Menu
Libération
CheckNews
Vos questions, nos réponses
CheckNews

Des légionnaires mènent-ils des contrôles d’identité dans les Alpes-Maritimes, comme l’affirme le militant Cédric Herrou ?

L’agriculteur, symbole de l’aide aux migrants, a diffusé mardi 21 novembre une vidéo censée montrer des militaires de la Légion étrangère en train de contrôler l’identité d’un clandestin alors qu’ils n’y sont pas habilités. L’armée dément.
par Elsa de La Roche Saint-André
publié le 22 novembre 2023 à 9h13
Question posée sur X (ex-Twitter) le 21 novembre 2023.

«Vous faites des contrôles d’identité alors que vous n’avez pas le droit de faire des contrôles d’identité sans OPJ [officier de police judiciaire, ndlr]», lance Cédric Herrou, le contact de son véhicule utilitaire à peine coupé. Dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux par l’agriculteur militant, mardi 21 novembre, on aperçoit un migrant en train de remplir un document sur le capot d’une voiture, entouré par plusieurs militaires dont les treillis arborent notamment un patch «Légion étrangère».

L’un des légionnaires rétorque alors : «On fait pas de contrôle d’identité, monsieur.» Dans les secondes qui suivent, on entend Cédric Herrou inviter deux migrants – celui qui semble contraint à signer un formulaire et un autre qui attendait plus loin – à s’installer à bord de son utilitaire. Puis protester à nouveau, alors que les militaires s’interposent : «Vous n’avez pas le droit d’interpeller des gens, c’est une interpellation illégale.»

Comme l’a confirmé Cédric Herrou à CheckNews, la scène a été filmée mardi matin devant la gare SNCF de Breil-sur-Roya, une commune des Alpes-Maritimes frontalière avec l’Italie. La suite des événements figure dans une vidéo plus longue, diffusée par Herrou en direct sur Facebook vers 10 heures ce mardi.

A plusieurs reprises, on peut entendre ce paysan de la vallée de la Roya, devenu figure de l’aide aux migrants en France, fustiger : «Là, on a clairement l’armée qui fait le travail de la police dans la vallée de la Roya. […] L’armée c’est pour faire la guerre, ce n’est pas pour faire du contrôle d’identité dans les gares.» A peu près à mi-vidéo, une patrouille de gendarmes arrive, dont l’un se tourne vers Cédric Herrou. Ce dernier l’interpelle sur ce qu’il considère être «de la rétention de personnes et du contrôle d’identité», ajoutant plus tard : «[Les légionnaires] ne les [les migrants] ont pas laissés partir avec moi.» En face, le gendarme explique : «Ils sont sous réquisition, donc il n’y a aucun souci par rapport à ça. […] Le contrôle d’identité, on va le faire maintenant. […] Moi je fais mon travail. Eux nous ont appelés pour qu’on finisse le contrôle, donc on va faire le contrôle.»

«Rendre compte des situations»

D’après les images, au moins six membres de la Légion étrangère, qui dépend de l’armée de terre et emploie des soldats d’origine étrangère, étaient présents devant l’entrée de la gare. «Ils font partie des militaires de Sentinelle qui sont déployés dans les gares, expose Cédric Herrou auprès de CheckNews. Ils n’ont pas le droit d’intervenir, car ils sont placés là uniquement pour de l’observation.» Le militant regrette qu’au-delà de leur mission première, «ils se substituent à la police, alors qu’ils ne sont pas formés à ça et que c’est illégal», en procédant à des contrôles d’identité, et ce de manière «assez systématique». «Ce que ces deux vidéos dénoncent, c’est le fait que le ministère de l’Intérieur et la préfecture des Alpes-Maritimes utilisent l’armée pour faire le travail de la police», fait valoir Herrou. Même si un recours devant le juge administratif a «peu de chances d’aboutir», il estime qu’«on ne peut pas laisser passer ça» et envisage donc d’introduire un référé liberté.

Contactée, la préfecture des Alpes-Maritimes ne nous a pas répondu. Mais a communiqué sur les réseaux sociaux en dénonçant «la désinformation organisée par Cédric Herrou» et en apportant «son soutien aux soldats de la Force Sentinelle».

De son côté, l’état-major des armées, s’il confirme le déploiement de militaires de l’opération Sentinelle en gare de Breil-sur-Roya mardi, dément formellement qu’ils aient pu procéder à des contrôles d’identité ou à des interpellations. Les militaires ont mis en place «un échange par écrit pour s’affranchir de la barrière de la langue», raison pour laquelle on voit un migrant écrire sur une feuille de papier, précise l’état-major à CheckNews. «Le boulot des militaires, c’est de patrouiller», donc ils se contentent «de rendre compte des situations aux forces de sécurité intérieure», soit la police et la gendarmerie. Comme ces soldats agissent «en appui des forces de sécurité intérieure, ils sont en liaison permanente avec elles». Mardi, la gendarmerie est ainsi «arrivée quelques minutes après avoir reçu leur signalement». Les militaires s’en seraient ensuite remis aux forces de sécurité intérieure, qui «disposent des compétences pour accomplir tous les actes relevant de la police administrative».

