[DOSSIER] Anne-Laure Dotte, linguiste calédonienne : « Il suffit d'une génération pour qu’une langue disparaisse » (5/5)

A Poum, en Nouvelle-Calédonie, la linguiste Anne-Laure Dotte récolte des données sur les langues kanak auprès de la population. © Franjieh

[DOSSIER] Anne-Laure Dotte, linguiste calédonienne : « Il suffit d'une génération pour qu’une langue disparaisse » (5/5)

En matière de langue, tout repose sur la transmission, selon la linguiste calédonienne Anne-Laure Dotte, spécialiste des langues kanak. Pour sauver les dialectes ultramarins menacés, dont beaucoup reposent sur l’oralité, il faut redonner confiance aux parents et aux jeunes locuteurs, qui préfèrent souvent ne pas s’exprimer par peur de se tromper. Entretien avec la chercheuse de l’Université de Nouvelle-Calédonie (UNC).

 

La linguiste Anne-Laure Dotte, chercheuse à l’Université de Nouvelle-Calédonie (UNC) analyse depuis douze ans chaque composante des langues kanak, à la recherche de leurs spécificités. Cette maîtresse de conférences en linguistique océanienne tente de mieux connaître le patrimoine linguistique des dialectes ultramarins du Pacifique pour les protéger.

Un entretien réalisé par Marion Durand.

-Vous travaillez depuis de nombreuses années sur les langues vernaculaires de Nouvelle-Calédonie. Pourquoi cherchez-vous à mieux connaître ces dialectes ?

J’ai toujours voulu comprendre comment les langues changent, évoluent et s’adaptent. Les langues kanak, comme beaucoup de dialectes, sont de plus en plus menacées. J’analyse ce qui se perd lorsque la transmission d’une langue s’arrête. J’ai travaillé sur le iaai, parlé dans l’île d’Ouvéa, sa grammaire est tout à fait intéressante : dans le domaine de l'expression de la possession, les noms sont catégorisés en fonction du type de relations qu'on entretient avec l’objet ou selon l’action qu’on mène. En français, on a le « mon », « ton », « son » au masculin et au féminin. En iaai, il y a 23 mots différents. « Mon » poisson n’est pas le même mot que « mon » sac ou « ma » maison. Cette spécificité qui rend cette langue si unique, est malheureusement en train de se disparaître car on a tendance à simplifier les systèmes. Nous savons que les langues changent, ce qui est intéressant est de voir ce qu'on modifie dans le fonctionnement de la langue quand le mode de vie ou les rapports sociaux évoluent.

-La Nouvelle-Calédonie est le territoire ultramarin ayant la plus grande richesse linguistique. Les langues kanak sont-elles en danger ?

En Calédonie, on établit 28 langues kanak, elles sont vraiment différentes même si ce sont des langues cousines, il n'y a pas d'intercompréhension entre elles. C'est comme si nous étions sur un territoire grand comme deux fois la taille de la Corse, et que les gens parlaient italien, roumain, français, portugais, espagnol… Il y a des choses communes mais on ne serait pas capable d'avoir une conversation.

Sur le Caillou, l’état des langues est très hétérogène. Certaines comptent plusieurs dizaines de milliers de locuteurs, elles sont enseignées à l’école et nous avons un certain nombre de ressources et de documentation. Ces langues se portent relativement bien, même s'il y a toujours un risque de disparition. Mais il y a aussi des "petites langues", où il ne reste que quelques centaines, voire moins, de locuteurs et pour lesquelles il n'y a pas d'enseignement ni de ressources. C'est très variable mais de façon globale, tant que les langues ne sont pas à égalité dans les occasions de pouvoir les parler par rapport au français, leur avenir n'est pas assuré.

-Vous dîtes qu’il suffit d’une génération pour que la transmission s’arrête. Pourquoi est-ce si rapide ?

Il suffit d'une génération pour qu’une langue disparaisse. Si les grands-parents, dans leurs interactions au quotidien, parlent en français avec leurs petits-enfants, ça veut dire que la génération des parents, c'est celle-là qui a perdu le savoir. Quand on fait ce constat-là, qu'il n'y a plus d'échanges grands-parents / petits-enfants dans la langue, c'est presque déjà trop tard.

