Un tramway incendié à Clamart, lors d'émeutes liées à la mort de Nahel, le 29 juin 2023 au sud-ouest de Paris

Un tramway incendié à Clamart, lors d'émeutes liées à la mort de Nahel, le 29 juin 2023 au sud-ouest de Paris

afp.com/Emmanuel DUNAND

L’opération était prévue depuis plusieurs jours. Le 11 janvier dernier, pas moins de 130 policiers, enquêteurs de la police judiciaire, membres de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) et du Raid ont été mobilisés en Moselle, afin d’interpeller 16 individus soupçonnés d’avoir participé aux émeutes urbaines du mois de juin 2023. Agés de 17 à 30 ans, ils sont notamment soupçonnés d’avoir violemment attaqué le commissariat d’Hagondange le 30 juin, trois jours après la mort du jeune Nahel à Nanterre, tué par un tir de police. Ce soir-là, des dizaines d’émeutiers, pour la plupart cagoulés, s’en sont pris à ce bâtiment situé à une quinzaine de kilomètres de Metz, à coups de cocktails Molotov et de pierres récupérées dans le ballast des voies ferrées voisines. "Ils se relayaient par petits groupes, ils ont mis le feu à deux voitures garées devant le commissariat, et ils ont tenté de forcer l’entrée. Au plus haut de l’attaque, ils étaient une quarantaine à se défouler en même temps", raconte Fabrice Marseu, délégué syndical d’Unité SGP Police en Moselle.

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"Les faits sont d’une extrême gravité. Notre collègue aurait pu être brûlé, voire pire. On ne pouvait pas laisser partir ces jeunes comme si rien ne s’était passé", martèle le commissaire Antoine Baudant, chef du service interdépartemental de la police judiciaire de Metz. Après le choc, ses équipes commencent un long travail d’investigation. Tous les enregistrements de vidéosurveillance du commissariat et des établissements alentour sont analysés, les images sont retravaillées afin d’obtenir le résultat le plus net possible, les réseaux sociaux sont scrutés, et les opérateurs téléphoniques réquisitionnés afin d’obtenir le précieux bornage des téléphones portables signalés cette nuit-là près du commissariat. En parallèle, de multiples preuves ADN sont récoltées par les enquêteurs, et envoyées aux laboratoires de la police scientifique pour analyse. "Ce sont des procédures très longues et très chères, qui se comptent en milliers d’euros. L’exploitation humaine de tous ces éléments nous a ensuite permis d’identifier ces 16 individus", résume le commissaire Baudant.

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Sur les 16 personnes interpellées, 15 ont finalement été mises en examen le samedi 13 janvier. Quatre sont poursuivies pour tentatives d’assassinat - un crime puni de la réclusion criminelle à perpétuité. Neuf étaient totalement inconnus des services de police, et six étaient mineurs au moment des faits, précise à L’Express le procureur de la République de Metz, Yves Bardoc. "Beaucoup de ces jeunes ont été très surpris de leur interpellation : ils ne s’attendaient pas à ce qu’on les retrouve. Certains expriment des remords, d’autres pas du tout. Il y en a qui ne savent même pas vraiment qui est Nahel", déplore de son côté le commissaire Baudant, dépité par "l’addiction massive aux réseaux sociaux" constatée chez certains interpellés. "C’est un élément majeur, qui a largement favorisé leur passage à l’acte : ils voulaient faire comme les autres, diffuser leurs images, sans aucun filtre et sans aucun discernement", regrette-t-il.

"C’est de la dentelle"

Au fil des semaines qui ont suivi les violences urbaines, les enquêteurs de Moselle ne sont pas les seuls à avoir travaillé d’arrache-pied pour retrouver leurs responsables. "Un mois après les émeutes, 300 interpellations se sont ajoutées au 3 800 réalisées pendant la commission des faits, via le travail extrêmement méticuleux de toute la filière investigation", indique la porte-parole de la police nationale Sonia Fibleuil, sans pouvoir préciser le bilan final du nombre d’interpellations depuis juin. "Les investigations sont extrêmement minutieuses, c’est de la dentelle. Et elles permettent, encore aujourd’hui, d’arrêter des suspects", abonde Agnès Aubouin, procureure de Châteauroux. Entre décembre 2023 et janvier 2024, six personnes ont été mises en examen dans l’Indre - dont quatre mineurs -, suspectées de participation à un groupement en vue de commettre des violences, dégradations par incendie de biens publics ou encore violences sur les forces de l’ordre.

"La particularité des émeutes, c’est qu’elles ont duré plusieurs nuits : les policiers ont regardé des centaines d’heures de vidéo, avec un travail colossal d’investigation qui paye aujourd’hui", résume la procureure auprès de L’Express. Même bilan dans l’Eure, où 36 personnes ont été interpellées depuis l’été, dont 20 mineurs. "Une série d’interpellations a eu lieu durant trois semaines consécutives en décembre, soit six mois après les émeutes", explique le procureur d’Evreux Rémi Coutin. Sur les 16 majeurs arrêtés, neuf ont été condamnés à des peines de prison ferme, dont quatre avec mandat de dépôt, et trois doivent encore être jugés en ce début d’année. Ils sont accusés d’avoir détruit des biens publics, notamment le centre des finances publiques de Vernon ou certaines mairies, ou de violences à l’encontre des forces de l’ordre. "Dans deux cas, de jeunes majeurs ont été interpellés pour avoir vendu ou tenté de vendre des engins explosifs illégaux à d’autres jeunes", ajoute Rémi Coutin.

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A Orléans, le constat est similaire : depuis juin, 68 individus ont pu être interpellés, dont 12 sur la seule journée du 22 novembre 2023. Ils sont notamment soupçonnés d’avoir participé aux pillages et à la dégradation d’un tabac-presse, d’un magasin de motos, d’un bus et du bureau de police de Fleury-les-Aubrais dans la nuit du 29 au 30 juin 2023, pour des dégâts s’élevant à plus de 650 000 euros. A l’issue de leur interpellation, 11 personnes ont été présentées à la justice, six ont été placées en détention et cinq laissées libres sous contrôle judiciaire. Le 15 décembre, cinq de ces émeutiers étaient condamnés à une peine d’emprisonnement, dont une assortie d’un sursis probatoire, tandis que le dernier était relaxé.

Selon le parquet d’Orléans, les réquisitions se fondent notamment sur des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux et captées par les coauteurs des prévenus - eux-mêmes "non identifiés et/ou non identifiables" -, sur lesquelles pouvaient être observés les suspects se mettant en scène "avec des objets dérobés au commissariat tels que des gilets pare-balles, des matraques ou encore des grenades". "Ces jeunes suivent absolument tout ce qui se passe sur les réseaux : ils ont vu les violences et ont eu envie de faire la même chose dans leur commune. Beaucoup ne parlent pas vraiment de Nahel, se disent un peu suiveurs… Mais les images retrouvées sur Snapchat ou autre ne peuvent pas être niées, d’autant qu’elles sont corroborées par d’autres séquences de vidéosurveillance, et surtout de l’ADN retrouvé sur les objets volés", précise à L’Express Thierry Guiguet-Doron, directeur interdépartemental de la police nationale du Loiret.

Gants, masques chirurgicaux et tessons de bouteille

Les analyses de la police scientifique ont notamment permis d’interpeller 412 individus entre le 27 juin dernier et mi-janvier 2024, selon la directrice du laboratoire de police scientifique de Paris Christel Sire-Coupet. Plus de 350 dossiers ont été reçus par l’ensemble des laboratoires depuis juin dernier, pour un total de 2 000 scellés analysés. "La plupart de ces pièces à conviction étaient des pavés, des mortiers ou mèches de mortier, des briquets, des bouteilles, des restes de cocktails Molotov", décrit Christel Sire-Coupet. Parfois, des objets anodins permettent de retrouver les coupables de dégradations. A Paris, deux profils masculins déjà connus des services de police ont pu être identifiés sur un masque chirurgical et une paire de gants laissés aux abords des lieux d’incendie de deux établissements scolaires à La Verrière (Yvelines), dont les dommages ont été estimés à plus de 20 millions d’euros.

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"Les services ont été extrêmement sollicités : des scellés ont été reçus jusqu’en novembre dernier", indique la directrice de la police scientifique de Paris. "La plupart de ces individus étaient primo-délinquants. S’ils se font interpeller plusieurs mois plus tard pour d’autres faits, leur profil correspond à nos analyses, et ils peuvent ainsi être repérés", détaille-t-elle. "Lorsque vous savez qu’un prélèvement d’analyse génétique est facturé 165 euros, et que nous en avons réalisé plus de 2 500 rien que pour les émeutes, vous comprenez que tout ceci se compte en dizaine de milliers d’euros", souligne Christel Sire-Coupet.

Idem pour l’indispensable bornage téléphonique, qui permet aux enquêteurs d’identifier quels appareils étaient présents sur les lieux des violences. "Ce n’est pas gratuit : il existe un principe de juste rémunération avec un forfait fixé par l’Etat pour chacune des opérations, que ce soit le bornage, les données d’identification ou l’accès au contenu des téléphones", indique un opérateur national à L’Express, sans préciser le tarif de ce forfait. "Les opérateurs sont de plus en plus sollicités sur le sujet", est-il simplement ajouté. Selon le rapport d’activité 2022 de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), 10 901 demandes d’accès aux données de géolocalisation en temps réel ont ainsi été réalisées en 2022, contre 5 191 en 2018 - soit une augmentation de 110 % en cinq ans.

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