Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageClimat

Dans la Manche, l’angoisse face à la montée des eaux

La maison d'Odette Nouvel, où elle vit depuis 1964, est située dans la zone rouge de Saint-Jean-le-Thomas et sera submergée d’ici 2050. Ici, en décembre 2023.

La mer s’approche dangereusement de certaines maisons de la baie du Mont-Saint-Michel. Les habitants vont devoir se préparer aux inondations. Et, pour certains, abandonner leur logement.

Saint-Jean-le-Thomas (Manche), reportage

Devant la porte de sa maison de la route de Pignochet, à Saint-Jean-le-Thomas (Manche), Odette Nouvel, 83 ans, se tient immobile pour la photo. Elle a gardé son gros manteau taupe. Il fait frais en ce mois de décembre, malgré le soleil qui donne des nuances d’aquarelle au ciel bleu de la baie du Mont-Saint-Michel. Des fleurs en pot embellissent les fenêtres aux volets blancs tachés par la rouille.

Ces murs ont vu grandir son mari Rémy. Elle s’y est installée en 1964. « Il n’y avait presque pas de maisons sur la route de la plage, seulement des dunes », se souvient l’ancienne agricultrice. Leurs deux enfants ont grandi là, au rythme de la traite des vaches, des récoltes de blé et d’orge, des marées. Puis ils sont partis. Rémy, lui, est mort en 2010, abandonnant à son tour la maison de son enfance.

Odette, elle, est toujours là. Pour combien de temps ? En juillet 2022, lors d’une réunion publique de présentation du plan de prévention des risques littoraux (PPRL) à la mairie du village, la vieille dame a découvert que sa maison est considérée en péril, menacée par les inondations. Élaboré à partir de 2017 à la demande de l’État, le PPRL identifie les zones menacées par la submersion marine dans les communes de Saint-Jean-le-Thomas, Genêts et Dragey-Ronthon.

La commune de Saint-Jean-le-Thomas n’est qu’à quelques mètres de l’eau. © Quentin Bonadé-Vernault / Reporterre

Sur les cartes annexées à la présentation, trois couleurs d’aplats : blanc pour un risque nul, bleu s’il est faible, rouge s’il est fort. Dans ces zones écarlates, il est désormais interdit de construire de nouveaux logements ou d’agrandir les existants. Au total, 295 habitations des trois communes, parmi lesquelles celle d’Odette, sont concernées.

Les habitants ont cinq ans pour mener des travaux visant à assurer leur sécurité en cas de montée des eaux : remonter le tableau électrique et les installations de chauffage, voire créer ou aménager une zone refuge en hauteur avec une fenêtre de toit à ouverture manuelle pour leur évacuation et installer un anneau sur la façade pour l’amarrage du bateau des secours.

Odette a du mal à y croire. « Il n’y a jamais eu d’inondations dans la maison, seulement dans le jardin. 15, 20 centimètres d’eau en 2021, du jamais vu », raconte la vieille dame. Vendre ? « Ça ne vaut plus rien. » Faire des travaux ? Il n’y a pas d’étage, seulement un grenier pas habitable. « Que voulez-vous qu’on fasse ? On subit et on attend de voir. »

© Louise Allain / Reporterre

« La brèche peut arriver demain »

Saint-Jean-le-Thomas et Genêts, nichés entre la Manche et les marais arrières littoraux de la Bunelle et de la Claire Douve, font partie des 126 communes littorales françaises identifiées par l’État comme devant s’adapter rapidement à la montée des eaux et à l’érosion, en lien avec le changement climatique. Le trait de côte a déjà reculé de près de 400 mètres depuis 1947.

Depuis six ans qu’il arpente le secteur, Morgan Grivaud, chargé de mission pour le Conservatoire du littoral, a déjà vu le paysage changer. La belle lumière hivernale, qui nimbe le littoral d’un halo doré, échoue à adoucir les stigmates de la plage de Saint-Jean-le-Thomas.

« Ces plaques grises qui affleurent, ce sont d’anciennes pêcheries gallo-romaines et des zones de tourbe fossilisée. Elles étaient recouvertes de plusieurs mètres de sable il n’y a pas si longtemps encore », indique-t-il en désignant de larges plaques sombres émergeant du sable. Des bancs de galets, typiques des plages soumises à de fortes tempêtes, sont apparus.

La disparition de cette dune est inéluctable, explique Morgan Grivaud. © Quentin Bonadé-Vernault / Reporterre

Au-dessus, les racines hérissées des oyats et des prunelliers dépassent de la dune arrachée. Quant aux 600 mètres de fascines, tressages de tiges souples de châtaignier censées retenir le sable installées en mars 2023, elles étaient à l’origine collées au monticule de sable ; mais en ce jour de décembre, on peut aisément se promener derrière. « On a perdu 3, 4 mètres de dune en huit mois. »

Le risque, désormais, est que la dune cède et laisse entrer la mer dans le village. À son endroit le plus fragilisé, elle ne mesure déjà plus que 7 mètres de large. « La brèche aurait pu survenir à la dernière tempête. Elle peut arriver demain, le mois prochain ou dans cinq ans si tous les facteurs sont favorables », alerte Morgan Grivaud.