Danse traditionnelle wallisienne. Mata’utu, Wallis, fête du 14 juillet.© CNRS Photothèque / Photographe : Claire Moyse-Faurie

-Qu'est ce qui explique que des parents ou grands-parents ne transmettent pas leur langue ?

Il y a de nombreux facteurs. Certains nous disent qu’ils préfèrent parler à leurs enfants en français pour qu’ils réussissent mieux à l’école ou qu’ils trouvent un travail. Ils pensent que la langue familiale ne servira à rien. Dans ces cas-là, il y a des images ancrées sur une échelle de valeur entre les cultures, qui met des langues en opposition.

Mais il y a aussi des parents pour qui ce n’est pas un choix conscient. Cette situation est souvent subie parce qu’autour d'eux, il n'y a pas la place, pas les ressources pour transmettre la langue. Les gens ne se sentent pas suffisamment confiants et pensent ne pas avoir les capacités à transmettre correctement la langue. Ils veulent « bien parler » alors dans le doute, ils préfèrent ne pas transmettre par peur de mal le faire.

-Pourtant, pour sauver les langues menacées, la transmission est essentielle...

En matière de langue, tout repose sur la transmission. Ça ne veut pas dire que tout repose sur les épaules des familles ou sur l'école. Aujourd’hui, des générations de parents ne parlent pas la langue parce qu’on a dévolu ce rôle à l’école, or le système scolaire seul ne peut pas porter cela. Il faut arriver à reconstituer un écosystème favorable à la transmission, qui prenne en compte les écoles, les parents, les médias, les ressources disponibles, les discours politiques, etc.. Un acteur seul ne peut pas y arriver.

« La diversité, qu'elle soit linguistique, culturelle ou génétique fait notre richesse » 

-Est-ce qu’en Nouvelle-Calédonie, le nombre important de langues (28 différentes) empêche la mise en place d'un écosystème favorable ?

C'est souvent l'argument qui est donné, notamment par les politiques, on donne l'exemple de la Nouvelle-Zélande où la revitalisation du maori est un modèle. On entend dire : "c'est facile, il n'y a qu'une seule langue". On pense que chez nous, c'est trop compliqué car il y a trop de langues. Pour moi, c’est se cacher derrière des excuses faciles. Effectivement, ça demande plus d’efforts mais je refuse de dire que la diversité est un handicap ! C'est un défi supplémentaire mais il n’y a rien de positif à vouloir éradiquer la diversité pour prôner un monolinguisme. La diversité, qu'elle soit linguistique, culturelle ou génétique, c’est ce qui fait notre spécificité et notre richesse.

-Que préconisez-vous pour améliorer cet écosystème ?

La première chose à faire, c'est de rassurer les gens. Il est important d’avoir un discours positif sur les langues kanak et sur le fait de transmettre. On a beaucoup culpabilisé les gens, qui manquent de confiance dans leur capacité à transmettre. Beaucoup de jeunes comprennent la langue mais ne parlent pas par peur de se tromper. C'est ça le premier danger : faire que les gens ont honte de parler leur langue. Il faut dire qu’on peut se tromper, faire des erreurs de grammaire ou de prononciation, c'est normal, on en fait tous les jours en français et ça ne nous empêche pas de le transmettre à nos enfants. Je pense que nous avons vraiment inculqué une idée de langue hypernormée, avec une seule façon de bien parler.

-Ces modifications linguistiques participent-elles à faire évoluer la langue ?

Évidemment ! Une langue qui ne varie pas est une langue morte. Les langues s'adaptent, évoluent, changent. Elles perdent des choses mais elles acquièrent aussi des nouveaux mots, des nouveaux accents, des nouvelles prononciations. Il faut accepter ce changement comme une dynamique très positive.