De fait, en vertu du code de procédure pénale, seuls «les officiers de police judiciaire et, sur l’ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire et [certains] agents de police judiciaire adjoints» sont habilités à contrôler l’identité d’une personne (article 78-2). En particulier si ceux-ci soupçonnent que la personne a commis ou se prépare à commettre une infraction, mais également «quel que soit son comportement, […] pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes ou des biens». De même, «les agents des douanes sont habilités à relever l’identité des personnes» (article 67-1 du code des douanes). Ce n’est pas le cas en revanche des militaires employés par l’armée, qui n’ont pas la qualité d’officier de police judiciaire. Le code de procédure pénale prévoit que cette qualité est attribuée, entre autres, aux maires, aux officiers et gradés de la gendarmerie, ainsi qu’aux inspecteurs, commissaires et officiers de police (article 16 du code de procédure pénale).

La lutte contre l’immigration illégale et clandestine ne fait pas non plus partie, initialement, des prérogatives dévolues aux soldats français. Pourtant, depuis novembre 2020, elle implique aussi des forces de l’opération Sentinelle, à l’origine déployée (au lendemain des attentats de 2015) pour faire face à la menace terroriste sur le territoire national et protéger les sites sensibles, en dissuadant les passages à l’acte. Au moment de l’annonce, l’exécutif prônait déjà «une aide et un soutien aux forces de sécurité intérieure», l’idée étant que les militaires «accompagnent les policiers et gendarmes qui font des contrôles aux frontières», mais sans les remplacer, comme l’avait rapporté Libération en 2020. Notre article rappelait que, comme n’importe quel citoyen, les militaires ont le droit de retenir l’auteur d’un flagrant délit en attendant l’arrivée des forces de l’ordre. Sauf que, s’agissant d’un individu dont il existe des raisons de penser qu’il passe la frontière clandestinement, le flagrant délit ne pourrait être constaté qu’en contrôlant ses papiers.

«La vocation initiale de Sentinelle a été dévoyée»

Un état des lieux publié fin 2021 sur le site de la gendarmerie nationale, vantant «l’exemple des Alpes-Maritimes» dans la lutte contre l’immigration clandestine, mentionnait ainsi la présence de «forces Sentinelle qui patrouillent sur les chemins de montagne» dans «les vallées de la Roya-Bévéra». L’objectif étant de contrecarrer les plans des migrants qui «privilégient un passage par les Alpes» et «atteignent en quelques jours le village de Breil-sur-Roya, où ils peuvent ensuite emprunter la ligne de chemin de fer qui les conduira jusqu’à Nice». Dans la mesure où Breil-sur-Roya fait figure de point de passage majeur, cet exposé colle avec la présence de forces Sentinelle à l’entrée de sa gare SNCF.

En visite le 12 septembre à Menton, à la frontière avec l’Italie, Gérald Darmanin a annoncé des renforts pour lutter contre l’immigration clandestine dans les Alpes-Maritimes. Parmi les mesures dévoilées par le ministre de l’Intérieur figurait un passage du nombre de militaires affectés à la reconnaissance nocturne en montagne dans le cadre de l’opération Sentinelle de 60 à 120.

Le gouvernement s’inscrit donc dans la stratégie prônée en 2020, alors même qu’entre-temps, la Cour des comptes a recommandé de transférer les missions des militaires de Sentinelle aux forces de sécurité intérieure. Dans leur rapport de septembre 2022 sur l’opération Sentinelle, les magistrats financiers citaient l’état-major des armées, déplorant que «la vocation initiale de Sentinelle de lutte contre le terrorisme militarisé [ait été] dévoyée», dans la mesure où «les actions conduites dans le domaine de la lutte contre l’immigration clandestine sont prégnantes, alors que les armées n’ont pas pour mission de contribuer à cette politique».

Alors que nous lui affirmions que l’intervention filmée ce mardi par Cédric Herrou semblait justement s’inscrire dans la lutte contre l’immigration clandestine, l’état-major des armées s’est rangé derrière l’argument selon lequel, lorsqu’ils signalent la présence sur le territoire français d’individus en probable situation irrégulière, les militaires «se situent quand même dans la mission de lutte contre le terrorisme».

Mise à jour : Le 22 novembre à 12 h 05, ajout de la réaction de la préfecture des Alpes-Maritimes.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique