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ReportageEau et rivières

En pleine sécheresse, Cristaline veut privatiser une nappe phréatique

C’est sur ce terrain de plusieurs hectares que serait construite l’usine d’embouteillage, avec à terme le trafic de 80 poids lourds par jour.

Sous la terre toujours plus aride de Montagnac se trouve une nappe phréatique, profonde et étendue. Une ressource précieuse, que la mairie entend vendre à la marque Cristaline.

Montagnac (Hérault), reportage

Les vents balaient sans relâche les collines de Montagnac. Le tapis de vignes rougeoyantes contraste avec l’azur du ciel. Pas un nuage à l’horizon. Dans son domaine familial, Christophe Savary de Beauregard observe tristement le sol craquelé entre les ceps. « Il n’a pas du tout assez plu cette année », constate le vigneron. À peine 200 mm entre mars et novembre, selon son relevé pluviométrique.

Pourtant, c’est dans ce vallon asséché que le géant de l’eau en bouteille Sources Alma — connu notamment pour la marque Cristaline — entend s’installer. Car sous cette terre aride se trouve un trésor liquide : une nappe profonde, peu exploitée et très étendue. « Pour nous, il s’agit d’une ressource formidable, qu’il faut préserver et gérer comme un bien commun », dit Christophe Savary de Beauregard. Mais l’équipe municipale et l’entreprise minéralière ne semblent pas du même avis.

Christophe Savary de Beauregard est vigneron et président de l’association Veille Eau Grain. © David Richard / Reporterre

Cet aquifère karstique, qui couvre une superficie de 715 km² selon le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), aurait pu rester enfoui dans l’oubli. À Montagnac, un seul puits atteint cette eau souterraine : le forage de la Castillonne, abandonné depuis près d’une décennie.

« Il y a trente-cinq ans, deux paysans cherchaient de l’eau chaude pour chauffer des serres maraîchères, raconte le vigneron, incollable sur le sujet. Ils ont reçu une grosse enveloppe de l’Europe, et ils ont pu creuser à plus de 1 500 m. » Problème, l’or bleu qu’ils ont remonté des profondeurs dépassait à peine les 25 °C. Pas de quoi faire pousser des avocats en hiver.

La mairie souhaite vendre au groupe Sources Alma, pour sa marque Cristaline. © David Richard / Reporterre

La mairie cède le terrain et le puits en toute discrétion

Les agriculteurs ont ensuite opté pour un élevage de silures, ce gros poisson alors prisé, devenu depuis une espèce envahissante. L’entreprise a périclité. Après la mort du dernier des frères, la commune de Montagnac a racheté en 2018 le forage et les parcelles adjacentes, pour la modique somme de 30 000 euros. Pour Christophe Savary de Beauregard, comme pour la plupart des habitants, l’affaire s’était arrêtée là.

Mais l’hiver dernier, le viticulteur a découvert, en discutant avec des voisins, qu’une entreprise était venue les démarcher pour « faire passer des tuyaux sur leurs parcelles ». De fil en aiguille, il finit par remonter à la source. Le 29 septembre 2022, le conseil municipal avait validé — en toute discrétion et en grande hâte — la cession du terrain et du puits au groupe Sources Alma. Qui avait démarré fissa les négociations en vue de poser des canalisations entre le site de pompage, sur le Domaine de la Castillone, et l’usine d’embouteillage, qui pourrait s’installer le long de la départementale 613.

Christophe Savary de Beauregard réalise des relevés pluviométriques, ils attestent de la rareté grandissante des précipitations. © David Richard / Reporterre

« On est tombés des nues », se rappelle Christophe Savary de Beauregard. Pour lui comme pour les autres membres de l’association Veille Eau Grain, qui combat ce projet, la vente est entachée d’irrégularités. « Les élus ont eu à se prononcer sur une décision importante, sans avoir toutes les informations, estime-t-il. On leur a fait miroiter des emplois et une taxe foncière, et ils ont voté. »

Dans le recours déposé pour faire annuler cette délibération que Reporterre a consulté, un autre argument est avancé : « Le prix auquel les parcelles ont été vendues paraît inférieur au prix du marché. » 30 000 euros pour un forage de cette dimension : « Le groupe Alma a fait une très bonne affaire », glisse, amer, l’agriculteur. Et le village de 4 300 âmes s’est ainsi privé d’une précieuse ressource.