Devant l’une des dunes, des fascines servent à prévenir l’érosion. © Quentin Bonadé-Vernault / Reporterre

Même pas besoin d’une tempête centennale pour cela ; une accumulation de petites tempêtes hivernales, voire la simple conjugaison d’un fort coefficient de marée et d’un puissant coup de vent d’ouest, pourrait suffire. La fine bande goudronnée de la route de la plage, juste derrière, ferait barrage un temps avant de lâcher à son tour. « Alors, l’eau salée pénétrera dans le marais de la Claire Douve et la cinquantaine habitations alentours », prédit le chargé de mission.

Un travail de Sisyphe

Cette perspective est un coup dur, mais pas une surprise. En janvier 2018, la tempête Eleanor a emporté en quelques heures 7 mètres de dunes ainsi que les murs de soutènement de deux belles villas de pierre perchées sur la plage de Saint-Jean-le-Thomas. Des habitants se sont cotisés pour aider la retraitée qui vivait dans l’une d’elles depuis vingt-sept ans à payer les 40 000 euros de travaux nécessaires pour sauver la bâtisse.

Deux ans plus tard, suite à des pluies particulièrement abondantes, les marais ont débordé. L’eau des réseaux d’assainissement est remontée par les toilettes, et a noyé des potagers. Des habitants sont restés bloqués chez eux plusieurs jours.

Des enrochements et murs de protection ont été construits pour faire face à l’érosion. © Quentin Bonadé-Vernault / Reporterre

Les communes ont alors tenté de faire barrage. Entre 1967 et 1980, 970 mètres d’ouvrages, enrochements et murs de protection, ont été construits pour protéger le bas de la falaise de Champeaux, quelques maisons du front de mer et les cabines de plage. Des big bags ont été posés sur la plage de Saint-Jean-le-Thomas en 2015, un épi expérimental en géo-composite en 2016. Puis sont venus les rechargements en sable : 3 800 m3 en 2016, 4 500 m3 en 2017, 17 000 m3 en 2018, 14 000 m3 en 2019. Un travail de Sisyphe et un gouffre financier — chaque chantier a coûté environ 100 000 euros, financés à 80 % par l’État.

En mars 2020, une vingtaine d’activistes d’Extinction Rebellion ont bloqué un rechargement de 3 000 m3 de sable. Ils dénonçaient la destruction de la laisse de mer [1], le dérangement des oiseaux gravelots à collier interrompu et surtout « l’absurdité de ces réensablements, sachant que dans cinq jours, la mer remportera le sable d’où il vient ».

Un dépôt de 15 000 m3 a malgré tout été réalisé six mois plus tard. Ce sera le dernier : il n’y a plus assez de sable disponible sur la plage de Dragey pour mener ces opérations. L’érosion, elle, se poursuit inexorablement, grignotant 5 mètres de côte par an.

Colère et inquiétude

Du côté des habitants, la colère et l’inquiétude montent au rythme du niveau d’eau. Pendant les inondations de l’hiver 2020-2021, Pierre Debost, un riverain de la route de Pignochet à Saint-Jean-le-Thomas, a décidé de lancer une pétition citoyenne pour exiger de la communauté d’agglomération et de l’État qu’ils protègent la population. Son voisin Dominique Gonthier, retraité et conseiller municipal dont la maison est en zone bleue mais le jardin en zone rouge, l’a rédigée.

Ils fustigent des décennies d’inaction et réclamaient trois choses : des travaux pour favoriser l’écoulement de la Claire Douve, le cours d’eau censé drainer le marais du même nom ; des travaux pour désobstruer la porte à flots [2] de Genêts, où la Claire Douve se jette dans la baie ; et la construction d’un ouvrage pour protéger les habitations du bas du village quand la dune cédera.

En plein marais les champs sont rapidement inondés, bien que le niveau soit encore bas à cette période de l’année. © Quentin Bonadé-Vernault / Reporterre

Le maire, Alain Bachelier, qui fut le pâtissier de la commune et enchaîne son quatrième mandat, a offert d’héberger la pétition sur le site internet du village. Elle a rapidement recueilli 816 signatures. « Ça représente 58 % de la population âgée de plus de 15 ans des trois communes. À Saint-Jean-le-Thomas, 85 % des habitants l’ont signée », précise Dominique Gonthier.

