pan-anthropocéniens »).

Une partie des espèces introduites sont invasives

Le déplacement des poissons d’eau douce ne pose pas que des questions d’ordre géologique : il présente également un risque immédiat pour la biodiversité. Une partie des espèces introduites sont invasives. La gambusie, originaire des États-Unis, a notamment été introduite dans de nombreux pays du Sud pour lutter contre la prolifération de moustiques. « Mais elle s’y attaque aux têtards et mange tous les invertébrés », dit Boris Leroy.

Autre exemple : le goujon asiatique. Introduit à la fin des années 1960 en Europe, ce petit poisson est porteur sain d’un parasite, l’agent rosette, qui décime les populations natives. Les conséquences économiques de ces « invasions », mises en lumière dans un récent rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) se chiffrent en dizaines de milliards de dollars.

Boris Leroy s’inquiète d’autres répercussions possibles du phénomène. En introduisant des espèces hors de leur aire naturelle, l’espèce humaine crée « de nouveaux points de départ évolutifs », signale-t-il. « Pendant des millions d’années, la biodiversité a évolué isolément. La biodiversité du futur portera l’empreinte de ce qui s’est passé pendant quelques dizaines d’années à cause des sociétés humaines. On ne saisit pas encore très bien quelles en seront les conséquences. »

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