Un « foirage écologique »

Les données manquent sur cette masse d’eau souterraine. Le rapport d’expertise du BRGM, daté de 2016, parle d’un potentiel de production de 287 m³/h [1]. Un des permis d’exploitation délivrés aux deux paysans indiquait un volume de 1,6 million de m³ par an.

De quoi remplir aisément plusieurs centaines de milliers de bouteilles Cristaline chaque jour — entre 500 000 et 1,5 million selon les sources que nous avons pu consulter, le groupe Alma n’ayant pas répondu à nos questions.

Pour l’association Veille Eau Grain, cette perspective est cauchemardesque : « Ce forage est un foirage écologique », peut-on lire dans un de ses communiqués. Faute d’informations de la part de la mairie ou de l’industriel, les habitants ont sorti leur calculette : 88 camions par jour pour transporter les packs d’eau, un chiffre d’affaires journalier de quelque 240 000 euros… et une ressource « qui pourrait alimenter 20 000 personnes pendant quinze ans » si elle était gérée publiquement. Conclusion du collectif : la nappe et le forage « doivent être préservés pour les générations futures ».

Suite à l’arrêté d’alerte sécheresse, les fontaines de Montagnac sont à l’arrêt. © David Richard / Reporterre

Pourquoi la mairie a-t-elle ainsi abandonné sa source au géant minéralier ? Contactée, elle ne nous a pas répondu. Selon la chargée de communication du groupe Alma, la commune aurait elle-même « proposé à la société la reprise de l’ouvrage pour une éventuelle exploitation [...], afin d’éviter de devoir obturer à ses frais, pour un montant de 300 000 euros, un forage non exploité ». Autrement dit, le maire, obligé de fermer ou de remettre en état à ses frais le puits, aurait préféré le vendre au plus offrant.

Une étude pour déterminer l’impact du pompage

Pour le groupe Alma, le projet est alléchant. Le marché national de l’eau en bouteille reste florissant — 2,6 milliards d’euros en 2022— et la multinationale a parié sur la multiplication des sites de prélèvement afin de garantir son activité. Mais « rien ne se fera avant le premier trimestre 2025, quand nous aurons le rendu de l’étude d’impact qui vient d’être lancée en juillet dernier », précisait cet été à Ouest-France Samuel Vauthrin, responsable ressources en eau de Sources Alma.

Une étude attendue de pied ferme par les habitants et les associations locales, notamment France Nature Environnement (FNE). L’antenne locale s’est ainsi dite « inquiète de l’accaparement par une société privée d’une partie de la ressource en eau, et des conséquences environnementales que pourrait avoir ce projet ». Le rapport devrait notamment déterminer les potentiels impacts de ce pompage sur la ressource en eau du bassin de Thau, déjà très sensible à la sécheresse.

Il a à peine plu 200 mm entre mars et novembre, selon le vigneron. © David Richard / Reporterre

Pourrait-il affecter les autres activités dépendant de l’eau souterraine, comme la station thermale de Balaruc-les-Bains ? Y a-t-il un risque d’inversac, une remontée d’eau salée dans les nappes quand la sècheresse se fait trop importante sur le littoral ? Quid d’une possible pollution de l’étang voisin, connu pour sa production ostréicole ? Autant de questions qui détermineront la suite du projet.

En attendant ces résultats, l’association Veille Eau Grain va poursuivre ses recours devant la justice. Au milieu de son potager laissé à l’abandon par manque d’eau, Christophe Savary de Beauregard ne veut « rien lâcher » : « Cette eau appartient à tout le monde, affirme-t-il. Elle pourrait, pour le moins, servir de réserve en cas d’accident ou de pénurie. » Début décembre, la zone de Montagnac était toujours en alerte renforcée pour cause de sécheresse.

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