La communauté d’agglomération Mont-Saint-Michel Normandie, en charge de la gestion des milieux aquatiques et de la prévention des inondations (Gemapi), a commandé une étude globale du risque inondation sur les trois communes. En 2022, le bureau d’études a préconisé des aménagements à court terme — la restauration de la Claire Douve et des autres cours d’eau du secteur, son dédoublement en aval de la porte à flots de Genêts — et des actions de long terme, comme de nouveaux systèmes d’endiguement.

Las, leur mise en œuvre est difficile et prend trop de temps de l’avis des riverains, en raison de la complexité des démarches d’autorisation. Quant aux travaux à effectuer pour faciliter l’écoulement de la rivière, ils ne sont pas de la compétence de la communauté d’agglomération mais des propriétaires riverains, du Conservatoire du littoral et des agriculteurs et simples particuliers, comme c’était déjà le cas entre 1927 et les années 1980. Mais l’Association syndicale autorisée (Asa) censée piloter l’entretien de la rivière peine à se constituer et le nettoyage s’annonce complexe du fait de la réglementation environnementale. Quant au nouveau système d’endiguement, efficace seulement jusqu’à un certain point — inondations quinquennales à l’horizon 2075 —, il faudrait une dizaine d’années pour le faire sortir de terre.

Une autre solution commence à être envisagée : l’abandon de tout ou partie des villages. © Quentin Bonadé-Vernault / Reporterre

En outre, ces solutions ne feraient que limiter faiblement le risque à court terme, rappelle Emmanuel Bulot, chargé de mission Gemapi. « Elles ne permettraient de réduire le niveau d’une inondation majeure type 2020-2021 que de 3 centimètres en moyenne pour Saint-Jean-le-Thomas. » En parallèle, la communauté d’agglomération a donc lancé un programme d’actions de prévention des inondations (Papi). À partir de 2024, elle proposera entre autres des diagnostics personnalisés aux habitants des zones rouges du PPRL pour identifier les travaux à faire, ainsi que les financements possibles.

Abandonner les maisons ?

Une autre solution commence à être envisagée par les pouvoirs publics : la relocalisation, c’est-à-dire l’acquisition des biens les plus exposés à l’amiable et la renaturation des terrains concernés. L’étude de 2022 a mis les pieds dans le plat, en évaluant entre 45 et 96 millions d’euros le coût de ces acquisitions. La communauté d’agglomération a prévu d’étudier l’acquisition à l’amiable d’une dizaine de maisons particulièrement à risque sur l’emprise du PPRL. Quant au conservatoire du littoral, il a déjà commencé à acheter des parcelles et prévoit la déconstruction d’une habitation voisine du marais

Dans les villages, le tabou reste absolu. L’été dernier, la maire de Genêts, Catherine Brunaud-Rhyn, a invité ses administrés à une réunion de réflexion sur le centre-bourg en 2050-2100. Elle y aurait déclaré que « [les] enfants [des habitants] pourront sans doute vivre à Genêts, mais pas leurs petits-enfants ». Elle a reçu en réponse un courrier énervé de résidents lui réclamant de plutôt se concentrer sur la protection immédiate des biens et des personnes.

« On nous dit que c’est fichu, alors que rien n’a été fait ou presque »

Parmi les signataires, Huguette Marquer, habitante du quartier du Pont Neuf depuis 1982, en plein milieu d’une zone rouge. « Genêts a toujours fait face aux dangers de la mer et su rebondir. Il y a eu des digues, des canots, des remparts le long du vieux village. Nous sommes attachés à ces lieux. Et maintenant, on nous dit que c’est fichu, alors que rien n’a été fait ou presque pour limiter le risque d’inondation. Je suis triste et en colère de voir que c’est une solution pour ne rien faire », s’insurge la retraitée.

Cette réaction n’étonne pas Morgan Grivaud. Lui-même a déjà vu une habitante l’accabler de reproches, avant de fondre en larmes et de le supplier de les aider. Car l’érosion littorale charrie son lot de drames humains. « Les sociologues qui ont travaillé sur l’adaptation aux risques littoraux ont identifié toutes sortes de ressentis chez les habitants. D’abord, l’effroi, la colère, la révolte. Puis le désespoir, et enfin la résignation. Ce n’est que quand on a passé ces étapes qu’on peut envisager la suite », explique-t-il.

Le conservatoire a déposé une candidature pour le projet Life Adapto consacré au recul du trait de côte. « Si elle est retenue, nous pourrons par exemple lancer une étude paysagère et sur l’évolution des usages. » Objectif, aider les riverains à imaginer la vie quand la brèche se sera transformée en chenal puis en havre, et que de la vase puis des prés salés auront recouvert une partie du village. « Cela peut sembler dérisoire, mais ce n’est pas anodin en termes de mécanismes mentaux », assure-t-il. Odette Nouvel, elle, est rentrée dans sa petite maison de la route du Pignochet. « Je ne serai sans doute pas là pour voir tout ça. »

Fermer Précedent Suivant

legende