La scène, singulière, a rapidement fait le tour de la presse internationale. Elle est résumée en ces termes par le Corriere della Sera. “La semaine dernière, pendant la Conférence nationale des mères convoquée à Pyongyang [qui s’est tenue les 4 et 5 décembre], Kim Jong-un a tenu un discours incitant les femmes de son pays à donner davantage d’enfants à la patrie, avant d’écouter les interventions d’autres dignitaires du régime, indique le média italien. Puis, tout d’un coup, la télévision d’État a zoomé sur lui pendant qu’il respirait profondément, comme pour réprimer une envie de pleurer. Finalement, les larmes ont coulé sur son visage, et Kim Jong-un les a essuyées avec un mouchoir blanc.”

Il est certes étonnant qu’un chef d’État, et a fortiori un dictateur, pleure en public, mais c’est un autre élément qui intrigue davantage le quotidien de Milan. Cette scène n’a pas été retrouvée par un média occidental en fouillant dans les émissions nord-coréennes, mais elle a été volontairement mise en avant par le régime de Pyongyang. La preuve, “les larmes de Kim Jong-un ont été retransmises au journal télévisé national, ce qui veut dire que le chef du régime souhaitait que tout le peuple le voie ému. Pourquoi ?”

La question est d’autant plus intéressante qu’il ne s’agit pas d’un épisode isolé. En effet, depuis le 17 décembre 2011, jour où il a succédé à son père, Kim Jong-il, au poste de dirigeant suprême de la République populaire démocratique de Corée, le leader communiste a déjà versé des larmes publiquement à de nombreuses reprises, explique le Corriere della Sera, qui forge pour l’occasion l’expression de “pleurs d’État”.

“Une façon de le rendre plus humain”

Le premier exemple en date d’explosion émotive de Kim Jong-un devant ses concitoyens est aussi le moins “suspect”, puisqu’il a eu lieu lors des funérailles de son père et prédécesseur. “Dans cette matinée gelée de la fin de décembre 2011, le jeune homme avait marché des kilomètres sous la neige dans le centre de Pyongyang, entouré d’une foule également en sanglots, retrace le journal italien. Était-il simplement triste pour la perte de son père ? Ou probablement voulait-il montrer qu’il partageait la douleur du peuple pour cette grave perte ?”

L’épisode suivant date de décembre 2014, lorsque le journal télévisé coréen montre un leader ému devant des ouvriers d’une entreprise de congélation de poissons en train de lui expliquer qu’ils ont eu une saison de pêche particulièrement bonne. Un an plus tard, en décembre 2015, c’est une photographie qui immortalise à nouveau Kim en sanglots, cette fois devant le cercueil d’un homme politique.

“En octobre 2020, c’est pendant la célébration du 75e anniversaire du Parti des travailleurs que le dirigeant verse des larmes, poursuit le média centriste. Il tint alors un discours, dans lequel il remerciait le peuple ‘pour être resté en bonne santé en ces temps difficile [de pandémie de Covid-19]’.Enfin, avant les derniers sanglots de la semaine dernière, Kim Jong-un s’était également montré ému aux larmes en juillet 2022, à l’occasion d’une parade pour célébrer la victoire sur les impérialistes américains durant la guerre de Corée (1950-1953).

Voilà assez d’exemples pour tirer une conclusion : pour le Corriere della Sera, “les Nord-Coréens aiment voir les personnes s’émouvoir, et montrer que Kim Jong-un sait pleurer en public est une façon de le rendre plus humain”. Le quotidien résume ainsi la pensée de Fyodor Tertiskiy, chercheur à l’université Kookmin de Séoul, sollicité pour l’occasion.

“Le peuple pleure, et le dirigeant aussi”

Une opinion partagée par The Spectator, qui s’est lui aussi intéressé à l’apparente émotivité du dictateur. Le média de Londres abonde dans le sens du Corriere, tout en apportant de nouveaux éléments d’analyse. “Il est important pour le parti de présenter le dirigeant nord-coréen comme un chef de famille”, argumente le média britannique, qui propose à ses lecteurs un approfondissement historique sur la question.

“Chacune des trois générations du régime des Kim a cherché à se présenter comme une figure non seulement parentale, mais aussi maternelle. Sous le règne de Kim Il-sung et de son successeur, Kim Jong-il, les affiches de propagande et les poèmes présentaient souvent les deux dirigeants comme des figures maternelles. Sans leurs soins et leurs conseils, le peuple nord-coréen ne pouvait que pleurer. Aujourd’hui, sous le régime oppressif de Kim Jong-un, ce message continue d’être renforcé, notamment par l’exposition publique de sa fille de dix ans, Kim Ju-ae.”

En guise de conclusion, The Spectator rappelle les conditions compliquées dans lesquelles se trouve la population nord-coréenne. Celles-ci pourraient également constituer un élément d’explication aux larmes versées par Kim Jong-un, qui affiche ainsi sa tristesse dans un souci cette fois d’identification. “Le peuple pleure et endure les conséquences désastreuses des catastrophes météorologiques et des sanctions économiques, écrit l’hebdomadaire, et leur dirigeant en fait de même.”