Alors que les négociations pour mieux encadrer le marché des crédits carbone, sous l’égide de l’Onu, ont achoppé à la COP28 de Dubaï, certains États prennent les devants. La Suisse et la Thaïlande viennent ainsi d’inaugurer le premier transfert de réduction d’émissions dans le cadre de l’Accord de Paris. Mais des critiques émanent sur l’intégrité du projet.

C’est le tout premier échange de crédits carbone entre États dans le cadre du nouveau mécanisme mis en place dans l’Accord de Paris. La Suisse a financé l’électrification de près de 2 000 bus publics, exploités par une entreprise privée, dans la métropole de Bangkok, capitale de la Thaïlande. L’objectif est une réduction des émissions de C02 de 500 000 tonnes d’ici à 2030. Un total que la Suisse va pouvoir décompter de son bilan carbone afin de respecter ses engagements climatiques.
“C’est gagnant-gagnant. La Suisse est en mesure de financer des réductions d’émissions de manière plus rentable qu’elle ne le ferait au niveau national (l’une des conditions imposées par l’Accord de Paris, ndr). Et la Thaïlande est en mesure d’attirer des financements pour transformer son secteur de la mobilité électrique”, résume Karolien Casaer-Diez, directrice de la politique climatique, des finances et des marchés du carbone en Asie chez South Pole, leader mondial de la compensation carbone, empêtré dans plusieurs polémiques en 2023.

Additionnalité


Il faut dire que le marché est particulièrement controversé après la publication de nombreuses études scientifiques ou enquêtes journalistiques révélant le manque d’intégrité des crédits carbone échangés, ceux-ci se transformant dès lors en droits à polluer. Dans le cadre de ce projet, baptisé Bangkok E-Bus Programme, les critiques n’ont pas non plus tardé à se faire entendre.
Une condition essentielle pour garantir l’intégrité de ces échanges de réduction d’émissions est celle de l’additionnalité. Dans ce dossier, cela signifie que le remplacement des bus thermiques par des bus électriques n’aurait pas pu avoir lieu sans le financement provenant de la vente des crédits carbone. Or, pour Alliance Sud, le centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement, l’additionnalité du programme Bangkok E-Bus est au “mieux opaque, et au pire inexistante”.
“En tant que spécialiste dans les technologies vertes, Energy Absolute (entreprise thaïlandaise qui génère les crédits carbone) n’aurait guère décidé d’investir dans l’achat d’autobus à moteur à combustion. D’un autre côté, il est plausible qu’un investissement majeur dans les bus électriques aurait été nécessaire”, explique Alliance Sud dans une note. Pour ses spécialistes, “les certificats de compensation ainsi obtenus ne peuvent pas remplacer les réductions d’émissions domestiques, que la Suisse cherche au maximum à retarder”. Le pays a en effet signé 14 accords climatiques bilatéraux (avec le Ghana, le Pérou, le Maroc…) permettant de tels transferts de réductions d’émissions.

Échec des négociations à Dubaï


De son côté, Energy Absolute assure que le projet n’aurait pas été viable sans le financement garanti par la vente des crédits carbone. Un porte-parole de l’Office fédéral de l’environnement suisse (FOEN), cité par le média Climate Home News, a également déclaré que seules les compensations générant des réductions d’émissions additionnelles seraient autorisées, après vérification auprès des autorités environnementales du pays hôte. “De l’avis du FOEN ainsi que des autorités thaïlandaises, c’est le cas du projet de bus électrique à Bangkok”, ajoute-t-il.
Ce premier transfert international de “résultats d’atténuation” (“Internationally Transferrable Mitigation Outcome, ITMO) ouvre dès lors la voie à d’autres accords du même type, encadrés par l’article 6.2 de l’Accord de Paris. Adopté à la COP26 de Glasgow, il fait toujours l’objet de négociations sur l’intégrité des projets pour éviter les dérives que l’on a vu se multiplier sur le marché non régulé. Celles-ci ont échoué à Dubaï et devront reprendre à Bakou à la fin de l’année. En attendant, les pays peuvent conclure des accords et commencer d’ores et déjà à s’échanger des crédits carbone. Ce qui inquiète les spécialistes.
“Étant donné l’absence d’accord sur les règles de l’article 6.2 à la COP, il sera important que la Suisse communique de façon très claire sur ce type d’initiative, commente auprès de Novethic, Gilles Dufrasne, spécialiste des marchés carbone au sein de l’ONG Carbon Market Watch. Plus fondamentalement, nous sommes d’avis que l’achat de crédits carbone ne devrait pas être comptabilisé envers un objectif de réduction d’émission. Tout au plus, cela constitue une contribution financière d’un pays riche envers un pays pauvre, pour soutenir l’action climatique de ce dernier”.

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