Je pense aussi qu’en Calédonie discuter de la question des langues, des langues kanak, c'est tout de suite faire de la politique. C’est devenu un sujet très politisé. Dans les écoles, il peut y avoir une stigmatisation de ceux qui décident de prendre ces enseignements optionnels. La démarche à l'origine de l'introduction des langues kanak dans les programmes prônait ce destin commun, le vivre ensemble, que toutes les communautés puissent s'approprier un peu du savoir et de la culture kanak.

Anne-Laure Dotte a longtemps travaillé sur la langue d’Ouvéa, le iaai. Sur cette photo, la chercheuse échange avec une habitante de l’île.© Franjieh

-La langue est-elle, à l’image d'un drapeau, un outil politique ?

Oui parce que c'est un objet culturel. On le voit aussi avec l'occitan, le breton ou le corse. La langue est un symbole identitaire, c’est devenu un symbole partisan. Alors qu'en fait, dans le système scolaire, ça ne devrait être qu’une discipline de plus. Pour beaucoup, promouvoir les langues kanak, c'est presque promouvoir l’indépendance. On doit sortir des clivages politiques pour construire quelque chose de nouveau, un pays plus inclusif, qui promeut les spécificités de toutes les communautés qui composent ce pays. Il faut vraiment essayer de faire un pas les uns vers les autres. Je suis peut-être un peu utopiste, mais je pense que ça fonctionnera lorsqu’on sera prêt à faire l'effort de découvrir l’autre et ça passe par les langues.  

Deux tiers des langues du monde ne sont pas écrites
 

-Que perd-t-on lorsqu'on perd une langue ?

On parle beaucoup du changement climatique, de l'impact de la préservation des espèces biologiques. Mais on parle moins de la menace qui pèse sur les langues alors que ça fait trente ans que les scientifiques tirent la sonnette d’alarme. On estime qu'une langue disparaît tous les quinze jours dans le monde, à la fin du siècle, la moitié des langues du monde auront disparu. Le taux de disparition des langues est plus fort que le taux de disparition des espèces animales et végétales. Il y a urgence à les protéger car si on perd la langue, on perd toute la littérature orale liée à elle : les chants, les berceuses, les poèmes, les proverbes, les récits, les légendes. On perd aussi tous les savoirs et les techniques. En Calédonie, on a presque totalement perdu le savoir de la navigation en pirogue. Avec elle, on a perdu tout le vocabulaire lié à la pirogue, à la navigation, à la lecture des étoiles, à l’astronomie. Sans les mots, on ne peut plus reconstruire les outils. La langue est un patrimoine immatériel qui ne laisse pas de traces.

-C'est d'autant plus important dans des cultures où tout repose sur l’oralité…

Il faut rappeler que les deux tiers des langues du monde ne sont pas écrites. Il n'y a pas, comme pour le français, beaucoup d’écrits. Ce sont des langues orales donc elles sont plus fragiles. Sur les 28 langues kanak, je pense qu'il y a moins d'une dizaine de langues pour lesquelles nous n’avons aucune ressource. Pour celles qui ont des lexiques ou des petits dictionnaires, ils ne prennent pas en compte les évolutions linguistiques. Avec l’Université de Nouvelle-Calédonie, on mène un travail de numérisation des dictionnaires existants pour récupérer les données lexicales et créé un site internet en libre accès afin que chacun puisse enrichir les ressources que nous avons sur les langues vernaculaires.

-La langue permet-elle aussi une bonne maîtrise de la biodiversité locale ?

La pharmacopée ou les savoirs traditionnels liés aux plantes reposent sur la langue. Depuis des milliers d'années, les populations se sont adaptées à leurs milieux, leurs modes de vie et leurs langues ont évolué avec la nature. C'est pour cela que les déplacements massifs de populations sont dramatiques au niveau culturel et linguistique, parce qu'on coupe cette relation à l’environnement.

Si on bouleverse le milieu dans lequel les gens vivent, on va détruire des espèces animales et végétales mais on va aussi modifier leur mode de vie et donc modifier leur langue. On va perdre des savoirs et le vocabulaire en plus de l’incroyable biodiversité. Tout cela est connecté, si on veut agir sur la préservation de l'environnement, il faut agir sur la préservation des populations locales. Quand j'ai compris cela, ça m'a fait un déclic.

 

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